L’Eurovision, dont la 66e édition se tient samedi 14 mai à Turin en Italie, est loin d’être un simple concours de chant. Derrière le kitch et la pop se cachent de véritables enjeux de soft power, des tensions géopolitiques et des musiques véritables caisses de résonance de messages politiques.
L’une des premières sanctions prise contre la Russie au lendemain de l’invasion de l’Ukraine pourrait sembler anecdotique face aux vagues successives de sanctions économiques mise en œuvre par les occidentaux. L’exclusion de la Russie de l’Eurovision n’en est pas moins symbolique. Le plus grand concours de chant au monde, grand-messe du kitch et des paillettes, suivi par près de 200 millions de téléspectateurs chaque année, est très apprécié en Russie.
L’Ukraine apparaît comme le favori de cette 66e édition de l’Eurovision, qui se tient samedi 14 mai à Turin, en Italie. Kiev a exceptionnellement autorisé les membres du groupe Kalush Orchestra à quitter le pays, à condition qu’ils reviennent sur le front dès la fin de la compétition. Ils interpréteront le morceau Stefania, mélange de hip-hop et de musique traditionnelle, dont les paroles – écrites avant la guerre – résonnent particulièrement aujourd’hui : « Je retrouverai toujours mon chemin vers la maison, même si toutes les routes sont détruites ».
Alors que les bookmakers estiment que les Ukrainiens ont une chance sur deux de gagner le concours (!), pariant sur un vote de soutien des téléspectateurs pour le pays en guerre, le groupe letton Citi Zeni affirme au journal italien La Stampa : « Nous ne voulons pas gagner, la première place doit aller aux Ukrainiens. Pour nous, le divertissement doit avoir un sens. L’Eurovision doit envoyer un message : il faut qu’il y ait la paix ».
Officiellement, la politique est interdite sur la scène de l’Eurovision – « les paroles, discours ou gestes de nature politique ou similaire ne sont pas autorisés » est-il expressément écrit dans le règlement du concours. Ce qui n’empêche pas les pays d’utiliser leurs chansons pour relayer des messages politiques. À chaque édition, les conflits surgissent immanquablement. L’Eurovision est utilisé par certains comme un moyen d’étendre leur soft power, de redorer leur image de marque nationale, ou de diffuser leur propagande. Les chansons aux délicieux airs pop se transforment alors en relai diablement efficace des messages politiques.
Eurovision : derrière les paillettes, des messages politiques
Cette compétition « est le reflet des débats et des évolutions de notre société, le théâtre ou le réceptacle des mouvements politiques qui ont traversé notre continent », résume sur Twitter Clément Beaune, ancien secrétaire d’État chargé des Affaires européennes et fan inconditionnel du concours.
La dernière fois que l’Ukraine a remporté le concours, c’était en 2016. La chanteuse Jamala racontait dans sa chanson 1944 l’histoire de son arrière-grand-mère, une des 240 000 Tatars de Crimée déportés par Staline en 1944. L’Union européenne de radio-télévision (UER), organisateur de l’événement, laissa faire, estimant qu’il s’agissait avant tout d’histoire. Mais, deux ans après l’annexion de la Crimée, la Russie y vit un message politique. « C’est la politique qui a battu l’art », s’était alors insurgé auprès des agences de presse russes le sénateur Frantz Klintsevitch, appelant au boycott par la Russie de l’édition suivante. L’Ukraine, qui accueillait l’édition 2017, avait par la suite interdit la participation de la candidate russe, qui avait donné un concert en Crimée annexée deux ans auparavant.
Le groupe Madame Monsieur, qui représentait la France en 2018, racontait dans Mercy l’histoire d’une enfant nigériane née sur un bateau humanitaire en Méditerranée. En 2015, les Arméniens ont voulu aborder le génocide de 1915 dans leur chanson Don’t deny (Ne niez pas) avant que l’UER ne leur demande de changer le titre. Ils opteront pour un plus sobre Face the shadow (Faire face à l’ombre). Les Géorgiens n’ont pas eu la même chance en 2009. Quelques mois après la guerre en Ossétie du Sud opposant la Géorgie à la Russie, le groupe géorgien avait tenté un pied de nez à Vladimir Poutine avec leur titre We don’t wanna put in. Devant le refus de la délégation géorgienne de changer les paroles, l’UER a choisi de disqualifier la chanson, jugée anti-russe.
Cette année, c’est la Serbie qui est la « plus engagé[e] de cette compétition turinoise », estime 20 minutes. Dans son morceau In Corpore Sano, la chanteuse Konstrakta chante l’obsession – et même l’injonction – à la santé tout en critiquant l’accès inégalitaire aux soins dans son pays.
Les votes, révélateurs d’affinités et d’inimitiés
Cette géopolitique du concours se ressent jusque dans les votes, qui deviennent tour à tour des terrains d’affrontement et de coopération. Ainsi, les affinités entre les pays d’un même groupe géographique ou d’une même culture influencent largement les suffrages. Dans une analyse des votes de 2004 à 2014, l’observatoire de l’opinion publique Délits d’opinion met en exergue l’existence de trois grands groupes : l’ex-Yougoslavie, les pays nordiques et l’ancienne URSS – dans lequel existe un sous-groupe balte. « Unis par des liens historiques et culturels évidents, ces pays s’échangent de manière pratiquement automatique des points élevés », note l’analyste Cécile Lacroix-Lanoë Il existe aussi des couples de pays qui s’échangent massivement des points en raison de « leurs relations culturelles étroites », comme Chypre et la Grèce ou la Roumanie et la Moldavie.
L’immigration historique joue aussi pour beaucoup dans l’attribution des voix. L’Allemagne vote très régulièrement pour la Turquie, dont est issue sa plus grande communauté immigrée. C’est aussi le cas de l’Ukraine pour l’Italie, qui accueille depuis des années une grande partie de la diaspora ukrainienne.
À l’inverse, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne s’entraident jamais à l’Eurovision. Ces deux pays voisins du Caucase sont toujours en conflit pour le contrôle de la région disputée du Haut-Karabakh. On ne verra jamais non plus Chypre voter pour la Turquie, l’île étant divisée en deux depuis l’invasion turque de 1974.
Redorer l’image nationale au-delà de l’Eurovision
L’Eurovision est par ailleurs l’occasion rêvée de redorer son image de marque nationale. « Depuis sa première participation, en 1973, Israël n’a eu de cesse d’envoyer des candidats incarnant le progressisme de sa société : artistes LGBT, issus de l’immigration… », note Le Monde. C’est ainsi que l’Israélienne Dana International, en 1998, devient la première femme transgenre à gagner l’Eurovision. Vingt ans plus tard, en plein mouvement #metoo, la déjantée Netta Barzilai dénonce les violences sexistes et sexuelles en scandant sur scène : « Je ne suis pas ton jouet, stupide garçon ». Malgré des appels au boycott, l’édition 2019 de l’Eurovision a bien lieu à Tel Aviv, où les Islandais du groupe Hatari écopent d’une amende pour avoir brandi des écharpes aux couleurs de la Palestine.
Aucun pays n’a dépensé autant d’argent dans l’Eurovision que l’Azerbaïdjan pour son édition 2012. Avec un coût officiel de 160 millions d’euros, l’objectif est affiché : en mettre plein la vue pour essayer de faire oublier les atteintes aux droits de l’homme. Plusieurs manifestations pacifiques en marge du concours appelant à la fin de la corruption et au respect des droits humains sont violemment réprimées par la police. « Bien qu’elle se soit publiquement engagée à soutenir la liberté d’expression en Azerbaïdjan, l’UER a maintenu un silence de mort sur les récentes violations répétées de ce droit », dénonçait alors Amnesty International. « La couverture médiatique accrue n’aura aucun sens si elle ne persuade pas les partenaires diplomatiques et commerciaux de l’Azerbaïdjan d’agir pour défendre la liberté d’expression ».
« Ce genre d’événement est l’outil favori des régimes autoritaires pour se promouvoir sur la scène internationale. Ils l’utilisent pour obtenir une légitimité, mais aussi pour accroître leur assise dans leur propre pays. C’est aussi une grosse opportunité pour la corruption à haut niveau, car des sommes énormes sont dépensées pour l’organisation », déplore au journal Le Monde le journaliste azerbaïdjanais Emin Huseynov.
Avec l’exclusion récente de la Russie, mais aussi de la Biélorussie en 2021 suite aux violentes répressions des contestations populaires après la réélection d’Alexandre Loukachenko, l’Eurovision semble prendre conscience qu’il est parfois difficile de séparer la chanson de la politique.
Marion Fontaine