Mise en examen pour «escroquerie en bande organisée», «blanchiment» et «usage de faux», la prestigieuse société de ventes aux enchères parisienne est accusée d’avoir écoulé de nombreux objets issus de pillages dans des pays en guerre.
Des dizaines d’antiquités ont été adjugées par ses commissaires-priseurs malgré leur provenance illégale. Basée avenue Kléber, dans le triangle d’or parisien, la prestigieuse maison de ventes aux enchères Pierre Bergé et Associés est soupçonnée d’avoir joué un rôle clé dans le vaste trafic mis au jour par la justice française. Un scandale qui s’est amplifié le 25 mai avec la mise en examen de l’ancien patron du Louvre, Jean-Luc Martinez, pour «blanchiment» et «complicité d’escroquerie en bande organisée».
Si plusieurs galeries et musées étrangers liés à ce trafic ont été identifiés au fil des investigations aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, le département archéologie de Pierre Bergé et Associés est apparu comme «un des plus importants vecteurs de cette forme de trafic illicite», selon les enquêteurs de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC), chargé de démanteler ce réseau tentaculaire. En mars, la société de ventes a été mise en examen en tant que personne morale pour «escroquerie en bande organisée», «blanchiment», «usage de faux», «recel de vols en bande organisée» et «entrave à la liberté des enchères». Libération, qui a eu accès à de nouveaux documents inédits, révèle comment l’entreprise est devenue un point d’entrée privilégié sur le marché légal pour les trafiquants d’antiquités.
Juteuses commissions
Pendant près de quinze ans, le département archéologie de la maison Pierre Bergé a été incarné par un seul homme, Christophe Kunicki, expert en égyptologie et sommité du milieu de l’art parisien. Après avoir été sollicité pour créer ce nouveau département, il en a lui-même pris les rênes en 2005 avec une double casquette singulière d’expert et d’apporteur d’affaires. En clair, Kunicki était à la fois chargé d’authentifier l’origine des œuvres et de les mettre sur le marché, avec de juteuses commissions à l’appui.
Comme Libération l’a raconté, l’enquête a permis de détecter de nombreuses «irrégularités» dans la «majorité» des ventes organisées par l’expert entre 2007 et 2017. Parmi les pièces à la provenance litigieuse écoulées chez Pierre Bergé et Associés, quatre ont été vendues entre 2013 et 2015 au Metropolitan Museum of Art de New York avec de faux documents pour près de 2,5 millions d’euros. Toutes ont été expertisées par Kunicki et déposées par le marchand libano-allemand Roben Dib, basé à Hambourg et décrit par les enquêteurs comme «un membre éminent de cette organisation criminelle».
Il n’est pas seulement reproché à ce dernier d’avoir utilisé la maison Pierre Bergé pour vendre ses œuvres au prestigieux musée américain, mais il s’en serait aussi servi pour écouler ses pièces litigieuses auprès de nombreuses galeries françaises et étrangères. Comme pour cette stèle égyptienne cédée en 2016 pour 100 000 euros à la galerie parisienne Cybèle, avant d’être saisie trois ans plus tard lors d’une exposition à New York par les autorités américaines en raison de son origine douteuse. Ou, pire encore, cette statuette masculine au nom de Neheri, mise en vente en 2012 alors qu’elle avait été déclarée volée et figurait à ce titre sur la base spécialisée d’Interpol, consultable par le public. En épluchant les objets déposés par le marchand libano-allemand chez la maison de ventes parisienne, les enquêteurs ont aussi identifié deux objets dérobés dans un musée libyen, un buste funéraire en marbre et un bas-relief provenant de la région de Cyrénaïque, dans la partie nord-orientale de la Libye.
Des pièces issues de pillages récents
Lors de ces ventes, il arrivait régulièrement à Roben Dib de placer et racheter lui-même ses propres pièces, dans le seul but de créer un écran transactionnel et de donner aux œuvres une valeur marchande sur le marché de l’art légal. Cette technique bien connue des trafiquants, destinée à «blanchir» un objet sans provenance, est pourtant constitutive du délit d’entrave aux enchères publiques, raison pour laquelle la société parisienne a été mise en examen pour ces faits.
Dans l’ombre de Christophe Kunicki, Dib n’est pas le seul marchand à avoir profité de ce système pervers. Un autre personnage est apparu comme un des principaux pourvoyeurs d’antiquités pillées auprès de la maison de ventes parisienne, Ayad K. L’homme, qui serait le fils d’un marchand d’origine libanaise, se présente sur son compte Linkedin comme «consultant en art». Selon Kunicki, il ne se déplaçait quasiment jamais en personne à Paris, préférant se faire représenter par son courtier.
Au total, Ayad K. a écoulé près de 900 pièces chez Pierre Bergé et Associés lors de 22 ventes distinctes, pour un montant de plus de trois millions d’euros. Dans les catalogues, leur description était souvent sommaire et leur provenance réelle inconnue. Une «négligence» d’autant plus étonnante, selon l’enquête du juge d’instruction Jean-Michel Gentil, qu’au moins une dizaine de ces pièces sont issues de pillages récents.
Parmi celles-ci, la plupart proviennent de la vallée du Jawf, au Yémen, un des sites les plus pillés du pays entre 2000 et 2012. Par pudeur, la maison de ventes se contentait pour ces objets d’indiquer pour seule provenance la «péninsule sudarabique», plus floue, donc moins suspecte aux yeux des acheteurs. Fait rarissime, l’Etat yéménite a déposé en février 2021 une plainte avec constitution de partie civile auprès du parquet de Paris, mettant en avant le «préjudice patrimonial, financier et moral» engendré par ces trafics.
Désormais au cœur des investigations de la justice française, Ayad K. est également défavorablement connu des autorités suisses. Selon nos informations, la perquisition d’un de ses lieux de stockage, dans les ports francs de Genève, a en effet permis de découvrir une dizaine d’autres pièces archéologiques provenant de pillages, notamment au Yémen et en Irak.
«Bonne foi»
Comment la société Pierre Bergé et Associés a-t-elle pu permettre à ces fournisseurs d’écouler une quantité aussi importante d’objets à la provenance illicite venant de pays en guerre, en dépit des règles de vigilance officiellement en vigueur ? Placé en garde à vue en juin 2020, le président-directeur général de la maison de ventes parisienne, Antoine Godeau, a longuement expliqué aux enquêteurs le fonctionnement de la société et sa division en différents départements, chacun étant chargé d’expertiser et d’estimer le prix des pièces qui relèvent de son domaine. «C’est l’expert qui est responsable de la légalité et de la provenance des objets», a insisté Godeau. Christophe Kunicki ? «Un ami, mais pas intime. Il nous arrivait de dîner deux fois par mois à peu près.» Sa double casquette d’expert et d’apporteur d’affaires ? «C’est très répandu dans le marché de l’art, tous les experts apportent en général des affaires.» Son professionnalisme ? «Kunicki est un expert réputé et sérieux, je ne peux pas mettre en cause sa compétence et son honnêteté. Il a travaillé pendant des années avec d’autres maisons de ventes que la mienne.»
Puis, face aux éléments accablants avancés par les enquêteurs, le PDG a fini par admettre avoir peut-être trop fait confiance à son expert. «Je n’ai pas fait attention à la provenance des objets, c’est vrai. Je pense que je n’ai pas été assez vigilant, j’ai été de bonne foi, mais imprudent.»
Interrogé sur les procédures destinées à vérifier l’origine des objets, Antoine Godeau a également reconnu l’existence de «lacunes» dans les pièces justificatives et l’absence de véritable stratégie de contrôle au sein de l’entreprise. «On a essayé depuis plusieurs années d’améliorer les provenances et les pedigrees mais cela n’a pas toujours été le cas, a-t-il avoué. Il y a des objets qui ont été présentés sans un pedigree important, c’est clair. Lorsque ces points ne pouvaient être précisés, il ne se passait pas grand-chose, l’objet était tout de même présenté à la vente et publié dans le catalogue avec la fiche de l’expert.»
En France, les professionnels du marché de l’art tels que les antiquaires, les responsables de sociétés de ventes aux enchères, les officiers publics ou ministériels ainsi que les experts sont soumis à des obligations légales strictement définies, destinées à éviter ou limiter toute forme de trafic. En s’affranchissant de ces règles, Antoine Godeau aurait donc «de facto permis à des archéos trafiquants d’utiliser cette structure commerciale pour leurs activités criminelles», selon l’OCBC. Conclusion des enquêteurs : «Le contrôle réel des activités de Kunicki au sein du département archéologie et la mise en place de véritables mesures de vigilance et de diligence requises en matière de traçabilité des antiquités auraient probablement évité à cette maison de ventes d’apparaître comme un vecteur important du trafic international d’antiquités.»
A ce stade, Antoine Godeau n’a pas été mis en examen. Selon nos informations, il doit de nouveau être entendu sur le fond du dossier dans les prochaines semaines. Contacté, son avocat, Patrick Maisonneuve, qui défend également la maison de ventes, met en avant la «bonne foi» de ses clients, qui ont eu recours à des «experts reconnus et de très grande qualité». Questionné sur les moyens qui pourraient désormais être mis en place pour éviter ce type de dérives, le patron de Pierre Bergé et Associés a avancé la solution la plus efficace à ses yeux : «Un moyen très radical serait de ne plus faire de ventes d’archéologie.»