Le cinéma, l’état de l’Amérique, sa carrière… Méconnaissable en mentor d’Elvis Presley pour un biopic sur le King, Tom Hanks nous dit tout.
Un grand gars tout mince en tee-shirt bleu marine et pantalon de toile assorti traverse la pièce en trombe, main tendue, tout sourire. Tom Hanks nous salue. La star américaine dans toute sa splendeur. L’un des acteurs les plus connus du monde nous invite à prendre une chaise, décapsule deux bouteilles d’eau pétillante, remplit nos verres, fait mine de vouloir chiper notre cahier griffonné de questions… Une tornade, un grand huit, le grand jeu, accrochez votre ceinture. Du haut de ses 66 ans, qui en paraissent 50, quatre décennies de carrière nous contemplent et une filmographie à donner le tournis : Philadelphia, Forrest Gump, Il faut sauver le soldat Ryan, Le Pont des espions… Des pages d’Amérique racontées à travers de grands films populaires gorgés d’émotion. Nous avons rencontré la légende au dernier Festival de Cannes, à l’occasion de la projection hors compétition du biopic événement Elvis. Dans cette flamboyante nouvelle version du destin de l’icône, signée Baz Luhrmann, Hanks incarne le « colonel » (honoraire) Tom Parker, manageur d’Elvis Presley de 1955 à la mort du chanteur, en 1977, à l’âge de 42 ans. Ce businessman sans scrupule et au passé trouble a fait du kid de Tupelo le King du rock’n’roll : un mythe mondial façonné au prix de sacrifices qui, selon le film, ont précipité sa déchéance. Face à l’incroyable Austin Butler (une révélation !) dans le rôle-titre, Tom Hanks est méconnaissable sous l’embonpoint factice de Parker le bonimenteur.
Parabole sur les éternelles plaies de la société américaine (le racisme, le conservatisme, la violence…), Elvis décrit un chanteur à l’impact révolutionnaire dix ans avant les Beatles, tiraillé entre sa rébellion juvénile contre les injustices et le carcan de son hypercélébrité. Tom Hanks incarne au contraire un système veillant à ne pas laisser les fracas du monde perturber le divertissement de masse. Une thématique plus que jamais d’actualité, mais, paradoxalement, l’entourage de l’acteur, réputé pour ses engagements prodémocrates, nous a prié de ne pas l’emmener sur le terrain politique ou sociétal. Face à nous, la star connaît la chanson et manie la prudence en orfèvre, mais concède un regard peu amène sur l’évolution de son pays. Rencontre avec un symbole.
Le Point :Dans « Forrest Gump », votre personnage apprenait à Elvis son mythique déhanchement. Dans « Seul au monde », vous incarniez un fan d’Elvis. Vous avez même joué un clone d’Elvis dans « Elvis Has Left the Building »… Vous voilà dans le rôle de son manageur. C’était votre destin ?
Tom Hanks :(Sourire.) Non, je ne dirais pas ça. C’est surtout la preuve de la place capitale d’Elvis dans la pop culture américaine, il est pour moi l’un des êtres humains à l’influence la plus déterminante sur le cours de l’Histoire de ces soixante-dix dernières années. En dehors des hommes politiques et des scientifiques, quel autre homme qu’Elvis a changé le monde dans les années 1950, quel autre que lui a saisi l’essence même de la musique et s’en est servi pour libérer la jeunesse américaine ? C’est une histoire incroyable : cette chanson, That’s All Right (Mama), qui, le soir de sa première diffusion à la radio, a enflammé l’Amérique. En trois minutes, Elvis a suscité le même type de coup de foudre qu’un Picasso ; tout le pays s’est demandé : « Mais qui est ce type ? »
Comment Baz Luhrmann vous a-t-il convaincu d’incarner un rôle aussi peu sympathique, un vrai contre-emploi pour vous ?
Franchement, je me suis d’abord demandé qui pourrait bien avoir envie d’un nouveau film sur Elvis Presley. J’en ai vu une bonne demi-douzaine, et je ne voyais pas trop ce que je pourrais apporter à cette histoire. Ça ne m’intéressait pas non plus de jouer une pure incarnation du mal comme on peut en voir dans les James Bond. Baz m’a convaincu en me disant qu’on allait se servir d’Elvis pour parler de la société américaine, du racisme, de la situation des Noirs, de l’influence cruciale du rhythm and blues sur le rock… Et le film parle aussi d’Elvis à travers le récit du colonel Parker. Sans lui, il n’y aurait sans doute pas eu de phénomène Presley. En découvrant Elvis sur scène au fameux show Louisiana Hayride, en 1954, Parker fut le premier à avoir compris à quel point ce nouveau chanteur incarnait une sorte de fruit défendu pour l’Amérique et tout le potentiel qu’il pouvait en tirer. Il venait du monde forain, il avait un don pour sentir ce que voulaient les foules, et c’était un businessman hors du commun. C’est lui qui a inventé le concept de disques « best of », en sortant des Greatest Hits d’Elvis à tour de bras pendant que ce dernier était à l’armée. Grâce à Parker, quand il est rentré d’Europe, Elvis était plus populaire et désiré que jamais, y compris à Hollywood. L’autre moment décisif pour moi, c’est lorsque Priscilla Presley et Jerry Schilling [un des manageurs d’Elvis, NDLR] sont venus dîner à la maison pour discuter du film. J’étais persuadé que Priscilla allait nous raconter un tas d’histoires atroces sur Parker, mais, selon elle, au quotidien, c’était un homme délicieux, qui a pris soin de la famille et savait se rendre indispensable, même quand tout le monde dans l’entourage d’Elvis voulait le virer. Tout seul, jamais Elvis n’aurait su gérer sa fortune et sa célébrité, il s’en fichait, tout ce qui comptait à ses yeux était de chanter devant un public. Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui de manageurs avec une telle emprise, les jeunes artistes se prennent davantage en main et ont plus de liberté grâce aux réseaux sociaux.
Vous qui l’avez incarné sur scène, y a-t-il du Falstaff de Shakespeare dans le colonel Parker ?
Bien sûr ! Comment ne pas voir les similitudes entre la relation qui unit Falstaff au prince Hal et celle d’Elvis avec le colonel Parker ? Je l’ai dit à Baz, et j’ai joué Parker comme Falstaff, ce vieil homme potelé, malin, drôle, tricheur, grand bonimenteur… mais tout le monde l’aime dès qu’il entre dans une pièce. Et il devient précepteur du prince Hal, qui sera roi. Oui, l’influence de Shakespeare était bien là.
Le film montre que Tom Parker avait une influence presque diabolique sur Elvis…
Oui, comme dans la scène que nous avons tournée, Austin et moi, sur la grande roue. Parker explique à Elvis son plan de carrière à venir et lui promet un avenir radieux : « Je te donnerai tout ce que tu veux, à condition que tu fasses tout ce que je te demande de faire. » Il y a aussi la séquence de l’enregistrement du TV special de 1968, au milieu duquel on apprend l’assassinat de Robert Kennedy. Elvis est révolté, mais Parker lui dit : « Tu dois te contenter de faire tes chansons et ne pas te mêler de politique. Si tu ne veux pas risquer de procès, chante et rien d’autre. » C’est littéralement le diable qui lui murmure à l’oreille : « Tu ne veux quand même pas perdre tous tes acquis en risquant une polémique, n’est-ce pas ? Perdre une partie de tes fans, ta maison à Graceland… »
Vous-même, avez-vous déjà hésité à prendre position publiquement sur certains sujets par peur de susciter la controverse et vous aliéner une partie de votre public ?
La vie est très différente aujourd’hui. Il y a trop d’horreur, de tristesse et de tragédies dans le monde actuel pour faire comme si de rien n’était et dire : « Non, désolé, moi je ne fais que du divertissement ». Le monde attend de nous un certain degré d’authenticité, et il me semble impossible, comme artiste, de me retrancher derrière ma seule fonction de divertissement. J’ai 66 ans, il m’est impossible de rester aveugle à ces horreurs, et j’essaie de faire ma part. Mais c’est à travers leur travail que les artistes doivent prendre en compte le monde dans lequel ils vivent. Je préfère m’exprimer à travers mes rôles.
On a le sentiment que les artistes osent de moins en moins s’exprimer sur les sujets qui dérangent, par peur des polémiques.
Spencer Tracy disait : « Notre métier d’acteur, c’est de respecter nos marques au sol et dire la vérité. » Je pense que le public sait quand vous êtes authentique ou pas. J’ai joué dans un grand nombre de films de pur divertissement, qui ne sont pas là pour parler du monde, et il n’y a aucun mal à ça. Mais il y a aussi des moments où le monde interfère forcément avec l’art. La vie n’opère pas dans le vide. C’est ce que raconte Elvis. Baz aborde frontalement tous les aspects de la question des artistes noirs dans l’Amérique raciste des années 1950-1960. Il y a cette scène où, en écoutant That’s All Right à la radio, Tom Parker ignore que Elvis est blanc et sort cette réplique : « Ils ne vont quand même pas laisser un chanteur noir monter sur scène. » Si Elvis avait été noir, Parker ne l’aurait même pas touché. Dans une autre scène, B.B. King dit à Elvis qu’en tant qu’artiste noir il a bien plus de chance de se faire arrêter par la police que lui.
« Elvis » décrit une Amérique déchirée par le racisme, le sexisme, la bigoterie, la violence par armes à feu… Qu’en est-il en 2022 ?
L’Amérique en est au même point, ni pire ni meilleur. Mais, par rapport aux années 1960, une différence importante m’inquiète. À cette époque, il existait une frontière claire entre une opinion et un récit. Je ne veux pas être simpliste, mais il me semble que le débat d’idées était plus honnête. Désormais, on voit émerger différentes interprétations des faits, un storytelling, comme lorsqu’un homme politique affirme qu’il y a une fraude électorale sans avancer la moindre preuve. Les opinions ont fait place aux récits, et, oui, chacun a le droit d’avoir sa propre opinion, mais vous n’avez pas le droit de fabriquer les faits. Cette fabrication est l’œuvre de personnes qui savent très bien ce qu’elles font et à cause desquelles les acquis de la lutte pour les droits civiques sont de nouveaux menacés.
Vous avez souvent incarné des antihéros au physique ordinaire, mais qui ne flanchent pas dans l’adversité. Pourquoi vous inspirent-ils ?
J’ai toujours été fasciné par les épreuves et les dilemmes traversés par ces personnages. Ça me ressemble, c’est mon visage, c’est ainsi que je me distingue. Andrew Beckett [l’avocat atteint du sida joué par Tom Hanks dans Philadelphia] était le plus honnête et le plus aimant des hommes, il était aimé… et pourtant la tragédie du sida l’a frappé. C’est d’ailleurs un personnage que je ne pourrais plus jouer aujourd’hui. Je pense que, maintenant, si on devait raconter cette histoire de la même manière, la personne qui joue Andrew Beckett devrait nécessairement être gay. Parce que c’est ça l’authenticité au sens de notre époque. Nous en sommes arrivés à un point où il faut un acteur gay.
Faut-il oublier pour autant l’exigence du meilleur comédien possible pour le rôle ?
Eh bien, cela compte aussi, mais désormais, pour chaque projet, au cas par cas, il faudra aussi prendre en compte cette exigence d’authenticité. À l’époque de Forrest Gump, on a utilisé la technologie numérique pour faire d’un acteur valide, Gary Sinise, un personnage amputé des deux jambes (le lieutenant Dan). Aujourd’hui, cette technologie a suffisamment progressé pour qu’on puisse, pourquoi pas, faire jouer par un acteur amputé des jambes un personnage qui a ses deux jambes. Si on trouve le bon acteur pour ça, pourquoi ne pas le faire ? Tous ces débats ouvrent de nouvelles possibilités, il faut juste veiller à ce que faire un film ne se transforme pas en passage devant le conseil artistique du ministère soviétique du Cinéma. Je suis à moitié portugais par ma mère, cela veut-il dire que je ne devrais jouer que des rôles de demi-Portugais ? Non, bien sûr, c’est absurde. Dans certains cas, il faut avoir le courage de dire au public : « J’ai entendu vos plaintes, je comprends votre opinion. Et je m’en fiche. » Avoir la force morale de foncer sans se laisser perturber.
Que vous inspire le fait d’être toujours décrit comme un héritier naturel de James Stewart ?
Dieu le bénisse ! Je me souviendrai toujours d’une photo qu’on a fait de James Stewart et moi pour Life Magazine vers la fin des années 1980. J’étais en plein tournage de Turner et Hooch, et j’ai dû retourner en trombe sur le plateau le soir même. O.K., je comprends cette comparaison, même si je pense que personne n’arrive à la cheville de ces grands immortels qui ont inventé une nouvelle forme d’art. Mais je comprends le raisonnement qui mène à cette comparaison : comme lui, je ne suis ni spécialement beau ou musclé. Et, comme lui, j’ai toujours fait en sorte d’être crédible en toutes circonstances à l’écran.
Vous avez mentionné tout à l’heure « Forrest Gump », qui reste à ce jour votre rôle le plus célèbre. Comment l’expliquez-vous ?
Ce fut une surprise pour tout le monde. Le fond de l’histoire n’était pas tant le destin d’un homme qu’une épopée sur les épreuves traversées par l’Amérique entre les années 1950 et 1980. Les gens l’ont vu huit, neuf ou dix fois et continuent de le regarder quand il passe à la télé. Quand Robert Zemeckis et moi tournions les scènes sur le banc, à Savannah, en Géorgie, je lui ai demandé : « Bob, tu es vraiment sûr que le public va s’intéresser à un film sur un type qui raconte son histoire à des inconnus, assis sur un banc ? » La suite lui a donné raison.
Dans le film, Elvis évoque souvent cette « musique qui le rend heureux ». Et vous, quel est le cinéma qui vous rend heureux ?
Je ne suis pas du genre nostalgique à me réfugier dans les films que j’ai déjà vus ; j’ai besoin de découvrir de nouvelles choses. Mais ce qui me rend heureux, ce sont les films tirés d’une histoire vraie et qui sont divertissants. Récemment, l’œuvre de ce genre qui m’a le plus passionné est la série Chernobyl. J’ai adoré son authenticité. Personne d’autre que Jared Harris n’aurait pu jouer cette fascinante scène d’audience où il explique le fonctionnement de l’énergie nucléaire et termine en disant : « C’est ici que nous avons menti, collectivement. » Quand je vois ce genre de scène, je suis au paradis. Et si je devais citer un film récent, je dirais Julie (en 12 chapitres).
L’Amérique a-t-elle besoin d’un nouvel Elvis ?
Un nouvel Elvis, ce n’est plus possible, mais je veux être optimiste, et j’ai l’espoir qu’un jour quelqu’un saura imposer une nouvelle philosophie dans ce pays, lui rappeler l’importance de la vérité et des faits. Et qu’il faut se méfier des discours démagogiques de ceux qui vous promettent la sécurité ou qui vous disent tout ce que vous avez envie d’entendre. Vous savez, ce : « Je te donnerai ce que tu veux, si tu écoutes et fais tout ce que je dis. » C’est un discours qui a toujours un prix.
Propos recueillis par Philippe Guedj