Après six décennies de rencontres et de coopérations cachées, et dans la foulée des accords d’Abraham signés en 2020 par Israël avec les Emirats arabes unis et Bahreïn, la normalisation diplomatique entre Tel-Aviv et Rabat reconfigure l’équilibre stratégique au Maghreb.
Une plage de sable blanc devant une rangée de gratte-ciel, et ce slogan : « Idée de voyage : s’ouvrir à de nouveaux horizons. Tel-Aviv, 4 300 dhs [dirhams, soit environ 405 euros]». Qui aurait imaginé voir, au détour d’une grande avenue de Casablanca, une imposante affiche louant une telle destination ? Cette publicité de la compagnie aérienne Royal Air Maroc, impensable il y a seulement deux ans, est révélatrice de l’embellie entre le royaume chérifien et Israël depuis la normalisation de leurs relations diplomatiques, scellée le 10 décembre 2020, à l’instigation des Etats-Unis. Un « deal » réalisé dans le plus pur style de Donald Trump, alors président américain en fin de mandat.
La transaction a été donnant-donnant. En échange de la « reconnaissance » par Washington de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental – une cause patriotique sacrée dans le royaume –, Rabat a établi des relations diplomatiques avec Tel-Aviv ou, plutôt, officialisé une relation aussi discrète qu’ancienne. Israël a ainsi pu épingler un autre pays arabe au tableau des accords d’Abraham, qui avait déjà vu, en cette même année 2020, trois autres Etats – les Emirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan – normaliser leurs liens avec lui. Un nouveau jeu d’alliances, aussitôt qualifié par les dirigeants palestiniens de « coup de poignard dans le dos », qui signe la fin d’un long consensus arabe excluant tout accord de paix tant que ne seraient pas résolues les questions primordiales de la création d’un Etat palestinien, avec Jérusalem-Est pour capitale, et du droit au retour des réfugiés.
L’inauguration, le 13 mars, du premier vol direct Casablanca-Tel-Aviv a été saluée dans des médias marocains comme un événement historique. Destination « interdite » avant la normalisation, Israël est désormais desservi par quatre vols hebdomadaires de la Royal Air Maroc. Dans le sens inverse, trois compagnies israéliennes assurent déjà des liaisons avec Marrakech depuis l’été 2021. Du 15 au 23 avril, pendant la fête juive de Pessah, qui commémore l’exode des juifs hors d’Egypte et la naissance d’Israël en tant que peuple, plus de 10 000 touristes israéliens ont ainsi arpenté la ville ocre et sa médina – une bouffée d’oxygène pour le secteur touristique durement éprouvé par les restrictions sanitaires liées au Covid-19.
Mémoire commune
Avant la pandémie et avant les accords d’Abraham, près de 40 000 Israéliens, souvent d’origine marocaine, se rendaient chaque année dans le royaume après avoir transité par d’autres pays. La nouvelle donne diplomatique laisse espérer un quintuplement du flux. « On table sur 200 000 visiteurs par an au démarrage, et sans doute bien davantage dans les années à venir », anticipe Zoubir Bouhoute, président du conseil provincial du tourisme de Ouarzazate et expert du secteur. Sur place, les opérateurs se préparent déjà. Des hôtels et des restaurants proposent désormais des menus casher, tandis que des guides touristiques apprennent l’hébreu. « Pour l’heure, près de 80 guides ont suivi une formation leur permettant d’ajouter la mention de “guide hébréophone” sur leur carte professionnelle », assure Abdessadek Qadimi, vice-président de la Fédération des guides de tourisme au Maroc. « Notre pays a une identité judaïque très forte. La présence des juifs au Maroc remonte à plus de deux mille ans », tient-il à souligner.
La dimension humaine enracinée dans l’histoire – celle d’une terre marocaine où la présence juive était la plus importante du Maghreb – est cruciale pour comprendre la normalisation diplomatique en cours. En 1948, la communauté juive comptait autour de 300 000 personnes. L’écrasante majorité a émigré dans les années 1950 et 1960 en Israël, en France ou ailleurs, notamment sur le continent américain. Six décennies plus tard, l’attachement pour le Maroc de leurs ancêtres des Israéliens d’ascendance marocaine – dont le nombre fait débat (472 800 selon Tel-Aviv, 800 000 selon Rabat) – demeure profond ; le pays a par ailleurs multiplié les marques d’attention à l’égard des 2 200 juifs restés au pays, selon la comptabilité établie en 2020 par Berman Jewish DataBank. Le royaume chérifien a amendé, en 2011, le préambule de sa Constitution, en stipulant que son « unité » a été « enrichie » de son « affluent hébraïque ». Vingt ans plus tôt, un juif marocain, André Azoulay, avait été nommé conseiller du roi Hassan II. Titre qu’il a ensuite conservé sous le règne de son fils Mohammed VI.
Cette mémoire commune éclaire la singularité du Maroc parmi les Etats arabes ayant opté pour la normalisation. « Pour Barheïn et les Emirats arabes unis, le rapprochement avec Israël est motivé par l’animosité partagée envers l’Iran, ainsi que par le souhait d’entrer dans l’ère post-pétrolière avec les technologies israéliennes, explique Emmanuel Navon, chercheur au Jerusalem Institute for Strategy and Security. Dans le cas du Maroc, la normalisation s’explique surtout par la dimension sentimentale liée aux Israéliens d’origine marocaine et aux juifs restés au Maroc. Il y a une histoire commune entre Israël et le Maroc qui n’a pas d’équivalent avec les Emirats arabes unis et Bahreïn. »
Nourris de cette imbrication, les partenariats entre les deux pays se multiplient dans l’industrie, l’agriculture, la technologie, la sécurité ou la culture. Et les poussées de fièvre du conflit israélo-palestinien ne paraissent guère les affecter. En octobre 2000, lors de la seconde Intifada, Mohammed VI avait fermé le bureau de liaison de Tel-Aviv à Rabat – ouvert dans la foulée des accords d’Oslo de 1993 –, en signe de protestation contre les « agissements inhumains » de l’armée israélienne. Aucun raidissement de ce type quand surviennent de nouveaux affrontements en mai 2021. Des émeutes à Jérusalem conduisent alors à des violences inédites entre Arabes et Juifs d’Israël, puis à une guerre déclenchée par le Hamas et des bombardements de Tsahal, responsables de la mort de plus de 250 Palestiniens dans la bande de Gaza. Ces événements ne remettront nullement en cause l’ouverture à Rabat, trois mois plus tard, du bureau de liaison israélien. Les temps ont bien changé.
La normalisation de décembre 2020 n’est en fait que le « coming out » d’une relation très spéciale, vieille de six décennies, mais qui avait dû rester officieuse, voire secrète, pour ne pas heurter frontalement les sympathies propalestiniennes d’une partie de la société marocaine. Le lien entre les deux Etats s’était noué dès l’été 1961 avec l’« accord de compromis », sorte de marché conclu dans l’ombre entre le premier ministre israélien, David Ben Gourion (1886-1973), et Hassan II, intronisé roi du Maroc quelques mois plus tôt. Ce dernier autorisa alors le départ – jusqu’alors illégal, car considéré comme une « trahison » de la cause arabe – de 97 000 juifs marocains vers Israël jusqu’en 1964, moyennant une rétribution de 100 dollars par personne pour un premier contingent de 26 000 émigrants puis de 200 dollars au-delà. Deux ans plus tard, le Mossad (les services de renseignement d’Israël) prenait pied sur le sol marocain. En cette année 1963, la « guerre des sables » entre le Maroc et l’Algérie, alliée à l’Egype nassérienne, marquait un basculement stratégique : Hassan II prenait ses distances avec le panarabisme pour se rapprocher de l’Occident et – secrètement – d’Israël, dont l’expertise en matière d’armement et de renseignement avait déjà fait ses preuves.
Alors que le monarque se sent menacé par des ennemis extérieurs comme intérieurs, cette assistance est précieuse. « Des officiers de l’armée royale ont été formés par des Israéliens dans des casernes du côté de Meknès [au nord du Maroc], affirme Yigal Bin-Nun, universitaire israélien qui a enquêté sur les relations secrètes entre Israël et le Maroc dans les années 1960 et 1970. Les hauts gradés le savaient, mais les simples soldats devaient l’ignorer. » Les échanges de bons procédés se sont multipliés. Rabat autorise les Israéliens à espionner le sommet de la Ligure arabe qui se tient, en septembre 1965, dans un hôtel de Casablanca, selon des révélations publiées en 2016 dans le quotidien Yediot Aharonot par le général et ancien chef du renseignement militaire Shlomo Gazit. Les informations obtenues lors de ce conclave sont capitales : elles démasquent une profonde désunion au sein du camp arabe, deux ans avant que n’éclate de la guerre des Six-Jours, en 1967.
Un mois après cet épisode, lors de ce qui ressemble alors à un renvoi d’ascenseur, le Mossad fournit son assistance (filature, faux passeports) aux services marocains au cours de l’enlèvement, le 29 octobre, au cœur du Quartier latin, à Paris, de Mehdi Ben Barka – opposant au palais et champion du tiers-mondisme et du panafricanisme –, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Dans cette affaire, le Mossad est resté à l’arrière-plan, peu convaincu de l’intérêt de l’opération, d’autant qu’il avait secrètement pris contact avec l’opposant. « Les Israéliens étaient très inquiets, car Ben Barka était aussi leur ami », souligne Yigal Bin-Nun. Alerté en catastrophe par les agents marocains de l’issue fatale des tortures infligées à leur prisonnier, le Mossad intervient pour faire disparaître le corps dans la forêt de Saint-Germain–en-Laye en l’aspergeant de produits chimiques pour hâter sa décomposition, selon l’universitaire.
L’autre versant de cette collaboration est moins dramatique. Sur le terrain diplomatique, le roi cherche à s’imposer comme médiateur incontournable dans le conflit israélo-palestinien. En 1976, il reçoit à Rabat le premier ministre, Yitzhak Rabin, venu clandestinement, affublé d’une perruque brune, deux ans avant les accords signés à Camp David, aux Etats-Unis, entre Le Caire et Tel-Aviv.
Dix ans plus tard, en janvier 1986, Shimon Pérès est le premier chef de gouvernement israélien à effectuer une visite officielle au Maroc, à Ifrane. Cette rencontre saluée par l’Egypte, mise au ban des nations arabes depuis le voyage d’Anouar El-Sadate à Jérusalem, vaut à Rabat les remontrances de Bagdad qui dénonce le « comportement déviant et bizarre » du roi, et une grave crise avec Damas qui dénonce une « trahison noire », rompt aussitôt ses relations avec le Maroc, interdit à ses citoyens de se rendre dans ce pays et donne à l’ambassadeur marocain une semaine pour quitter le pays.
En septembre 1993, au lendemain des accords d’Oslo, Yitzhak Rabin et Shimon Pérès, son ministre des affaires étrangères, font une halte à Rabat sur le chemin du retour. Alors qu’ils espèrent une rapide reconnaissance d’Israël par le Maroc, le roi estime que l’opinion publique n’est pas encore prête à franchir le pas. Hormis les militants de la cause amazigh (Berbères), affichant des sympathies pour Israël avec lequel ils partagent une hostilité au panarabisme, les partisans de la normalisation attendent des jours meilleurs pour se dévoiler…
Dimension stratégique majeure
Mais l’idée fait son chemin, inexorablement, comme en témoigne la diversité des liens officieux. Un secret de Polichinelle : « De nombreuses sociétés israéliennes investissaient au Maroc sans communiquer, notamment dans les domaines de la cybersécurité, de la pharmacie ou de l’irrigation », souligne Daniel Rouach, fondateur, avec Yehuda Lancry, ancien ambassadeur d’Israël en France puis à l’ONU, de la Chambre de commerce Israël-Maroc à Tel-Aviv, citant les sociétés Elbit Systems, Israel Aerospace Industries (IAI), Rafael Advanced Defense Systems ou encore Teva Pharmaceutical Industries. Pour opérer dans la discrétion, « les entrepreneurs israéliens utilisaient leur double nationalité, poursuit-il. Ils débarquaient au Maroc avec leur passeport allemand ou espagnol, ou bien faisaient appel à des sociétés relais basées dans des pays tiers ».
L’existence de ce large socle explique la rapidité avec laquelle les choses se sont mises en place dans la foulée de la normalisation du 10 décembre 2020. Les milieux des affaires enchaînent les rencontres. Le premier forum économique Maroc-Israël se tient, le 15 mars, à Tel-Aviv en présence de plus de 250 chefs d’entreprise. A son arrivée, la délégation marocaine est accueillie au son des youyous et avec force pâtisseries et thé à la menthe. « On s’est sentis chez nous ! », relate, amusé, Chakib Alj, président de la Confédération générale des entreprises du Maroc. Deux semaines plus tard, une délégation du patronat israélien s’envole pour Casablanca. « En Israël, il y a un appétit extrêmement fort pour faire des affaires avec le Maroc, observe M. Rouach. Les accords de partenariat sont traités sans délai : le Maroc est prioritaire. Même les ministres se bousculent pour s’y rendre ! » La dernière visite en date est celle de la ministre de l’économie et de l’industrie, Orna Barbivai, en février, précédée de celle des ministres des affaires étrangères, Yaïr Lapid, en août 2021, et de la défense, Benny Gantz, en novembre.
L’accord de coopération économique signé à l’occasion de la visite de Mme Barbivai affiche l’ambition de quadrupler les échanges commerciaux pour les porter à plus de 500 millions de dollars par an. Il prévoit la création de zones industrielles au Maroc, l’échange d’expertise dans le domaine de l’innovation et identifie des secteurs « à fort potentiel d’investissement », parmi lesquels l’agroalimentaire, la santé, l’automobile, l’aéronautique, le textile, les technologies de l’eau et les énergies renouvelables. Dans ce contexte, les institutions académiques resserrent leurs liens, à l’image des conventions signées entre l’université Mohammed VI Polytechnique et quatre universités israéliennes.
La venue de Benny Gantz revêt, pour sa part, une dimension stratégique majeure. La signature d’un « mémorandum d’entente en matière de défense » est lourde de conséquences régionales, notamment concernant la rivalité entre le Maroc et l’Algérie. Cet antagonisme des frères ennemis du Maghreb, exacerbé depuis la « guerre des sables », s’était de nouveau cristallisé quand le colonisateur espagnol a quitté le Sahara occidental en 1976. Depuis, le Maroc revendique la souveraineté sur ce territoire qu’il contrôle de facto à 80 %, mais que lui contestent les indépendantistes sahraouis du Front Polisario au nom du droit international. Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté des résolutions sur un référendum d’autodétermination que Rabat a toujours refusé d’organiser.
Dans ce contexte, le soutien politique et militaire d’Alger au Front Polisario est considéré par le Maroc comme une agression contre son intégrité territoriale. Pour y faire face, il négocie à l’époque le soutien discret d’Israël, qui, entre autres, l’aide à construire, dans les années 1980, le « mur des sables » censé prévenir les incursions du Front Polisario. Cette assistance est désormais publique. Et elle s’inscrit dans une relation sécuritaire beaucoup plus globale qu’illustre l’utilisation, par le Maroc, du logiciel espion Pegasus conçu par la société israélienne NSO, selon les enquêtes journalistiques du « Projet Pegasus », à l’été 2021. Ce que nie le Maroc.
Après la rupture, en novembre 2020, du cessez-le-feu, observé depuis trente ans entre le Front Polisario et Rabat, la tension a encore monté d’un cran. En avril 2021, le chef de la gendarmerie du mouvement indépendantiste est tué dans la zone frontalière, lors d’une « mission combinée » impliquant un drone Harfang de conception israélienne. Selon le journal en ligne marocain Le Desk, l’engin sans pilote a désigné la cible permettant à un chasseur des Forces Royales Air (FRA) d’exécuter la frappe à grande distance par des tirs de missiles. Le drone pourrait être l’un des trois Harfang de fabrication euro-israélienne (EADS-IAI), acquis par le Maroc en 2014 par l’intermédiaire de Paris avec l’accord de Tel-Aviv. Cette transaction illustre les ambitions de Rabat d’imposer un contrôle militaire absolu sur le Sahara occidental.
« Le Mossad à nos frontières »
« Le Mossad à nos frontières » : ce titre du quotidien algérien L’Expression, proche des cercles du pouvoir, résume l’inquiétude croissante d’Alger au lendemain de la visite de M. Gantz à Rabat, le 24 novembre 2021. « Israël sera chez elle au Maroc et aura l’Algérie à portée de missile, de drone et même d’incursion dans ses territoires », affirme l’éditorial.
Avec la normalisation, le Maroc n’a plus besoin désormais de passer par un pays tiers pour s’approvisionner en technologie israélienne. A la mi-février, Rabat et IAI ont conclu un accord d’une valeur de 500 millions de dollars, pour l’acquisition d’un système de défense antiaérien et antimissile Barak MX. Au-delà de ces achats d’équipement clés en main, le Maroc souhaite mettre en place sa propre production nationale. « L’objectif est d’installer des unités industrielles pour fabriquer des drones, au Maroc, grâce à la technologie israélienne, confirme Nizar Derdabi, ancien officier supérieur de la gendarmerie royale et expert en questions de sécurité. Le taux d’intégration locale, faible au début, est appelé à augmenter au fil des années. » Quelques mois plus tôt, l’entreprise israélienne BlueBird Aero Systems a signé un contrat pour la construction au Maroc de deux usines de fabrication de drones.
Dire que le nouvel axe Maroc-Israël est en train de reconfigurer l’équilibre stratégique est un euphémisme. Israël pourrait même bénéficier de la stratégie marocaine de projection vers l’Afrique subsaharienne, bien au-delà du Maghreb. Pour l’en empêcher, l’Algérie, avec d’autres pays du continent, s’active à torpiller les tentatives de Tel-Aviv pour obtenir un siège d’observateur au sein de l’Union africaine.
A Jérusalem, dans son petit bureau du centre-ville, Sam Ben-Chétrit est assis au milieu de ses souvenirs, des années à œuvrer au rapprochement entre ses deux pays, le Maroc et Israël. Sur les murs, des photos le montrent en compagnie de différents premiers ministres israéliens. Il a conservé des mots de remerciement pour services rendus de l’actuel chef de l’Etat, Isaac Herzog, et du roi Mohammed VI. Pendant près de dix ans, à partir des années 1980, ce natif de Talsint, à l’est du royaume, a été le messager du « premier ministre Yitzhak Rabin et de l’ancien président Shimon Pérès lors de quarante missions auprès de Sa Majesté le roi Hassan II ». Alors que les deux Etats n’avaient pas de relations officielles, il négocia en secret le rapatriement, en 1992, des ossements de 22 victimes du naufrage de l’Egoz. En janvier 1961, ce navire transportant une quarantaine de juifs marocains qui partaient illégalement pour Israël avait sombré dans le détroit de Gibraltar.
« J’étais en contact avec le général Abdelhak El-Kadiri, le chef des services de renseignement marocain. Nous étions comme des frères », raconte, dans un français dont il roule les « r », l’homme qui dirige la Fédération mondiale du judaïsme marocain depuis maintenant vingt-trois ans. Il a aussi mené des missions « dont on ne peut pas parler, concernant surtout des juifs de différents pays arabes ». « Il fallait soulager leur douleur, dit-il seulement. Shimon Pérès a dit que j’avais posé les premières bases des relations entre Israël et le Maroc. » A 84 ans, il reprend du service en conduisant, à la mi-mai, une délégation israélienne rencontrer des responsables politiques marocains. Sauf que, cette fois, rien n’est secret.
La vaste communauté marocaine en Israël – la deuxième plus importante, après les juifs venus d’ex-URSS – a accueilli la normalisation de décembre 2020 comme un aboutissement naturel. « Mes parents ont visité le Maroc plusieurs fois dans les années 1990, se souvient Karine Elharrar, ministre de l’énergie, née en Israël de parents qui ont quitté le royaume chérifien à l’adolescence. Notre communauté a conservé de nombreuses coutumes pratiquées là-bas. Les accords ont été un grand pas pour les Marocains israéliens : tous veulent avoir la chance d’y retourner. Ce sera désormais possible de manière officielle. »
« Moi, je suis marocain et, après, israélien », affirme avec aplomb Sam Ben-Chétrit. Si ce professeur de Talmud a quitté son village de Talsint, en juillet 1963, un mois après son mariage « et sans un sou », c’était uniquement par amour pour Jérusalem, « la ville dont on embrasse le nom ». A leur arrivée en Israël, les juifs marocains ont pourtant beaucoup souffert. Parqués dans des camps de transit, envoyés dans des villes frontalières du Liban ou dans le sud du pays, dans des zones proches des conflits, ils faisaient partie, avec les autres juifs orientaux, du « deuxième Israël » méprisé par l’élite ashkénaze venue d’Europe.
« La situation est complètement différente aujourd’hui, se réjouit Karine Elharrar. Si l’on considère mon seul parti, Yesh Atid [centriste], nous sommes quatre membres d’origine marocaine au sein du gouvernement. » Au Parlement, à la tête de nombreuses villes du pays, et même, récemment, de l’état-major, les « Marocains » ont désormais conquis les lieux de pouvoir. Leur culture a aussi profondément marqué celle de l’Etat hébreu, à travers la musique, les cérémonies de henné lors des mariages ou encore la célébration de la mimouna, le dîner marquant la fin de Pessah, devenue un rituel obligé pour les chefs de gouvernement.
Autre acteur de cette normalisation, Yehuda Lancry, ex-député, ancien ambassadeur israélien en France (1992-1995) puis aux Nations unies (1999-2002), est né à Boujad, au cœur du Maroc. Parti en Israël en 1965, il se souvient que des relations quasi officielles avaient été établies au lendemain des accords d’Oslo, en 1993, avant d’être rompues lors de la seconde Intifada, en 2000. « Les passerelles ont toutefois été maintenues, confie-t-il. Sur le plan étatique, ce qui a pu être fait a été fait, dans la discrétion. » Il refuse « d’en dire plus » sur son implication personnelle, mais évoque des dîners à Paris et aux Etats-Unis ainsi qu’un soutien, discret mais constant, de ses homologues marocains, y compris dans les moments les plus compliqués. Lors de l’Assemblée générale de l’ONU, réunie en urgence, « [il] pouvai[t] ressentir très franchement l’hostilité du camp arabe – même de la part de ceux qui avaient déjà des traités de paix avec Israël », rapporte l’ex-diplomate dans un français aussi parfait que son darija, le dialecte marocain. « J’ai salué l’ambassadeur marocain Ahmed Snoussi [1929-2021] ; il m’a salué à son tour chaleureusement, dit-il. Je l’ai embrassé sur le front et, comme il avait beaucoup d’humour, il m’a dit : “Yehuda, va rejoindre ta place ! Ne t’inquiète pas, ce que je vais dire ne sera pas si hostile à Israël” ».
Bien des intermédiaires et responsables se seront croisés dans les coulisses de cette histoire. En décembre 2020, le New York Times identifiait l’homme d’affaires marocain Yariv Elbaz, ami du gendre du président américain Donald Trump, Jared Kushner, comme le principal artisan du rapprochement entre Washington et Rabat, ayant abouti au « deal » de la normalisation. Autre figure-clé, selon le quotidien israélien Haaretz, l’ancien numéro deux du Mossad Ram Ben-Barak est aujourd’hui membre de la commission des affaires étrangères et de la défense à la Knesset. « Il faut rendre à César ce qui appartient à César, nuance cependant Yehuda Lancry. Quel que soit le degré d’implication des juifs marocains, rien n’aurait été possible sans le parrainage des Américains. »
« Une trahison »
Ce rapprochement avec Israël, outre qu’il accroît les tensions avec l’Algérie, qui voit désormais « le Mossad à [ses] frontières », est loin de faire l’unanimité à l’intérieur du royaume. Il est régulièrement contesté par une frange de la société civile, au nom de la défense des droits des Palestiniens. Six journées de solidarité ont été organisées depuis décembre 2020, à l’initiative du Front marocain de soutien à la Palestine, qui fédère dix-huit organisations parmi lesquelles quatre partis politiques de la gauche non gouvernementale (Voie démocratique, Parti socialiste unifié, Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste, Congrès national Ittihadi), le parti islamiste Justice et bienfaisance (non reconnu), des associations de défense des droits humains et des syndicats.
« Des manifestations et des sit-in ont lieu dans une cinquantaine de villes, rapporte Taïb Madmad, coordinateur du mouvement. Mais les autorités utilisent tous les moyens pour que nos actions ne se voient pas. Nos rassemblements ne sont jamais autorisés. Nous sommes systématiquement encerclés par les forces de l’ordre et, la plupart du temps, réprimés. » Sous le slogan « la normalisation est une trahison », le mouvement dénonce l’abandon par le régime marocain de la cause palestinienne, et « le rapprochement avec une entité d’apartheid qui occupe la terre de Palestine, persécute et tue des Palestiniens ».
Afin de désamorcer ces contestations, Rabat ne cesse de rappeler que la position du Maroc en faveur d’une solution à deux Etats au conflit israélo-palestinien demeure inchangée. Une autre ligne de défense consiste à rappeler que le roi Mohammed VI préside le comité Al-Qods de l’Organisation de la coopération islamique, qui se charge de préserver le patrimoine de la Ville sainte. Le 16 avril, au lendemain des violents affrontements qui ont fait 150 blessés sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, Rabat a dénoncé « l’agression flagrante » des « forces d’occupation israéliennes ». Mais les Israéliens ne s’offusquent guère de ces admonestations occasionnelles, qui obéissent à des règles bien établies et n’empêchent nullement l’approfondissement de la relation. « Le Maroc ne peut se détacher complètement de la cause palestinienne, précise Yehuda Lancry. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ici ou là une déclaration soit faite. »
La grande habileté du palais a consisté à diluer l’amère pilule de la normalisation dans la victoire diplomatique autour du Sahara occidental, une cause très fédératrice. La reconnaissance par Washington de la « marocanité » de ces « provinces du Sud », selon la terminologie officielle, est unanimement applaudie par l’opinion marocaine, qui y voit une première étape dans la validation des revendications du Maroc par la communauté internationale. On en est certes encore très loin – les résolutions du Conseil de sécurité sont toujours là –, mais l’émotion patriotique autour de la défense de l’« intégrité territoriale » paraît avoir aujourd’hui oblitéré à travers le pays l’attachement traditionnel à la cause palestinienne. Personne n’aurait imaginé, il y a seulement deux ans, que, sans garanties au préalable d’avancées en faveur de la paix au Proche-Orient, les Marocains puissent faire des affaires à Tel-Aviv ou y partir en vacances.