Ces termes de plus en plus usités sur Internet en France renvoient à un peuple turcophone du Moyen Age et une prétendue conspiration mondiale juive. Cette référence connaît un nouveau souffle à la faveur de la guerre russe en Ukraine.
Il suffit de taper les mots-clés «khazars» ou «mafia khazar» dans Google, Twitter, Telegram ou encore YouTube et un abîme d’antisémitisme s’ouvre : des vidéos vues jusqu’à plusieurs centaines de milliers de fois, une foule d’articles, des milliers de messages. Derrière, un message antisémite accusant un petit groupe de Juifs de s’être organisé «pour infiltrer, tyranniser la planète entière et éradiquer toutes les religions du Livre pour en permettre une seule : leur talmudisme babylonien également connu sous les noms de luciférianisme, satanisme ou encore ancien culte de Baal», écrit le site d’extrême droite Profession gendarme. Délirant ? Oui. Mais ce discours fait florès au sein de l’extrême droite et de la mouvance complotiste. Un faux-nez ancien, aussi, connaissant un nouveau souffle depuis le début de la guerre en Ukraine et qui permet de cibler les Juifs sans les nommer, un peu comme ces pancartes «Qui ?» dans les manifs antipass.
Pourquoi tant de fantasmes autour des Khazars, ce peuple turcophone qui a vécu entre la mer Noire et la mer Caspienne entre les VIIe et Xe siècles ? Cela tient essentiellement à une énigmatique conversion des élites de cette société au judaïsme, qui reste discutée par les historiens et au sein de la communauté juive. Cas unique pour un Etat médiéval. Au point que certains voient dans les Khazars les ancêtres des Juifs ashkénazes européens. «Ce qui est complètement faux», précise le chercheur spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus. «C’est d’ailleurs un moyen pour certains courants de l’extrême droite de nier l’existence du peuple juif, en en faisant un conglomérat de peuples n’ayant pas de rapport entre eux», précise-t-il.
«Garder la maîtrise de toute la fantasmagorie antisémite»
«La popularisation du terme khazar dans son acception antisémite a suivi la progression de la complosphère en ligne. C’est d’abord l’extrême droite antisémite traditionnelle qui s’est emparée du terme», explique à Libération Tristan Mendès France, maître de conférences associé de l’université de Paris-Cité et observateur du conspirationnisme. Egalité & Réconciliation, site phare de l’antisémitisme français (de 3 à 4 millions de visites mensuelles) tenu par Alain Soral et jamais avare de complotisme, emploie par exemple le terme depuis des années avec de premières occurrences dès 2008.
«Mais, avec la rupture de la normalité due à la pandémie, ont été contaminées d’autres communautés, notamment covido-sceptiques, qui n’étaient pas celles traditionnellement relais de ce terme, poursuit Tristan Mendès France. Elles ont d’ailleurs absorbé le concept dans sa dimension antisémite parfois sans en prendre conscience.» C’est ainsi qu’on a pu voir le complotiste belge installé au Québec Jean-Jacques Crèvecœur accuser les «descendants des Khazars» d’être derrière la prétendue fraude électorale à l’élection présidentielle française. L’objectif ? «Prendre le contrôle du monde et offrir un maximum d’âmes au principe satanique.» Au sein de la complosphère française, les réseaux QAnon s’illustrent par leur utilisation intensive du terme.
Pour Tristan Mendès France, l’utilisation du terme «khazar», notamment dans cet exemple de Crèvecœur, permet «de garder la maîtrise de toute la fantasmagorie antisémite sans employer le terme juif. Et cela donne également un vernis d’érudition à celui qui l’utilise. Parfois même en se défendant de tout antisémitisme, en présentant les Khazars comme une secte dérivant du judaïsme». Mais le principe reste le même : accuser les Juifs de tous les maux.
Des ponts avec la guerre russe en Ukraine
Outre la pandémie, l’agression russe de l’Ukraine a renforcé la diffusion du terme au sein de la complosphère. Juste après le début du conflit, entre le 27 février et le 5 mars, le mot-clé khazar a atteint un pic de recherches sur Google jamais vu sur les cinq dernières années. Pays le plus concerné : la France.
L’empire khazar a disparu sous la pression militaire de la Rus’ (ancêtre de la Russie moderne). Il n’en fallait pas plus pour que les complotistes voient dans cette guerre un épisode supplémentaire d’un conflit millénaire contre le Mal que seraient les forces juives, ici l’élite khazar convertie. Un discours qui a en outre l’avantage de coller avec le narratif poutinien présentant son agression comme une lutte pour sa survie contre des forces obscures et «nazies». Une propagande que reprennent telle quelle fachosphère pro-Kremlin et complosphère. Les «méchants» seraient donc Juifs et nazis ? «Hitler avait du sang juif», a bien récemment affirmé le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, jamais avare d’un clin d’œil aux complotistes occidentaux.
Pierre Plottu et Maxime Macé