Alain Pons, le maire honoraire de ce village de Gironde, s’efforce depuis un peu plus d’une trentaine d’années de faire vivre la mémoire d’une famille juive déportée dans le camp d’extermination nazi en 1944.
Ce 16 juin, dans la salle de classe du collège Jacques-Prévert de Bourg-sur-Gironde, l’émotion est palpable. Sur une table, des photographies de Rachel Taytel et de ses parents ont été disposées, au côté de son certificat d’études, obtenu à Teuillac, voisine de Bourg, le 6 juin 1942. Un classeur répertorie avec soin les cartes de rationnement de la famille, des cartes de vœux, d’anniversaires, des documents officiels…
Au centre de la pièce, une malle en osier est présentée. A tour de rôle, les élèves de 3e de la classe Rachel-Taytel présentent une année scolaire de travaux autour de l’histoire de la jeune fille de 16 ans et de ses parents, déportés en 1944 à Auschwitz. Un moment important pour ces jeunes qui font partie d’une classe particulière dont l’ambition est d’approfondir le programme scolaire classique sur la seconde guerre mondiale.
La hotte du Père Noël
A l’issue de la cérémonie, un homme s’approche. Alain Pons s’appuie sur sa canne pour parvenir au centre de la pièce. « Cette malle, qui a aujourd’hui un siècle, a été, pendant de très nombreuses années, la hotte du Père Noël de Teuillac », annonce celui qui fut maire de 1979 à 2001. En 1978, un des habitants du village doit se déguiser en homme barbu habillé en rouge et blanc. Mais il lui manque une hotte.
Un grand-père d’élève de l’école communale, Gérard Juin, rapporte une malle trouvée dans son grenier, qui devrait faire l’affaire. Des habitants lui ajoutent des poignées en fer, et le tour est joué. Mais tout le monde ignore le passé de cette hotte. Il faut attendre 1985, lorsque Alain Pons demande à ses administrés de fouiller combles et greniers pour dénicher des objets, dans le cadre de la préparation du centenaire de l’école de la commune.
Parmi ces trésors, on lui rapporte des cahiers d’écolier appartenant à une jeune fille. Sur la première page, écrit à l’encre violette, un nom : Rachel Taytel. Celui qui vit à Teuillac depuis 1955 s’étonne de n’avoir jamais entendu parler de cette famille, dans un village de 600 habitants où tous se connaissent. Alain Pons découvre que ces objets et cahiers d’écolier se trouvaient dans cette malle, qui servait depuis près de dix ans de hotte au Père Noël.
L’édile se met à poser des questions. « A partir de là, j’ai compris que nous avions trouvé quelque chose de particulier. J’ai vu des gens pleurer et j’ai regardé ma population autrement. Toutes ces personnes que je connaissais depuis toujours n’avaient jamais parlé du destin tragique de cette famille », raconte Alain Pons.
Le poids de la culpabilité
Les habitants se délestent du poids de la culpabilité de n’avoir pu protéger leurs voisins, les Taytel, envoyés en camp de la mort. « Je me rends compte que cette histoire de France était aussi dans mon village, avec des traces douloureuses », poursuit-il. Alain Pons s’empare de l’histoire et commence ses recherches.
Dès 1938, la République française, qui se doute que la guerre est prête à éclater, recense, partout sur le territoire, les logements vacants. Toute la zone de Villerupt, en Meurthe-et-Moselle, pourra se rendre dans le sud-ouest de la France, et 162 personnes arrivent à Teuillac. La famille Taytel, originaire de Pologne avant de s’installer dans l’est de la France, décide de s’y établir.
Ils remplissent une malle en osier avec quelques affaires, qui restera enfouie dans le grenier de Gérard Juin pendant près de quarante ans. Les parents deviennent ouvriers agricoles, et Rachel Taytel, née en 1927, va à l’école communale. A la demande des autorités, l’édile de Teuillac recense alors les Taytel comme juifs. Tandis que la vague d’arrestations, ordonnée en 1942 par Maurice Papon, alors secrétaire général de la préfecture de la Gironde, se poursuit dans la région bordelaise, toute la famille est arrêtée le 12 janvier 1944. Envoyée à Drancy, puis à Auschwitz, elle est directement gazée.
Une si longue omerta
Raconter l’histoire des Taytel arrache toujours des larmes à Alain Pons. Depuis qu’il l’a découverte, il cherche à comprendre pourquoi les habitants de Teuillac ont mis tant d’années pour briser l’omerta. Il apprend qu’une famille tzigane, les Reinhard, habitants de Teuillac, a, elle aussi, été déportée.
« Depuis, je raconte cette histoire à tous les gens qui veulent bien l’entendre, en particulier aux jeunes, aux enfants », confie Alain Pons. Le professeur d’histoire-géographie du collège Jacques-Prévert, Jérôme Coussy, s’est lui aussi emparé du destin tragique de cette famille, avec les professeurs d’anglais et de français. « L’objectif est d’aller plus loin en histoire sur les génocides juif et tzigane », explique Jérôme Coussy.
Ce 16 juin, la petite cérémonie s’achève par un buffet, où les jeunes collégiens s’activent. « L’histoire de la seconde guerre mondiale devient d’un coup plus concrète, elle a eu lieu à quelques kilomètres de chez nous », témoignent en chœur Charline et Oriane, qui assimilent leur vie d’adolescentes à celle de Rachel Taytel.
Prochaine étape, l’organisation d’un échange entre les élèves de la classe Rachel-Taytel et des jeunes du même âge d’une école de Tel-Aviv. Alain Pons a également proposé les objets et les documents de la famille Taytel au Mémorial de la Shoah, à Paris. Mais, avant, il veut « tout étiqueter, bien expliquer ». Chaque élément de l’histoire des Taytel fait partie de sa vie depuis trente-cinq ans. Surtout, se séparer de ces bribes de vies serait une façon de laisser Rachel derrière lui. Et ce passeur de mémoire n’est pas prêt à lui dire au revoir.
Claire Mayer