Washington a choisi un juriste new-yorkais, Eli M. Rosenbaum, qui a dédié sa carrière à la poursuite de responsables de la Shoah pour assister la justice ukrainienne.
Le choix ne souffrait aucune contestation: lorsque Merrick Garland, l’attorney general (procureur général) américain, a confirmé le 21 juin en Ukraine l’envoi prochain d’une équipe d’enquêteurs pour identifier et inculper les criminels de guerre russes, la mention d’Eli Rosenbaum n’a surpris personne à Washington.
Moustache broussailleuse, coupe en brosse et visage oblong, ce juriste new-yorkais de 67 ans a consacré toute sa carrière, depuis les couloirs du ministère de la Justice, à traquer les anciens nazis réfugiés outre-Atlantique et à les extrader vers l’Allemagne ou tout autre pays demandeur. Depuis ses débuts en 1979 comme simple stagiaire au sein du bureau des enquêtes spéciales (OSI, Office of Special Investigations), Eli Rosenbaum a supervisé 130 enquêtes et mené 109 dossiers à leur terme. 109 anciens nazis donc, retrouvés aux quatre coins de l’Amérique alors qu’ils coulaient une retraite paisible dans le Nouveau Monde.
Un sacerdoce, et une croisade personnelle, bien qu’il s’en défende: en 1938, son père avait pu faire sortir sa famille de Dresde à la dernière minute et obtenir des visas pour les États-Unis, avant de poser ses valises à Newark, dans le New Jersey, et de s’engager dans l’armée américaine. Il fut l’un des premiers à pénétrer dans le camp de Dachau, en Bavière, mais ne se résoudra jamais à évoquer cette expérience avec son fils Eli. La voie pour ce dernier, devenu un brillant étudiant en droit à Harvard, était néanmoins toute tracée.
«Section des droits de l’homme et des enquêtes spéciales»
L’OSI, désormais dirigé par Eli Rosenbaum et rebaptisé Section des droits de l’homme et des enquêtes spéciales, avait déjà commencé à tourner son attention vers les crimes commis durant d’autres conflits: Bosnie, Guatemala, Liberia.
Le choix d’envoyer une équipe de limiers en Ukraine part d’un constat: en attendant de pouvoir inculper et arrêter les dirigeants russes, à l’instar de Slobodan Milosevic ou de Saddam Hussein en leur temps, un objectif plus réaliste consiste à inculper les soldats russes soupçonnés de crimes de guerre.
L’implication américaine aux côtés de la justice ukrainienne, partie intégrante d’un effort multinational, n’avait rien d’évident. Depuis deux décennies, les États-Unis ignorent la jurisprudence de la Cour pénale internationale (CPI), dont ils ont refusé de ratifier le statut de Rome fondateur, redoutant de voir inculpés leurs propres dirigeants. Deux lois adoptées par le Congrès en 1999 et 2002 proscrivent de financer les enquêtes de la justice internationale et d’y apporter toute forme de concours, sauf «pour des cas particuliers» et lorsqu’il s’agit de «prêter assistance à des efforts internationaux pour traîner en justice» des ressortissants étrangers accusés de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.
«Vaste assistance technique»
C’est dans cette brèche juridique entrouverte par l’American Service Member Protection Act du 2 août 2002 que l’Administration Biden s’engouffre au profit de l’Ukraine. Il semble que les horreurs perpétrées à Boutcha et Irpin, en bordure nord-ouest de Kiev, ont changé la donne outre-Atlantique, tant dans les cercles politiques que militaires. Révulsé, le président Joe Biden lâche le 6 avril: «Des civils exécutés de sang-froid, des corps jetés dans des fosses communes, cette brutalité et cette inhumanité exposées aux yeux du monde, sans l’ombre d’un remords. Ce sont des crimes de guerre majeurs qui se produisent. Les pays responsables doivent se rassembler pour traîner leurs auteurs devant la justice.»
Une équipe est constituée en mai au ministère de la Justice, prélude à l’annonce de Merrick Garland le 21 juin en Ukraine: «Le ministère de la Justice ne ménagera pas ses efforts pour poursuivre toute personne complice de crimes de guerre. Les criminels de guerre n’ont nulle part où se cacher. Le ministère américain de la Justice suivra toute piste menant à ceux qui ont commis des crimes de guerre et autres atrocités en Ukraine.»
L’équipe Rosenbaum sera notamment amenée à travailler sur le meurtre des journalistes américains Brent Renaud et Pierre Zakrzewski. D’une manière plus générale, elle offrira à la justice ukrainienne une «vaste assistance technique, opérationnelle et en termes de conseils pour l’instruction judiciaire, la collecte de preuves, la médecine légale et l’analyse légale requise».
«Cela fait quarante ans que j’attends d’entendre un jour une quelconque expression de remords de la part d’un suspect, confiait en 2021 Eli Rosenbaum à l’American Jewish Council. Ils sont toujours dans le déni. ‘‘Ce n’est pas moi’’. ‘‘Je n’y étais pas’’. ‘‘On m’a forcé’’. ‘‘Je n’avais pas le choix’’.» Soumis à une intense propagande gouvernementale, engagés dans une «opération militaire spéciale» vouée à «dénazifier» l’Ukraine, les soldats russes éventuellement appréhendés donneront du fil à retordre à Eli Rosenbaum et ses enquêteurs.