Rempli de déclarations racistes mais aussi antisémites, le manifeste de l’auteur d’une fusillade mortelle contre des Noirs à Buffalo, le 14 mai, montre à nouveau combien la haine envers les juifs grandit aux Etats-Unis, estime l’historien américain Robert Zaretsky, dans une tribune au « Monde ».
Le 14 mai, Payton Gendron, un adolescent muni non pas d’un panier de courses, mais d’un fusil d’assaut, entrait dans un supermarché de Buffalo, dans l’État de New York. Il avait délibérément choisi un supermarché d’un quartier majoritairement noir car, explique-t-il dans son « manifeste » publié en ligne, les Noirs sont les « remplaçants ». Ce terme désigne ceux qui, selon les mots de Gendron, cherchent « à remplacer ethniquement [son] peuple ». Aussi, déterminé à « assurer l’existence de [son] peuple et l’avenir des enfants blancs », a-t-il tué dix hommes et femmes.
Ce qui est sûr, dans l’immédiat, c’est que cet acte innommable cause un traumatisme et de la souffrance chez les Noirs américains, une fois de plus victimes du profond racisme qui a sévi tout au long de l’histoire des Etats-Unis. Mais le manifeste de Gendron aggrave également le malaise chez les juifs américains. Le texte pullule de clichés, de mèmes et d’illustrations antisémites. L’International Centre for Counter-Terrorism [un think tank néerlandais] a réalisé une analyse du texte qui montre que le nombre de références aux juifs y dépasse le nombre de références à toute autre minorité américaine.
La vigne et le figuier
Le terme « remplaçant » vient de la thèse du « grand remplacement », forgée par le penseur d’extrême droite français Renaud Camus. Cette théorie a été adoptée en masse par les ethnonationalistes blancs persuadés qu’une « élite mondiale » dominée par les juifs orchestre des changements démographiques [en vue du remplacement de la population blanche]. Aux yeux de Gendron, les juifs constituent donc « le plus gros problème que le monde occidental a jamais connu » – d’un côté, ils dirigent les banques et le gouvernement, de l’autre, ils diffusent « une idéologie gauchiste » opposée aux banques et ce sont des « marxistes » hostiles au gouvernement.
Sans détour, Gendron rend sa conclusion : « Les juifs doivent être montrés du doigt et tués. » Pas aujourd’hui peut-être, mais demain sans aucun doute. Après tout, « on peut s’occuper des juifs le moment venu ». En sommes-nous déjà là ?
En 1790, le président George Washington promettait : chaque juif américain « pourra s’asseoir en sécurité sous sa vigne et son figuier, et nul ne le troublera ». La vigne et le figuier se dressaient avec une telle fermeté que l’historien du XXe siècle Salo Baron soulignait que les juifs d’Amérique n’avaient pas l’histoire pleine de « larmes » de leurs frères d’Europe.
Cette idée a imprégné les premières années du XXIe siècle. « Dans un avenir proche, assurait, en 2011, Steven T. Katz, historien juif de renom, il semblait raisonnable de penser que la communauté juive américaine continuerait de prospérer et de s’épanouir. » L’historien Leonard Dinnerstein, auteur de l’ouvrage de référence Antisemitism in America (Oxford University Press, 1995, non traduit), écrivait, dans un article paru en 2016 : « L’antisémitisme est une question trop mineure pour que l’on s’en préoccupe » (Antisemitism in North America, Brill, non traduit).
Sauf que la question n’a aujourd’hui plus rien de mineur. En 2021, il y a eu, selon l’Anti-Defamation League [une association américaine de lutte contre l’antisémitisme et les discriminations], 2 717 incidents antisémites aux Etats-Unis. Soit une augmentation des cas d’agression, de harcèlement et de vandalisme de 34 % depuis 2020. Comme les victimes ont souvent des réticences à signaler ce genre d’incident, les chiffres réels sont probablement plus élevés. En conséquence, les juifs américains, en dépit de la promesse de George Washington, ont de plus en plus peur. En 2021, une étude conduite par l’American Jewish Committee [la plus importante organisation juive aux Etats-Unis] indiquait que 90 % des juifs américains pensent que l’antisémitisme est un problème [actuellement dans le pays]. Le fait que seuls 60 % des Américains non juifs soient de cet avis est, peut-être aussi, problématique.
« Sentiment d’impuissance »
Les récents pics d’actes antisémites aux Etats-Unis apparaissent au moment où un regain de violences survient entre Israël et le Hamas. Mais, aux Etats-Unis, quelque chose d’autre que de l’antisionisme est en jeu : la propagation de l’« ethnonationalisme blanc », un mouvement qui croit dur comme fer que la majorité blanche d’Amérique est en train d’être remplacée par des étrangers. Et les juifs occupent une place centrale dans cette idéologie enfiévrée. En 2017, des néonazis marchaient dans Charlottesville, en Virginie, en chantant « Les juifs ne nous remplaceront pas » ; en 2018, un tireur, convaincu que « les juifs étaient en train de commettre un génocide contre [s]on peuple », tuait onze fidèles dans la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, en Pennsylvanie.
Ironie du sort, c’est un homme né à Buffalo, l’historien Richard Hofstadter [1916-1970], qui a proposé le diagnostic le plus durable de cette vision du monde conspirationniste. Dans son article paru en 1964 « The paranoid style in American Ppolitics » (Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, François Bourin, 2012), il sonde la vision du monde des « dépossédés » – ces Américains persuadés qu’on leur a « largement pris » leur pays et déterminés à « en reprendre possession ».
Ces activistes, observe Hofstadter, ont en commun « un sens de l’exagération enflammé, un penchant pour la suspicion et un imaginaire conspirationniste ». Ils « montent aux barricades de la civilisation », convaincus non seulement que l’ennemi est « totalement mauvais », mais aussi qu’il doit être « totalement éliminé ». Puisqu’une victoire totale est impossible, le paranoïaque souffre inévitablement du « même sentiment d’impuissance » dont il souffrait au départ.
Comme le conclut Hofstadter, cela laisse le paranoïaque avec une plus grande détermination à réussir la fois suivante. Et cela doit plonger dans l’intranquillité tous les Américains qui pensent que nous avons le droit, tous, de nous asseoir en sécurité sous notre vigne et notre figuier.
Traduit de l’anglais par Valentine Morizot
Robert Zaretsky est professeur d’histoire à l’université de Houston, au Texas.