Israël a signé mardi 31 mai un accord avec les Émirats arabes unis, abolissant les barrières douanières pour «96% des produits» échangés entre les deux États. Le docteur en géopolitique Frédéric Encel analyse les conséquences géopolitiques de cet évènement.
FIGAROVOX. – Pourquoi cet accord est-il présenté par le premier ministre israélien comme «historique » ?
Frédéric ENCEL. – Ma première réponse est la suivante: précisément parce que c’est une première. Le premier traité de paix entre Israël et un État arabe est très ancien, il date des accords de Camp David en 1978 avec l’Égypte. Mais il s’était agi pendant plusieurs décennies d’une paix froide. Il n’y avait entre les deux pays pratiquement aucun contact commercial, culturel, ou diplomatique.
Dans les années 90, il y a eu le traité de paix israélo-jordanien de 1994, et l’ouverture de bureaux d’intérêts des États du Golfe avec Israël en 1996. Il y a eu un certain nombre d’accords, mais jamais un accord de libre-échange économique et commercial entre Israël et un pays arabe. Le premier ministre israélien triomphe parce que c’est sans précédent.
Le deuxième élément de réponse, est que les Émirats arabes unis sont la puissance montante du Golf. On l’a vu sur le plan militaire au Yémen. On le voit sur le plan diplomatique avec une autonomie de plus en plus large vis-à-vis de l’Arabie saoudite qui permet aux émirats de discuter avec tout le monde et d’intervenir dans beaucoup de cénacles internationaux. Et puis c’est la puissance montante sur le plan économique et financier puisque les investissements et les dépenses des émirats sont moins sanctuaires, plus stratégiques et plus lucratifs que la plupart des investissements des autres États du Golfe.
Cet accord de libre-échange inaugure-t-il des relations apaisées entre Israël et les États arabes ?
Je ne pense pas qu’il y ait d’interactions directes entre les excellentes relations entre Israël et les Émirats arabes unis y compris via cet accord, et d’autres États arabes. La raison assez simple est que les États qui n’étaient plus défavorables à un accord de paix avec Israël et la reconnaissance d’Israël ont déjà franchi le pas. C’est le cas du Maroc, du Bahreïn et du Soudan qui ont conclu en plus des émirats les accords d’Abraham il y a deux ans et demi, sachant que l’Arabie saoudite était implicitement partie prenante de ces accords. Quant aux autres États arabes qui continuent de nier farouchement l’existence d’Israël et qui se considèrent en guerre, ce n’est pas l’exemplarité des émirats qui va les convaincre. Les émirats ne sont pas en capacité de convaincre l’Algérie, la Syrie, la Tunisie et quelques autres de passer un accord avec Israël. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres interactions, mais plutôt que cet accord est un «one shot», extrêmement précieux pour Israël et pour les émirats, mais sans effet d’entraînement.
Dorian Barak, le président du Conseil commercial émirato-israélien a déclaré «Dubaï est en passe de devenir un hub pour les entreprises israéliennes qui considèrent l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient comme des marchés. » Quels sont les enjeux économiques pour les deux États ?
Les profits sont immenses pour les deux États. D’une part, les deux économies sont très complémentaires. On a du côté émirati une économie monoexportatrice, au sens où les hydrocarbures et le pétrole en particulier correspondent à plus de 90% des entrées. De l’autre côté, l’économie israélienne n’est pas rentière, et est basée sur le high-tech. La complémentarité est donc très intéressante.
Le deuxième point est que pour la première fois dans l’histoire des relations diplomatiques entre Israël et les états arabes, un accord est conclu avec un État riche. L’Égypte et la Jordanie, c’est-à-dire les premiers à avoir signé la paix avec Israël, sont des États pauvres. Les autres états signataires des accords d’Abraham il y a 2 ans et demi sont des états très modestes. Mais là, les Émirats arabes unis sont très riches, autrement dit solvables autant sur le plan d’achats civils que militaires. Les deux pays ont manifestement un intérêt économique à cet accord.
En 2020, par un accord conclu sous l’égide des États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis ont normalisé leurs rapports diplomatiques. L’accord prévoyait qu’Israël suspende l’annexion d’une partie de la Cisjordanie. L’État hébreu a-t-il tenu ses promesses ?
En réalité, il s’agit pour les Émirats d’un prétexte pour faire passer auprès des opinions publiques arabes un accord de paix qui allait manifestement loin. Les Émirats arabes unis exigeant d’Israël une non-annexion de la Cisjordanie étaient sûrs de l’obtenir. Parce que Netanyahou ne voulait pas annexer la Cisjordanie. Depuis la guerre des Six jours de 1967, aucun gouvernement israélien fut-il de droite nationaliste n’a annexé la Cisjordanie. Donc, Netanyahou a officiellement renoncé très solennellement à annexer certains pans de la Cisjordanie, mais il a renoncé en fait à quelque chose qu’il n’avait pas prévu de faire. De leur côté, les Émirats ont pu conclure que cette non-action était de leur fait. Ils se sont attribué le mérite de la non-annexion par Israël de tout ou partie de la Cisjordanie, tout en sachant qu’Israël ne l’aurait de toute façon pas fait.
Cet accord envoie-t-il un message à la Palestine ?
Non, le dossier palestinien semble durablement et définitivement déconnecté des nouvelles relations diplomatiques, économiques, voire militaires entre Israël d’une part et les Émirats d’autre part. Le dossier est décorrélé. On l’a bien vu, puisque ces derniers mois il y a eu des émeutes, des attentats, et des morts, y compris à Jérusalem même sur l’esplanade des Mosquées (mont du Temple). Ça n’a absolument pas entravé ni même ralentit la poursuite du processus d’accord très poussé entre les émirats et Israël.
Frédéric Encel est docteur en géopolitique et maître de conférences à Sciences Po Paris. Il a récemment publié Les Voies de la puissance, Ed. Odile Jacob, mars 2022.