Le comédien s’est éteint ce vendredi à 91 ans. Il a été un mythe pendant plus d’un demi-siècle marqué par plusieurs épreuves, au cinéma comme au théâtre.
A l’heure où Jean-Louis Trintignant s’en va, il est malaisé de cerner sa trace, tant l’homme se voulut discret, le comédien masqué, son jeu économe, parfois à la limite de l’absence. Tant dans la vie que sur scène ou au cinéma, il détestait « les numéros d’épate ». Parlant de son métier, Jean-Louis Trintignant, mort vendredi 17 juin à l’âge de 91 ans, aimait prôner le retranchement, l’humilité. « Etre une page blanche, partir de rien, du silence. Dès lors, on n’a pas besoin de faire beaucoup de bruit pour être écouté. » C’est sans affectation qu’il confessait avoir raté son idéal : « Rester un acteur clandestin. »
L’acteur de Et Dieu… créa la femme et Amour est « mort paisiblement, de vieillesse, ce matin, chez lui, dans le Gard, entouré de ses proches », a précisé son épouse Mariane Hoepfner Trintignant dans un communiqué transmis par son agent.
Jean-Louis Trintignant était né le 11 décembre 1930 à Piolenc, à une trentaine de kilomètres d’Uzès, où il s’était réinstallé pour finir sa vie, soigner ses oliviers, s’occuper de ses vignes (il produisait un côtes-du-rhône qu’il avait appelé « Rouge Garance », en hommage à Arletty). Il était fils d’un fabricant d’entremets engagé dans la politique, radical-socialiste ami d’Edouard Daladier, et d’une bourgeoise qui avait rêvé d’être tragédienne. Un début de vocation lui est venu de là, sans doute, de cette femme qui l’habilla en fille jusqu’à l’âge de 5 ans et qui le berçait de tirades de Racine, lorsqu’elle ne lui inculquait pas le virus du poker (Trintignant en fut longtemps féru, habile à plumer ses proies « avec un sadisme brutal », comme pour venger sa mère qui perdait toujours et ne possédait pas sa « cruauté »).
Mais lorsque, après avoir entamé des études de droit, il monte à Paris, à 20 ans, c’est pour s’inscrire à l’Institut des hautes études cinématographiques. Il veut être metteur en scène de cinéma. Parallèlement, il suit des cours d’art dramatique chez Charles Dullin (qui l’a subjugué dans L’Avare) et Tania Balachova (où il côtoie Delphine Seyrig et Laurent Terzieff).
Timidité maladive
Il ne veut pas tant être acteur qu’apprendre à diriger les acteurs. Quelque chose le travaille. Un besoin d’être quelqu’un d’autre, « libre, incontrôlé, aller au-delà ». Plus tard, il avouera avoir erré des centaines de nuits, seul dans Paris, à humer ce parfum d’aventure. Et pris quelques cuites terribles. Ce jeune homme est atteint d’une timidité maladive, qu’il va dresser par le théâtre, en même temps qu’il se débarrassera d’un accent du Sud-Ouest à couper au couteau. Ses premiers exercices sont essentiellement thérapeutiques. Débuts pénibles, où il ânonne ses textes, tête baissée. « J’ai longtemps été un acteur un peu honteux », confiera-t-il. Planqué derrière ses personnages et ses partenaires, incapable d’extérioriser.
Signer des films ? Il finira par en tourner deux, Une journée bien remplie en 1973, Le Maître-Nageur en 1979, où le mélange des genres, humour noir et nonchalance, étude de mœurs insolite et grinçante, dérouteront le public. Deux échecs qu’il s’imputera : « Je n’ai pas été à la hauteur, pas assez impudique. » Mais c’est au théâtre que sa carrière s’engage, figurant au TNP, Sganarelle chez Jean Dasté, rêveur chez Ionesco, fugueur chez Hugo Claus… Jusqu’à ce que son agent menace de le laisser tomber s’il snobe les rôles de cinéma. Ainsi apparaît-il en 1956 en jeune premier dans un film scandale, Et Dieu… créa la femme, de Roger Vadim, partenaire d’une Brigitte Bardot dont il devient l’amant.
Cette notoriété médiatique dont il se serait passé est brutalement interrompue par son service militaire, en pleine guerre d’Algérie. Il est alors très politisé, défenseur du FLN, insoumis, et, après avoir ingurgité quarante blancs d’œufs pour obtenir un taux d’albumine record, se retrouve à l’hôpital, puis deux ans en Allemagne. Lorsqu’il rentre, à 30 ans, détruit par des années de brimades (les sous-officiers lui font payer d’avoir fait la « une » des journaux), c’est pour subir une humiliation : longuement peaufiné, l’Hamlet mis en scène par Maurice Jacquemont est un bide, massacré par la critique. « Il a l’air de s’embêter », écrit un journaliste.
« Le public ne m’aimait pas »
Le cinéma le relance, grâce aux Liaisons dangereuses, de Vadim, mais surtout au Combat dans l’île, d’Alain Cavalier, où il incarne un militant d’extrême droite, et au Fanfaron, de Dino Risi, où il donne la réplique à Vittorio Gassman. Il estime avoir commencé à être « pas mal » cette année 1962, sans plus. Quelque chose, en fait, lui échappe. « Je tournais au sentiment, à la sympathie, presque malgré moi, parfois pour l’argent. J’étais inconscient. Longtemps, j’ai été mauvais. Le public ne m’aimait pas. Je n’arrivais pas à faire rire. J’avais une voix triste… »
Jean-Louis Trintignant fut en effet de ces acteurs qui, comme Michel Piccoli, prennent de l’épaisseur avec l’âge. Il lui fallut des années pour gommer son image de jeune homme fragile, au sourire déconcertant, insinuer que son tempérament complexe cachait une dureté coupante, et imposer progressivement cette voix traînante teintée d’ironie, ce désenchantement larvé, cette raideur un peu inquiétante, ce flou sarcastique dont il enrichira ses personnages.
Alexandre Astruc est fin psychologue de le dépeindre en « jaguar toujours prêt à bondir, ne faisant patte de velours que pour mieux abuser son monde » lorsqu’il tourna avec lui La Longue Marche en 1966. D’Un homme et une femme, de Claude Lelouch, au Train, de Pierre Granier-Deferre (1973), en passant par les films d’Alain Robbe-Grillet (Trans-Europ-Express, L’Homme qui ment, Glissements progressifs du plaisir), de son épouse Nadine (Mon amour, mon amour, Le Voleur de crimes), Trintignant est partout, parfois dans n’importe quoi. En caleçon près de Michèle Mercier, l’Angélique de Bernard Borderie, ou muet dans Le Grand Silence, un western italien de Sergio Corbucci. Qu’allait-il faire dans Si douces, si perverses, d’Umberto Lenzi ? « J’avais demandé à mon agent italien de me trouver le scénario le plus bête possible, pour changer un peu… »
Néanmoins, cette période le consacre. Grâce à Z, de Costa-Gavras, pour lequel il obtient le Prix d’interprétation à Cannes en 1969. L’orgueilleux et inflexible petit juge d’instruction grec s’y cache derrière des lunettes noires. Ce que le public ne sait pas, c’est qu’il prend un malin plaisir à incarner des personnages qu’il déteste. C’est le cas de ce juge têtu de Z, qu’il a préféré au rôle du journaliste pour lequel il était pressenti, comme du dragueur catholique de Ma nuit chez Maud, d’Eric Rohmer (« Ce faux chrétien m’était très antipathique ! »), ou du caméléon du Conformiste, de Bernardo Bertolucci, qu’il tourne dans une quasi-absence, dirigé par un cinéaste exploitant chez lui un non-dit somnambulique, et dans une atmosphère de drame.
C’est en effet pendant le tournage de ce film qu’il perd sa fille Pauline. « Il y a dans mon interprétation quelque chose de complètement cassé et qui me dépasse, confiera-t-il. A ce moment-là, j’avais dit à Nadine, soit on se suicide, soit on accepte de vivre pour Marie… »
Coincé chez Rohmer, pervers chez Deville (Le Mouton enragé, Eaux profondes), voleur romantique chez Lelouch (Le Voyou), Trintignant va peu à peu s’assumer tel qu’il est : enfantin, ironique, compliqué. Tout en laissant libre cours à sa passion pour la course automobile, jusqu’à participer aux 24 Heures du Mans (1980). Mais toujours rôde en lui ce côté protestant, cette pudeur qui lui fait décliner l’offre de Bertolucci de tourner Le Dernier Tango à Paris. « Le rôle me plaisait beaucoup, mais c’était trop difficile pour moi, je n’aurais pas eu l’impudeur nécessaire… »
Pour d’autres raisons, de planning ou de frilosité (« Pourquoi aurais-je été tourner à l’étranger alors que j’avais tant de rôles en France ? »), Trintignant reste sourd à de mirifiques propositions, dans The Servant, de Losey, Casanova, de Fellini, Apocalypse Now, de Coppola, Rencontres du troisième type, de Spielberg. Il a été invité deux fois chez Sautet : pour le rôle de Sami Frey dans César et Rosalie et celui de Michel Serrault dans Nelly et Monsieur Arnaud.
On l’a longtemps vu comme un Paul Newman français. Son sourire mi-charmeur mi-carnassier évoque plutôt Jack Nicholson. Ce « faux fou qui se force » recèle des ténèbres dostoïevskiennes, une violence retenue, une électricité parfois inquiétante dans le regard, une sourde attirance pour l’austérité en même temps que pour le péché. Il y a un Trintignant secret, contemplatif, amoureux de poésie, celui qui écrit un jour au cinéaste suisse Michel Soutter pour lui dire qu’il est attiré par son univers et qu’il aimerait être dans l’un de ses films, même comme assistant ou photographe de plateau (il sera dans L’Escapade et dans Repérages, dans un rôle de metteur en scène buté, indéchiffrable). Et un Trintignant baroque, débridé, en qui l’on sent poindre un désir inassouvi de jouer les cabots.
Ce Trintignant-là, celui de Flic Story, où il joue le rôle du tueur Emile Buisson (1975), méchant et renfermé, a besoin de briser le miroir trop propre que lui tend la notoriété. Il quitte sa famille le temps d’un tournage, et s’installe à l’hôtel, pour rester l’odieux personnage sans scrupules que Jacques Deray lui demande d’incarner. Une autre fois, il se fourre les oreilles de boules Quies afin de peaufiner un rôle qui, selon lui, gagnerait à être sourd. Personne ne l’a su, ni ses partenaires ni son metteur en scène, inquiets de constater qu’il ne comprenait pas très bien ce qu’on lui disait.
Zones d’ombre
Trintignant n’est jamais plus sombre, voire menaçant, que lorsqu’il est blessé dans sa chair, affublé d’une canne. Il est extraordinairement terrifiant en banquier cynique, affichant la rigidité glacée d’un Erich von Stroheim, dans La Banquière, de Francis Girod (1980). Funèbre dans La Terrasse, d’Ettore Scola, en scénariste déprimé qui se mutile un doigt dans un taille-crayon électrique. Diabolique dans Le Bon Plaisir, de Francis Girod (1984), en président de la République boiteux, comme Talleyrand, rôle où il s’inspire de François Mitterrand, « sa façon de marcher figée et de parler, comme Tino Rossi ». Chaque fois, expliqua-t-il, « je m’applique à boiter différemment ».
Dans L’Œil écarlate, de Dominique Roulet (1992), c’était un homme pressé qui avait dû s’habituer à son infirmité, dans Regarde les hommes tomber, de Jacques Audiard (1994), un « chien toujours prêt à mordre, sans cesse sur la défensive », que la solitude avait rendu philosophe. Les derniers rôles de Jean-Louis Trintignant, qui manifestait une immense lassitude à faire l’acteur et ne cessait d’annoncer sa retraite, sont poignants par ce qu’ils révèlent de l’homme, ses zones d’ombre, son flou, ses ivresses, sa conscience d’être au bout de la route.
« La mort qui rôde, elle transpire désormais de mes personnages, malgré moi, même si personne ne me le demande. Ce sont d’ailleurs ces rôles-là qui m’intéressent, je m’y sens plus à l’aise. » Ainsi du personnage du juge dans Trois couleurs : Rouge, de Kieslowski (1994). Ou du double rôle dans Ceux qui m’aiment prendront le train, de Patrice Chéreau (1998) : un bourgeois de province accueillant les amis de son frère décédé, et le défunt lui-même, artiste homosexuel. Trintignant y lâchait un monologue funèbre : « J’ai 70 ans, je suis fatigué. Je suis en train de fermer boutique et ma vie n’a plus aucun intérêt. »
Personne, alors, n’imaginait la résonance que la mort tragique de sa fille Marie, avec laquelle il était remonté sur les planches, de manière si lumineuse et si complice, donnerait à cette phrase en 2003. Terrassé de douleur après la disparition de ce deuxième enfant, Jean-Louis Trintignant ressent le besoin, pour ne pas sombrer entièrement, de revenir sous la lumière de la scène.
Celle du théâtre tout d’abord, en compagnie des poètes qu’il lit sur scène (Apollinaire, auquel il avait déjà rendu hommage en compagnie de sa fille, ou plus tard, en musique et sur la scène de l’Odéon, Vian, Prévert et Desnos). Mais c’est plus essentiellement au cinéma, dont il avait de longue date quitté les plateaux, que l’acteur revient pour un ultime come-back, baigné dans la lumière noire que distille le cinéma extralucide de l’Autrichien Michael Haneke. Amour, huis clos terrible dans lequel il interprète un vieux professeur de musique dont la femme (Emmanuelle Riva) est atteinte de la maladie d’Alzheimer, fait un triomphe à Cannes en 2012, où il remporte la Palme d’or. Dans la foulée, le film rafle cinq Césars à la cérémonie du même nom, dont celui du meilleur acteur pour son interprète principal.
L’acteur, qui se dit las du cinéma depuis trois décennies, jure alors qu’on ne l’y reprendra plus, mais y regoûte malgré tout avec le même metteur en scène, cinq ans plus tard, dans Happy End. A 86 ans, il y campe le patriarche d’une famille de bourgeois de Calais, propriétaires déclinants et dysfonctionnels d’une entreprise de BTP. Si la clé du film, qui tourne à l’exercice de démolition publique et à la farce macabre, n’est pas très difficile à trouver, Trintignant du moins est parfait, y soignant une sortie au goût surréaliste et douteux qui n’était pas faite pour lui déplaire.
A Cannes en 2019, il montait encore les marches au côté d’Anouk Aimée et de Claude Lelouch pour Les Plus Belles Années d’une vie, retrouvailles plus de cinquante ans après du couple d’Un homme et une femme.