La philosophe regrette que la gauche ait renoncé à l’idéal social-démocrate au profit d’une tendance radicale. Entretien avec Clément Pétreault.
La gauche française a-t-elle définitivement largué les amarres de la social-démocratie ? Au lendemain d’un premier tour des législatives qui a vu progresser une union de la gauche – de circonstance – autour de Jean-Luc Mélenchon , la philosophe et féministe Élisabeth Badinter, dont la parole est rare, s’interroge sur les raisons de ce divorce inattendu. Pour cette intellectuelle attachée à la tradition politique républicaine, il faut chercher du côté des échecs de l’école pour comprendre le ressentiment et la tentation radicale de cette nouvelle gauche.
Le Point : La gauche n’a jamais semblé aussi divisée sur les questions de laïcité et plus largement sur le modèle de société à défendre. Comment expliquez-vous cette confusion grandissante ?
Élisabeth Badinter : En 1989, pour inciter les enseignants à résister au voile à l’école, nous avons publié avec Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler « Profs, ne capitulons pas ! » dans Le Nouvel Observateur. Nous avons été mis au pilori par le Parti socialiste. J’ai reçu des appels de gens que je connaissais bien, qui s’indignaient de cette démarche et m’expliquaient que je faisais le jeu de Jean-Marie Le Pen… Ceux qui étaient au pouvoir ne nous ont pas soutenus, le Conseil d’État a tranché sans trancher, beaucoup pensaient qu’il suffirait de parler à ces jeunes filles pour les faire revenir dans l’état commun, qu’il ne fallait surtout pas les sanctionner. C’est à ce moment-là qu’on a baissé les bras. On ne s’en est jamais relevé. La gauche n’a pas été claire sur ces sujets. Elle s’est depuis davantage divisée. Il est resté de cette affaire l’idée – plus forte aujourd’hui qu’hier – que l’on ne peut interdire le port du voile, car ce serait une atteinte à la liberté religieuse. Seul Jacques Chirac en 2004, en faisant adopter la loi sur les signes religieux à l’école, a mis un frein à cette dérive. Pendant toute une période, les voiles se sont soumis. Mais ça n’a pas duré. La grande habileté de l’islam politique, c’est de savoir jouer avec le temps, de s’arrêter un moment puis de reprendre l’offensive.
À vous entendre, la gauche laïque et républicaine a perdu la bataille. Elle est devenue minoritaire ?
On peut effectivement avoir ce sentiment aujourd’hui. Disons plutôt qu’elle a abandonné ce thème, en dépit d’une parenthèse de retour au combat républicain avec Manuel Valls, qui tenait fermement ses positions. Cela n’aura pas suffi à endiguer le désintérêt progressif des socialistes et le désengagement des nouvelles générations sur ces sujets. Désormais, la laïcité est de plus en plus comprise comme une contrainte et perçue comme la marque d’un prétendu « racisme systémique » de la France. Pour de nombreux jeunes gens, l’interdiction est inacceptable. Tant qu’un phénomène ne les gêne pas personnellement, ils ne voient pas l’intérêt d’interdire ou d’encadrer. « Je fais ce que je veux dès lors que je considère que c’est possible. » Il me semble que nous avons légué à nos enfants et petits-enfants une méconnaissance du concept de liberté, emportés par un individualisme qui n’a plus de limites.
Comment expliquez-vous ce changement ?
Je n’enseigne plus depuis un moment, mais je crains que nombre de professeurs n’aient pas fait leur travail, peut-être parce qu’eux-mêmes ne savaient pas trop comment s’y prendre. Ils ont cessé d’expliquer ce qu’était la laïcité et quels étaient ses avantages. Cela me chagrine de le dire mais les nouvelles générations de professeurs ne bénéficient ni des formations que nous recevions ni de l’idéologie sociale-démocrate qui régnait dans le monde enseignant. L’extrême gauche existait, c’est certain, mais elle était très minoritaire et le gros des enseignants était acquis à la gauche socialiste… ça n’est plus le cas. On recrute aujourd’hui des enseignants de façon stupéfiante par petites annonces, avec des exigences de disponibilité plus que de compétences, je le regrette.
D’où vient, selon vous, que la gauche d’aujourd’hui soit en rupture avec l’idéal de la social-démocratie ?
Il y a différents facteurs. Il me semble que la droite républicaine comme la gauche de gouvernement ont maltraité les enseignants. Il est inadmissible qu’après tant d’années d’études et des concours si difficiles on vous paie si peu. C’est un manque de respect. Je crois par ailleurs que le projet de Jean-Pierre Chevènement de mener 80 % d’une classe d’âge au bac a suscité des effets délétères que l’on ne pouvait pas vraiment anticiper. Beaucoup de jeunes vont à l’université avec des bacs qui ne valent plus rien. Après deux, trois ou quatre années d’études, nombre d’entre eux n’ont aucune perspective d’emploi correctement payé. Se retrouver dans une situation de précarité a suscité un grand ressentiment. Et ce que l’on constate à l’égard des enseignants est également vrai pour un grand nombre de fonctionnaires – la classe moyenne – qui formaient les bataillons de la social-démocratie.
Donc c’est au ressentiment et à la frustration qu’il faut attribuer l’extinction de la croyance en la social-démocratie ?
Entre autres, oui. On a fait entrer à l’université des jeunes qui n’avaient pas le niveau et qui ont dégradé l’institution. On leur a donné l’espoir d’une amélioration de leur situation personnelle et on leur a promis une émancipation qui n’est pas venue. S’ajoute à cela une forme de « mépris de fer » pour tous ceux qui n’appartiennent pas au camp des sachants et des intellectuels. On a méprisé bien à tort les pouvoirs de la main et aujourd’hui plus personne ne veut exercer de métier manuel. Enfin, je constate qu’il y a un mot qu’on ne prononce plus depuis quelques décennies, c’est le mot « effort ». À force de ne pas demander d’efforts aux enfants tout en essayant d’abaisser le niveau exigé, nous dégringolons dans les classements internationaux. Il n’y a pas de surprise : déjà, lorsque j’étais présidente de jury du baccalauréat, l’inspecteur général venait régulièrement nous demander d’augmenter toutes les copies de trois ou quatre points…
Que pensez-vous du terme « islamo-gauchiste » ?
Je pense que c’est très clair, en dépit de ce que peuvent avancer certains chercheurs qui prétendent que ce serait une invention ou un fantasme. Les Français ont très bien compris de quoi il en retourne : tout le monde voit bien qu’il existe à l’extrême gauche une alliance solide entre les minorités qui se disent victimes de la « majorité blanche ». Grâce à la magie de l’intersectionnalité, une femme violée par quelqu’un de « racisé » devrait donc se taire. Il y a aussi dans l’islamo-gauchisme une confusion savamment entretenue entre islamisme et islam. L’extrême gauche comme l’extrême droite ne font pas la distinction entre la religion musulmane et l’islamisme politique.
Vous dites Zemmour et Mélenchon, même combat ?
Sur ce point-là tout au moins. Entretenir la confusion entre l’islam religieux et l’islamisme radical et politique est une pratique dangereuse, précisément recherchée par les islamistes. Des centaines de milliers de Français musulmans vivent une vie républicaine paisible. Ce sont des gens qui aimeraient pratiquer leur religion sans qu’on les assimile aux extrémistes, mais ils sont comme happés… Ils redoutent l’islamisme, s’en tiennent à distance sur le plan personnel, mais n’osent pas s’en dédouaner publiquement, de peur d’être assimilés à des traîtres…
Peut-on encore, d’après vous, lutter contre le racisme sans céder aux exigences communautaristes ?
Là aussi règne une certaine confusion … On ne peut pas nier le fait que le racisme existe sur tous les continents. Que des personnes appartenant à une « race » ou à un genre, qui se sentent stigmatisées et méprisées, décident de se rencontrer entre elles ne me gêne pas. En revanche, que cette pratique soit structurée et accompagnée par des syndicats me laisse perplexe, surtout lorsque cela se traduit par une interdiction faite aux Blancs d’accéder à ces réunions. Ces pratiques ouvrent une voie vers une sorte de séparatisme, voire de totalitarisme. Brandir perpétuellement son identité de victime revient à désigner des bourreaux et des salauds essentialisés. Cela ne peut que très mal finir. Ce « nouvel antiracisme » est sans doute la pire façon qui existe de combattre le racisme.
Nous avons atteint un niveau de droits inégalé dans l’Histoire. Malgré ces succès massifs, les inégalités et les injustices qui restent à combattre sont présentées comme plus insoutenables encore que toutes celles qui ont été terrassées…
C’est là que se vérifie le principe de Tocqueville : ce sont les bourgeois, les plus favorisés intellectuellement et économiquement, qui ont conduit la grande Révolution, ne supportant plus la férule des aristocrates.
Cette quête continue de nouveaux droits ne fait-elle pas planer de nouvelles menaces sur les droits existants ? Aux États-Unis, le droit à l’avortement est fragilisé. Faut-il considérer qu’il s’agit d’un « signal faible inquiétant » pour nous ?
J’ai toujours en tête la phrase de Simone de Beauvoir : « Rien n’est jamais définitivement acquis. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes. » Je pense que nous devons rester vigilants, même si je ne crois pas – peut-être suis-je très naïve – à un danger similaire en France. Tout ce qui est acquis est considéré comme normal et éternel, même si ça ne l’est pas. Peut-être sommes-nous dans l’antichambre du paradis social et sexuel, à moins que l’on soit sur la voie d’une régression sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le féminisme radical fonctionne selon les mêmes mécanismes…
Oui. Dans le cas du féminisme, c’est aussi l’homme blanc hétérosexuel qui est la cible. Je suis stupéfaite qu’il n’y ait pas plus de réactions publiques à cette dérive. Croire que tous les hommes sont par nature des salauds potentiels et toutes les femmes de malheureuses victimes qui ne peuvent pas mentir est une régression intellectuelle et morale inouïe. Nous sommes peu de féministes à critiquer ce postulat et nous sommes évidemment considérées comme des traîtres. Par ailleurs, le concept de violence sexuelle est une « escroquerie intellectuelle ». On rassemble sous une même bannière le viol et le regard insistant, qui ne sont clairement pas du même ordre. Regard insistant, paroles et gestes déplacés, viol… ce n’est pas la même chose ! On assimile au pire – les agressions physiques – des comportements qui relèvent d’une absence d’éducation. Un mufle n’est pas un violeur.
La gauche multiculturaliste a-t-elle définitivement remporté la bataille sur la gauche républicaine ? On a vu Jean-Luc Mélenchon se réjouir de la défaite électorale de Manuel Valls…
À court terme, on peut considérer que c’est la gauche radicale qui l’a emporté sur la gauche républicaine. Mais, à mon avis, pour moins longtemps qu’elle ne le croit. Sur l’alliance de la gauche autour de La France insoumise, mon point de vue est assez sévère. J’ai éprouvé un peu de honte en voyant le Parti socialiste mendier des circonscriptions « quoi qu’il en coûte de reniements ». On ne sait pas encore quel sera le poids final de l’extrême gauche à l’Assemblée et si les partis qui, dans cette alliance, sont allés à Canossa ne vont pas finalement prendre leur indépendance sitôt élus. Cet attelage contre nature éclatera tôt ou tard, c’est écrit d’avance. Je suis peut-être dans l’utopie, mais je pense que ce sont les socialistes dissidents et leurs alliés républicains qui reconstruiront le champ politique à gauche. Je me reconnais complètement dans le refus opposé par Carole Delga et d’autres. Ça sera long et dur, mais bon nombre de Français seront heureux de voir se reconstruire un parti sincèrement social-démocrate autour de ces dissidents.
Durant la campagne des législatives, on a vu plusieurs candidates de La France insoumise s’afficher à Paris aux côtés de Jeremy Corbyn, leader travailliste anglais écarté de son parti pour sa complaisance avec l’antisémitisme… La gauche est restée quasi silencieuse sur cet encombrant soutien. Faut-il y voir une forme de gêne ? De complaisance ? De désintérêt ?
Pour nombre d’électeurs Insoumis, cette dimension est totalement secondaire. Pour certains, l’antisémitisme ne les gêne pas, peut-être même le partagent-ils . Cette affaire ne devrait pas les priver d’une seule voix. Cela me fait bondir, mais j’ai l’impression que, pour beaucoup, ça n’a aucun intérêt…
On est quand même passé d’une gauche qui combattait l’antisémitisme avec sincérité à une gauche radicale qui entend « rendre son indépendance » au combat contre l’antisémitisme, en faire un combat dissocié de l’antiracisme. N’est-ce pas un renoncement fondamental ?
Je crois que l’extrême gauche a réussi à faire croire que les Palestiniens seraient les nouveaux juifs tandis que les Israéliens seraient les nouveaux nazis… Pour qui connaît mal l’Histoire, ça passe, surtout dans la gauche radicale. Au nom du soutien inconditionnel aux victimes, on défend les islamistes les plus radicaux, que l’on se plaît à ne voir qu’en victimes. Pendant les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, on faisait attention à ce que l’on disait quand on parlait des juifs. C’est fini tout ça. Pour les jeunes générations qui n’ont pas connu cette période-là, les peuples les plus opprimés sont les musulmans, d’autant plus quand ils vivent dans des pays qui ne sont pas musulmans… Le peuple juif est toujours un peu à part. Vous avez remarqué qu’ils n’ont jamais été inclus dans la perspective de l’intersectionnalité ?
On a assisté à l’éviction des figures dites « laïques républicaines » du gouvernement et de la majorité d’Emmanuel Macron. Quel sens donner à cette disparition ?
Bien malin est celui qui sait ce que pense Emmanuel Macron sur ces sujets. Difficile de ne pas interpréter cette disparition comme un retournement radical par rapport à son premier quinquennat. Cela signifie-t-il qu’il est parti rejoindre le camp des partisans de la laïcité ouverte – qui en vérité est un abandon de la laïcité ? Cherche-t-il à séduire les nouvelles générations, qui votent plutôt à l’extrême gauche ? Franchement, je l’ignore et je me garde bien d’en tirer des conclusions définitives. Mais ça m’inquiète. Je pense que le seul homme politique contemporain qui incarne la république laïque, c’est Manuel Valls.
Justement, comment expliquez-vous que Manuel Valls soit à ce point détesté par toute une partie de la gauche ?
Il a peut-être commis des erreurs, notamment son départ vers l’Espagne, mais c’est le seul qui ait eu des positions courageuses ces dernières décennies. On s’en rappellera un jour, j’en suis certaine. La politique se joue sur le long terme. Souvenez-vous qu’après l’attentat de l’Observatoire personne n’aurait misé un sou sur François Mitterrand. Il a mis de longues années pour s’en remettre. On se souviendra un jour que Manuel Valls est l’homme d’État qui incarne la république laïque. Il n’y en a pas d’autres aujourd’hui. C’est normal, au départ des grandes causes, on se bat toujours dans le désert.