L’empoisonnement d’un bébé à Lyon a mis en lumière la situation critique dans un secteur qui peine à susciter des vocations et à recruter.
L’affaire a provoqué l’effroi. Puis l’émoi. Mercredi 22 juin, quand les pompiers débarquent dans une crèche privée de Lyon, ils découvrent une fillette inanimée. Elle meurt après plusieurs tentatives de réanimation, à 11 mois, quelques heures après que son père l’a déposée entre les mains d’une auxiliaire puéricultrice, seule ce matin-là pour accueillir les nourrissons. Agacée par les cris de l’enfant, celle-ci reconnaît vite l’avoir intoxiquée au Destop, un produit chimique destiné à déboucher les canalisations.
Cette tragédie – rarissime – ne reflète pas les conditions d’accueil dans les structures de la petite enfance. Mais elle jette une lumière crue sur le malaise au sein de ce secteur et les maux auxquels ce dernier est confronté depuis de nombreuses années : une marchandisation accélérée dans le secteur privé, des conditions de travail dégradées et turn-over de plus en plus important pour pallier le manque de diplômés.
Cette pénurie est même devenue « le problème numéro un du secteur », selon Elisabeth Laithier, présidente du comité de filière « petite enfance » mis en place en janvier par le gouvernement pour répondre aux difficultés de la profession. Preuve de l’urgence, le sujet s’est invité, mercredi 6 juillet, dans le discours de politique générale d’Elisabeth Borne. La Première ministre s’est ainsi engagée à créer 200 000 places d’accueil pour répondre au besoin urgent de solutions de garde des tout-petits.
Des conditions de travail difficiles
A l’instar des Ehpad, les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) peinent à attirer les auxiliaires de puériculture, ces salariés qualifiés qui doivent représenter 40% minimum du personnel d’une crèche. En cause : une image dégradée du métier et des salaires jugés insuffisants.
Annick*, directrice d’une crèche municipale parisienne, connaît bien ce problème. Elle est en ce moment en pleine période de recrutement pour la rentrée de septembre et fait partie du jury de sélection. Dix sessions ont été organisées en juin par la mairie pour tenter de remplir ses établissements.
Mais le compte n’y est pas. Elle-même ne pourra pas accueillir les vingt bébés autorisés dans sa structure. « Pour l’instant, j’en accepte six seulement, car je n’ai pas assez de professionnelles », souffle-t-elle. Les causes de cette désaffection sont grandement liées à la pénibilité de ce travail, selon elle. « Les journées sont très fatigantes. Pendant huit heures, vous portez les enfants des autres, vous êtes dans le bruit, les pleurs. Le rythme est soutenu. »
Ce constat est appuyé par Emilie Philippe, du collectif Pas de bébés à la consigne, elle-même éducatrice : « La profession est quasi-exclusivement féminine, avec beaucoup de mères de famille. Certaines crèches ouvrent dès 7 heures : gérer les horaires décalés et ses propres enfants n’est pas évident. »
A cela s’ajoute un manque de reconnaissance, dénoncé par les premières concernées. « Beaucoup ont l’impression que travailler en crèche, c’est changer des couches, alors qu’il y a un aspect éveil et épanouissement pédagogique fondamental », insiste Emilie Philippe. Cette forme de mépris est parfois palpable du côté des parents « qui ont tendance à penser qu’on est des employés de maison, regrette Annick. Ils nous disent : ‘Vous ferez faire ci et ça à mon enfant’. Alors qu’ils s’adressent à des professionnelles, elles connaissent leur métier. »
Des salaires « misérables »
Un métier qui nécessite jusqu’à quatre ans de formation. Dans les crèches, se côtoient en effet deux types de professions : d’une part, les CAP, qui ne peuvent pas représenter plus de 60% de l’effectif total. Les 40% restant doivent justifier d’un diplôme d’Etat. Il s’agit essentiellement des auxiliaires de puériculture, dont la formation dure un an, et des éducateurs de jeunes enfants (bac +3), davantage formés sur la psychologie des petits. Enfin, les infirmiers puériculteurs (bac +4) ont le plus haut niveau de responsabilités puisqu’ils exercent les missions de santé.
Mais quel que soit le niveau de diplôme, les salaires sont jugés trop faibles. « Les CAP démarrent au smic, les auxiliaires à peine plus. C’est misérable, alors qu’ils font un travail de dingue. Dans les crèches de moins de 20 berceaux, elles gèrent tout : l’accueil des enfants, elles donnent les repas, font le ménage », énumère Fabien Marchand, délégué Ile-de-France de l’Association nationale des puéricultrices diplômées et des étudiantes (ANPDE) en Ile-de-France.
Du côté des infirmiers puériculteurs, la première paye de 1 500 euros net est également critiquée. « On commence avec 100 euros de plus qu’un infirmier alors qu’on a une année d’étude supplémentaire pour se spécialiser sur les enfants de 0 à 3 ans », regrette Fabien Marchand. « Dans le privé, en négociant, ça peut devenir intéressant, mais absolument pas dans le public », relate-t-il. Le ministre de la Fonction publique, Stanislas Guerini, a annoncé fin juin une revalorisation de 3,5% du point d’indice des fonctionnaires. Mais pas sûr que cela suffise à contenter une profession en souffrance, dont les mouvements de grève se multiplient ces derniers mois.
Des postes non pourvus
Les grandes agglomérations sont particulièrement touchées. A Lyon, la situation est alarmante, assure Steven Vasselin, adjoint au maire chargé de la Petite enfance. « Dans les crèches municipales et associatives, on atteint au moins 200 postes non pourvus », détaille-t-il. Cette pénurie engendre « du turn-over un peu partout et un recours très fort à l’intérim pour pallier les absences. Il y a encore un an et demi, la situation était difficile mais là, on arrive dans un contexte d’extrême tension : il y a des postes publiés sur lesquels on a zéro candidat. »
S’il défend une « revalorisation de ces métiers », le cœur du problème réside selon lui dans le manque de places en écoles d’auxiliaires de puériculture et d’éducateurs de jeunes enfants. Il estime que l’Etat doit augmenter son financement à hauteur des besoins, car les régions qui payent ces formations « ne pourront pas augmenter les capacités des écoles à budget équivalent ». La Fédération nationale des entreprises de crèche estime qu’il faudrait former « en urgence absolue » au moins 30 000 professionnels d’ici à 2027.
Des formations pas toujours au niveau
Face à la pénurie, les CAP d’accompagnant éducatif petite enfance (AEPE) connaissent un peu moins la crise. Mais cette certification de l’Education nationale, accessible dès la classe de troisième, demeure critiquée par les directeurs de crèche interrogés par franceinfo. Ils estiment que beaucoup d’étudiants s’engagent dans cette formation par défaut, sans être vraiment renseignés sur la réalité du métier.
Annick se montre elle aussi réservée sur le contenu des CAP – des cours généraux dont certains seulement sont spécifiques à l’enfant – qu’elle n’estime pas au niveau des tâches confiées : « Bien souvent, elles n’ont pas suffisamment de connaissances et c’est à nous, les collègues, de les former, alors qu’on a déjà beaucoup à faire. » Fabien Marchand dit avoir récemment licencié deux titulaires du CAP, estimant qu’elles mettaient en danger les enfants à leur charge. « Elles ne supportaient pas leurs pleurs et s’énervaient vite », décrit-il. « La petite enfance est devenue la voie de garage pour ceux qui ne savent pas trop quoi faire. Mais il faut avoir la vocation pour tenir dans ce métier. »
Le rapport des « 1 000 premiers jours », remis en septembre 2020 au gouvernement par le pédopsychiatre Boris Cyrulnik, estime pourtant que les « professionnels de la petite enfance devraient bénéficier d’une formation de haut niveau au regard des connaissances croissantes sur l’importance des premières années de la vie pour le développement social, cognitif, affectif et relationnel ultérieur de l’enfant ».
Des choix politiques critiqués
Les choix politiques de ces dernières années ont plutôt été dans le sens inverse de cette préconisation. En 2010, le décret Morano, du nom de la secrétaire d’Etat à la Famille de Nicolas Sarkozy, avait baissé la qualification des professionnels dans les équipes, faisant passer le taux d’encadrement par des diplômés d’Etat de 50% à 40%, pour recruter davantage de CAP. Les micro-crèches bénéficient par ailleurs d’un régime dérogatoire puisqu’elles ne sont pas soumises à cette règle.
Par ailleurs, le gouvernement s’apprête à assouplir encore les critères d’embauche via un texte qui suscite de vives inquiétudes. Ce texte, que s’est procuré Libération, prévoit qu’« à titre exceptionnel (…) des dérogations aux conditions de diplôme ou d’expérience [puissent] être accordées en faveur d’autres personnes, en considération de leurs expériences professionnelles passées et leur motivation à participer au développement de l’enfant ». En résumé : des personnes sans diplôme pourront être autorisées à travailler en crèche, en étant formées directement sur le terrain pendant 120 heures, par un tuteur.
« C’est-à-dire une salariée de la crèche, alors qu’elles sont déjà débordées et en sous-effectifs », reprend Emilie Philippe. La Direction générale de la cohésion sociale assure à Libération que des dérogations de ce type sont déjà autorisées, mais ne mentionne pas spécifiquement le « contexte local de pénurie ». Pour Emilie Philippe, « ce genre d’arrêté fait partie intégrante de la dévalorisation de nos métiers. Il véhicule l’idée que s’occuper d’enfants est à la portée de tous. On est pourtant face à l’âge le plus vulnérable de la vie. » Le drame du mois dernier à Lyon n’a fait que le rappeler.
* Le prénom a été modifié.
Juliette Campion