Le dessinateur sort ce vendredi l’ultime tome de « Spirou, l’espoir malgré tout », fresque conçue pour faire prendre conscience aux jeunes des horreurs de la Shoah. Attention spoilers.
Héros aux mille visages, Spirou a vécu ces dernières années une aventure inédite en 80 ans d’existence. Dans Spirou, l’espoir malgré tout, le célèbre groom est confronté à la grande Histoire et à la Shoah, dont il découvre les horreurs dans un dernier tome en librairies ce vendredi.
Cet ultime tome, particulièrement bouleversant, se termine avec une révélation choc pour le lecteur qui a cru lire pendant plusieurs années une aventure classique de Spirou: certains personnages, comme ce peintre juif auquel le groom apporte son aide, ont réellement existé, et sont morts dans les camps de concentration.
« Je voulais créer un choc », explique à BFMTV Émile Bravo, qui voit son Spirou comme un outil pédagogique pour les jeunes lecteurs. « Présenter ce peintre comme un personnage de bande dessinée et le faire disparaître pour qu’on s’aperçoive qu’il est réel nous renvoie à notre réalité. »
Ce peintre, Felix Nussbaum, dont l’œuvre s’inscrit dans la lignée de Giorgio de Chirico, Henri Rousseau ou encore Vincent van Gogh, est mort le 20 septembre 1944 à Auschwitz-Birkenau. Réputé pour ses autoportraits où il fixe de son regard dur le public, il reste célèbre pour Le Triomphe de la mort, un tableau peint en 1944 deux mois avant sa déportation.
Cette œuvre crépusculaire, où des squelettes dansent sur les ruines d’une ville, Spirou la découvre dans le grenier où il avait caché Felix Nussbaum. « Ce tableau est à l’initiative de Spirou », note Émile Bravo. « Il a acheté la toile. Il lui a dit de peindre quelque chose qui donne de l’espoir. Et en fait, il a fait tout le contraire. » L’image conclut aussi l’album: « On doit se la prendre dans la gueule, comme Spirou. »
« Une certaine angoisse »
La force du Spirou d’Émile Bravo aura été de sans cesse déjouer les attentes du lecteur. Jusqu’au bout, il aura fait croire que les pérégrinations de Spirou pour sauver sa fiancée juive Kassandra étaient au cœur du récit, pour mieux souligner la cruauté de la vie. « C’est ça le problème: la réalité est toujours pire. »
Spirou ne reverra jamais Kassandra. Après la guerre, elle s’envolera vers la Palestine, comme beaucoup de survivants de la Shoah. Personne ne sort indemne de cinq années de guerre. Même un personnage aussi optimiste que Spirou: l’album se conclut ainsi avec un étonnant dialogue, où il évoque la naissance d’un État juif en Palestine.
« Ça ne vient pas de nulle part », précise Émile Bravo. « Spirou a lu Le Petit Vingtième, où a été publié à partir de 1939 Tintin au pays de l’or noir. Il a vu ce qui se passait là-bas et il sait que c’est ‘un pataquès’, comme dit Fantasio. Il se demande ce que Kassandra va faire là-bas. Il a peur qu’ils continuent à se battre. »
À son retour à Bruxelles, à la Libération, Spirou retrouve aussi une vieille connaissance du temps où il travaillait comme groom dans un palace. Cet homme au physique cadavérique, survivant des camps où étaient enfermés les opposants politiques, apparaît tel « un fantôme qui revient hanter son lieu de travail ».
Cette scène est l’une des plus marquantes de la BD. Un effet renforcé par la ligne claire, un graphisme aux traits volontairement simples et lisses, qui tranche avec le physique rugueux et décharné du personnage. « C’est pour nous préparer à la révélation finale du tableau de Felix Nussbaum », indique Émile Bravo. « Il faut qu’il y ait déjà une certaine angoisse dans le dessin. »
« Un état de sidération »
L’histoire se conclut avec une référence à Il y a un sorcier à Champignac, première histoire longue de Spirou signée Franquin. Après la guerre, la vie reprend ses droits: « C’est Franquin qui nous divertit! », insiste Émile Bravo. « Moi, je suis là pour prendre conscience de cette époque – et de la nôtre: rien n’a changé depuis. C’est terrifiant. »
Spirou, l’espoir malgré tout a été récompensé en janvier au festival d’Angoulême. Émile Bravo regrette toutefois le timing: « C’est sympa, mais c’est dommage. Ils m’ont donné le Fauve de la série, et ce n’est pas une série, c’est une histoire! Il y a aussi un côté un petit peu vexant de récompenser une histoire avant que je la termine. »
Après avoir consacré une dizaine d’années à imaginer ce récit, Émile Bravo est à présent dans « un état de sidération »: « Je ne sais pas trop ce qui se passe. Il va falloir que je prenne beaucoup de recul par rapport à tout ça. Je vais essayer de faire quelque chose de léger, comme des histoires d’ours nains! »