Mis en lumière par les documentaires «l’Arnaqueur de Tinder» ou «Sakawa», les escroqueries consistant à soutirer de l’argent à une personne en lui faisant croire au grand amour est en pleine expansion. La France est aussi touchée par le phénomène.
C’est en regardant le documentaire l’Arnaqueur de Tinder que Kathy a réalisé qu’elle avait été victime d’une escroquerie aux sentiments. Un inconnu lui a soutiré toutes ses économies (92 000 dollars, soit 86 200 euros) en se faisant passer pour amoureux. Le 15 avril, la chaîne californienne ABC7 diffusait le témoignage de cette Américaine, qui racontait : «Après deux années de pandémie, je me sentais seule. Personne ne veut être seul dans la vie.» Kathy s’est donc inscrite sur le site de rencontres SilverSingles réservé aux personnes âgées de 50 ans et plus. Elle y a fait la connaissance d’un homme de son âge et s’en est éprise. «Chaque mot de lui m’embrasait le cœur.» Il lui envoyait des messages : «Bonjour, ma petite femme. J’espère que tu as bien dormi» ou «Je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer.»
Elle ne l’a jamais rencontré, et pour cause. L’inconnu se disait prêt à tout pour la rejoindre à Toronto (Canada), prétendait chercher du travail sur place, afin de pouvoir vivre avec elle. Problème : il lui fallait 5 000 dollars pour obtenir un permis de travail. Kathy les lui a envoyés. Il a ensuite eu un accident. Kathy s’est endettée pour lui rembourser l’hôpital et la chirurgie… Jusqu’au moment où une amie lui a recommandé ce documentaire, si populaire sur Netflix, qui compile les témoignages de femmes ayant perdu des fortunes pour les beaux yeux d’un séducteur rencontré sur Internet. Kathy a eu le sentiment désagréable de se reconnaître puis, de réflexion en déduction, a réalisé l’ampleur du désastre. Aux Etats-Unis, les pertes totales causées par les arnaques à l’amour (romance scams) au cours des cinq dernières années sont estimées à 1,3 milliard de dollars par la Commission fédérale du commerce, une agence chargée, entre autres, de protéger les consommateurs américains.
Histoire d’amour à l’allure trépidante
L’arnaque à l’amour sévit également en France. Depuis le 15 mars, il est d’ailleurs possible de signaler en ligne ce type de fraude. Afin de faciliter la lutte contre la cybercriminalité, le ministère de l’Intérieur a en effet mis en place le service de Traitement harmonisé des enquêtes et signalements pour les e-escroqueries (Thesee) permettant aux victimes de «déposer plainte sans avoir à se déplacer dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie». Il suffit de se rendre sur le site service-public.fr, rubrique Justice, puis onglet Escroquerie. L’équipe de Thesee compte pour l’instant 17 policiers et gendarmes chargés de traiter les plaintes et d’investiguer. Leur service concerne aussi bien les faux vendeurs, les faux acheteurs que les rançongiciels, les piratages de boîte mail ou les escroqueries sentimentales, dont le nombre augmente autant que se multiplient les sites de rencontre.
C’est en effet souvent par le biais de petites annonces que les arnaqueurs hameçonnent leurs proies. Leurs méthodes sont connues : les arnaqueurs se créent de faux profils, celui d’un beau militaire, par exemple, ou d’une séduisante cardiologue en mission à l’étranger. Après avoir gagné la confiance de leurs victimes, ces princes charmants et ces héroïnes de contes de fées les inondent de messages amoureux, forgent des plans d’avenir puis, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, demandent de l’argent sous différents prétextes d’urgence, en affirmant qu’ils rembourseront.
Tant que la victime ne met pas fin à cette relation, l’escroc entretient le rêve romantique, maintient l’espoir d’une rencontre et continue à demander de l’argent en inventant des imbroglios qui donnent à l’histoire d’amour l’allure trépidante d’un feuilleton télévisé. Serments passionnés, cajoleries, aveux tendres, confessions intimes… Jouant du clavier comme d’un instrument, les arnaqueurs sentimentaux placent leurs proies au centre d’un univers féerique tissé de mots doux et ardents.
Cousues de fil blanc
«Tout est faux avec eux, mais, curieusement, l’aspect factice de ces mirages ne semble pas alerter les proies. Au contraire» : pour l’artiste et curatrice franco-italienne Valentina Peri, anthropologue de formation, spécialisée dans les technologies de l’amour, les escroqueries sentimentales présentent ceci de singulier que, même cousues de fil blanc, elles fonctionnent. Depuis qu’elle enquête sur ce phénomène, Peri ne cesse de s’étonner : «La particularité de ces arnaques, c’est qu’elles semblent tirer leur force de leur inanité même… Dans l’univers du romance scam, tout repose sur des mots qui ne sont que du vent. Paradoxalement, plus la personne est physiquement absente, plus elle comble l’absence avec des mots, plus elle semble acquérir de la réalité.» Mais par quel tour de magie ?
Depuis au moins quatre ans, les plans de sensibilisation se multiplient à travers la planète. En Suisse, par exemple, la police sonne l’alarme dès 2018 : «Si Angelina Jolie vous contacte, il faut faire preuve de bon sens», dit à 20 Minutes Charles Blanchet, enquêteur à l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication. En 2019, une brochure suisse de prévention intitulée «Grand amour ou grosse arnaque ?» enfonce le clou : «Demandez-vous s’il est plausible qu’une personne riche et séduisante vivant dans un pays lointain et sans aucun lien avec votre vie souhaite soudain entamer une relation à distance avec vous.»
En Amérique du Nord, les sites de prévention multiplient les mises en garde. Celui de la Commission fédérale du commerce, notamment, rappelle cette vérité bonne à dire que si votre chéri·e demande de l’argent avant même de vous avoir rencontré·e, il vaut mieux se rendre à l’évidence : c’est un escroc. «Même les applications de transfert d’argent appellent leurs utilisateurs à se méfier», souligne Valentina Peri qui cite ce petit poème, envoyé par la néobanque Revolut à tous ses abonnés, le 21 janvier : «Les roses sont vermeil / Les violettes des merveilles / N’envoyez pas d’argent à votre bien-aimé·e / Si c’est trop beau pour être vrai.»
Une spécialité ghanéenne
Bien que les médias prennent largement le relais de ces campagnes d’information, le nombre de victimes explose depuis la pandémie. «Aux Etats-Unis, les pertes auraient augmenté de 80% en 2021 [pour atteindre 547 millions de dollars, selon la Commission fédérale du commerce, ndlr] comparé à l’année précédente, et ce n’est probablement que la pointe émergée de l’iceberg. Les gens ont trop honte pour porter plainte», pointe Valentina Peri. Tout sur Internet peut être falsifié : profils, liste d’amis, photos, documents officiels, numéros de téléphone… «Ils ont beau le savoir, beaucoup de gens tombent dans le piège, constate Peri. Parce que les arnaqueurs comblent un besoin essentiel : le besoin d’être élu·e, choisi·e et, ce faisant, de devenir un héros ou une héroïne de roman…» Peri appuie son analyse sur un extrait du livre Hard Romance, Cinquante Nuances de Grey et Nous (éditions du Seuil) de la sociologue Eva Illouz : «L’un des fantasmes qu’accomplit le roman réside dans ce secret espoir : qu’en consacrant notre valeur intérieure, l’amour fasse de la personne ordinaire que nous sommes un être singulier.»
Partant sur les traces de ce rêve, Valentina Peri se demande qui le fabrique et comment. Pendant la pandémie, elle découvre Sakawa, un documentaire où elle apprend qu’une grande partie des arnaqueurs vivent au Ghana. «Dans son film, Ben Asamoah démystifie un peu l’idée qu’on se fait des escrocs : Ghanéen, il a pu filmer ces gens, leurs techniques, leurs motivations, leur vie quotidienne. On ne les voit plus tout à fait comme des criminels. Les jeunes qui font ce métier en Afrique, âgés de 18 à 30 ans en moyenne, plutôt instruits, ne trouvent pas de travail. Ils font plein de jobs sous-payés : boys, vendeurs de rue… Ils ont parfois une famille à soutenir, des enfants qu’il faut soigner. Certains craquent et se disent qu’ils vont peut-être gagner de l’argent facile.» Certains travaillent en indépendants, d’autres dans des «agences» où les scammers œuvrent dans la même pièce, avec du matériel fourni par le patron. Le 31 décembre 2021, Peri part au Ghana pour un mois avec ce projet : trouver les textes pré-écrits, appelés «formats», dont les escrocs se servent pour subjuguer leurs cibles.
«Les formats sont des modèles de lettres, prêts à être copiés-collés dans la conversation, détaille-t-elle. Au bout de deux semaines de recherche, j’ai pu en acheter une quinzaine sur le marché noir des scammers. Ça m’a coûté 200 cédis [24 euros].» En les lisant, Peri tombe des nues. La plupart de ces textes sont parfaitement stéréotypés, souvent mièvres et si remplis de formules toutes faites qu’ils en deviennent «absurdes», ajoute-t-elle. Rien ne les distingue de ces manuels qui fleurissaient au XVIIe siècle, remplis de modèles classés par chapitre : déclaration d’amour (avec ou sans demande en mariage), reproche, jalousie, conciliation, rupture… sans oublier les demandes d’argent.
«Un vaste réservoir d’identités fictives»
A plusieurs siècles de distance, les lettres amoureuses des scammers ne font jamais que perpétuer – sous une forme numérique – la tradition française et italienne des «galants secrétaires», des guides épistolaires à l’usage des amants «enseignant aux deux sexes les vrais moyens de réussir dans les affaires de cœur». Enchantée par sa découverte, Valentina Peri sélectionne les meilleurs extraits de ces modèles pour arnaqueurs, les organise en chapitres et publie cette compilation sous le titre ironique de The New Romance Scammer’s Instructor («le nouveau guide de l’arnaqueur de l’amour», autoédité, avec le soutien de l’Institut français du Ghana) afin de contribuer à une meilleure connaissance du phénomène.
«Je me suis évidemment demandé s’il était éthique de mettre potentiellement en danger le business de personnes qui essayent de survivre, concède-t-elle. Mais des textes comme ça, on en reçoit tous les jours quand on met une annonce sur les sites de rencontre. Par ailleurs, mes textes choisis sont bien trop poétiques ou énormes pour nuire aux arnaqueurs. J’ai même appris, de la bouche de certains d’entre eux, que ces modèles servaient surtout aux débutants…» Les pros n’ont nul besoin de lettres pré-écrites. Leur technique repose avant tout sur l’empathie : à l’écoute, attentifs, ils donnent de leur temps. Ils répondent toujours des choses gentilles. Ils sont toujours tendres et aimants. «Ils exploitent des besoins et ils se font de l’argent par ce moyen, résume Peri. Pour eux, les victimes ce sont des clients. Cela peut sembler cynique mais pourquoi pas ?»
Elle le souligne, les arnaques à l’amour s’inscrivent dans le contexte d’une industrie en plein essor : celle des agents conversationnels dédiés à l’amour. Certaines entreprises utilisent des chatbots pour combler les besoins émotionnels de leurs utilisateurs (hommes ou femmes) et emploient des auteurs pour rédiger des phrases qui sont insérées par des intelligences artificielles dans le corps du dialogue. Beaucoup de ces services – qui jouent sciemment sur l’ambiguïté humain-machine – sont payants. «Sur Internet, nous sommes dans la zone grise. A qui parle-t-on ? Qui est là derrière l’écran ? Cette question, on se la pose sans cesse, explique Valentina Peri. Internet est un vaste réservoir d’identités fictives qui permet aux internautes de se rêver, le temps d’une histoire d’amour. Même illusoire, l’histoire peut durer longtemps.» Certains arnaqueurs ghanéens auraient maintenu le lien cinq, sept voire neuf ans de suite, conclut-elle. Au bout de tant de temps, on pourrait presque parler de compagnonnage, fût-il asymétrique et toxique.
par Agnès Giard