En 2015, le Premier ministre britannique d’alors, David Cameron, a annoncé la construction d’un nouveau mémorial de la Shoah et d’un centre d’apprentissage de classe mondial. Depuis, le projet accumule les retards et suscite différentes polémiques. Le journaliste Liam Hoare a enquêté pour K. sur ce projet et, plus largement, sur les enjeux de la politique de mémoire de la Shoah en Grande-Bretagne.
À l’occasion de la Journée internationale de commémoration de le Shoah de 2015, 70 ans après la libération d’Auschwitz, le Premier ministre britannique de l’époque, David Cameron, s’est engagé à construire un « nouveau » mémorial de la Shoah et un centre d’apprentissage de « classe mondiale » au cœur de Londres. Conformément aux recommandations de sa Commission sur la mémoire de la Shoah – mise en place un an plus tôt pour étudier « comment le pays devrait s’assurer que la mémoire de la Shoah est préservée et que les leçons qu’elle enseigne ne sont jamais oubliées » – un tel mémorial serait « une affirmation audacieuse de l’importance que la Grande-Bretagne accorde à la préservation de la mémoire de la Shoah », tandis que le centre d’apprentissage serait « une destination incontournable utilisant les dernières technologies pour attirer et inspirer un grand nombre de visiteurs ». M. Cameron s’est engagé à ce que l’État verse 50 millions de livres sterling (59 millions d’euros) pour ce projet, promettant : « En tant que Premier ministre, je veillerai à ce que nous tenions la promesse de la Grande-Bretagne de se souvenir : aujourd’hui, demain et pour chaque génération à venir. »
M. Cameron a démissionné 18 mois plus tard à la suite du référendum de juin 2016 sur le Brexit et, bien que ses successeurs, Theresa May et Boris Johnson, aient assuré vouloir tenir cette promesse, le mémorial britannique de la Shoah n’a toujours pas été construit. L’architecte – David Adjaye – a déjà été choisi, de même que son futur emplacement : les jardins de la Tour Victoria. Pour témoigner de soutien transpartisan que recueille le projet, la UK Holocaust Memorial Foundation, créée pour superviser sa réalisation, est même coprésidée par le conservateur Lord Eric Pickles et le travailliste Ed Balls. Au-delà du monde politique, le mémorial est également soutenu par des personnalités de premier plan de la communauté juive de Grande-Bretagne, de la présidente du Board of Deputies of British Jews, Marie van der Zyl, au grand rabbin du pays, Ephraim Mirvis, qui a qualifié le travail de construction de ce mémorial de « mission sacrée ».
Mais le projet de mémorial affronte également une formidable coalition d’opposants qui regroupe des résidents locaux, des militants écologistes, des historiens et des membres juifs de la Chambre des Lords. S’ils s’inquiètent de sa conception et de son impact sur l’environnement, le cœur du débat porte sur la finalité d’un mémorial britannique de la Shoah. Car si le mémorial pourrait avant tout permettre d’aborder le sujet, peu discuté, du rapport historique de la Grande-Bretagne à la Shoah et à sa mémoire, il croise aussi des enjeux contemporains. L’actuelle montée de l’antisémitisme en Grande-Bretagne semble notamment rendre nécessaire et urgent l’entretien du souvenir de la Shoah et la diffusion de ses leçons, mais les opposants au projet rétorquent que ce souvenir ne saurait constituer ipso facto un antidote à l’antisémitisme, et craignent que le parti conservateur en fasse une récupération politique.
Un mémorial de plus pour le Royaume-Uni ?
L’enjeu pour la Grande-Bretagne n’est pas d’avoir son premier musée ou mémorial de la Shoah. À Londres, dans Hyde Park, se trouve un jardin de rochers entouré de bouleaux à tige blanche. Construit en 1983 et financé par le Board of Deputies, ce fut le premier mémorial de la Shoah en Grande-Bretagne.
De l’autre côté de la Tamise, le Musée impérial de la guerre (IWM) abrite lui une exposition permanente sur cet événement. Ses galeries consacrées à la Shoah présentent au public la vie juive en Europe avant la guerre, l’ascension des nazis et leur idéologie, ainsi que l’impact de la politique nazie sur les Juifs allemands, avant d’évoquer la déportation, la ghettoïsation, la Shoah par balles à l’est, puis la « Solution finale » et les camps d’extermination. Les dernières salles se penchent sur la recherche de justice après la guerre et examinent les effets de la Shoah non seulement sur les survivants, mais aussi sur les deuxième et troisième générations. Logé au sein de l’IWM, l’histoire et la mémoire de la Shoah sont ici examinées non pas comme des événements isolés, mais comme des éléments fondamentaux du déroulement et des conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
La Grande-Bretagne possède également un musée consacré à la Shoah à Nottingham : le National Holocaust Centre and Museum, également connu sous le nom de Beth Shalom. Fondé en 1995, le musée s’adresse principalement aux enfants, contrairement à l’IWM qui accueille un public plus large. Enfin, il existe également un centre d’exposition et d’apprentissage sur la Shoah à Huddersfield.
La Shoah est donc déjà largement exposée dans plusieurs institutions situées aux quatre coins de la Grande-Bretagne. Néanmoins, il est également vrai que le pays ne dispose pas d’un centre de commémoration du type de ceux que l’on trouve dans d’autres grandes capitales européennes. Le mémorial de Hyde Park est discret et obscur. Dans leur contribution au rapport de la Commission sur la Shoah de 2014 remis à Cameron, le Conseil des Députés déclarait :
« Il y a un fort consensus sur le fait qu’il n’y a aucun mémorial à Londres qui soit à la hauteur de l’énormité de la catastrophe. Le monument […] à Hyde Park est insuffisant tant par son impact que par son emplacement. […] Beaucoup pensent que son caractère inapproprié est à la limite de l’offense. Nous reconnaissons la nécessité d’un nouveau mémorial. Cependant, il doit être davantage qu’une simple statue inerte et doit contribuer à une véritable éducation sur la Shoah. »
C’est en s’appuyant sur ce rapport que Cameron avait fait avancer le projet de mémorial britannique de la Shoah en janvier 2015.
Le projet du nouveau mémorial et ses critiques
Après avoir envisagé le parc de Potters Fields, près du Tower Bridge, en face de la Tour de Londres, et le quartier de Millbank, près de la galerie d’art Tate Britain, le gouvernement a finalement choisi de manière inattendue les jardins de la Tour Victoria comme futur site du mémorial britannique de la Shoah. Espace vert relativement petit, il a été choisi pour son emplacement au bord de la Tamise adjacent aux Chambres du Parlement. « En opposant le pire exemple de désintégration des valeurs démocratiques de l’histoire au plus grand emblème des aspirations de la Grande-Bretagne à la démocratie », affirme le gouvernement, le mémorial de la Shoah « sera un rappel permanent des responsabilités des citoyens d’une démocratie, qui doivent être vigilants et réactifs à chaque fois et partout où ces valeurs sont menacées. »
Plus d’un an plus tard, en octobre 2017, le projet d’Adjaye Associates et Ron Arad Architects, gagnant du concours d’architecture organisé pour l’occasion, était dévoilé. Le projet de l’architecte ghanéo-britannique David Adjaye intègre le mémorial et le centre d’apprentissage en une seule structure : un ensemble en forme de boomerang de 23 grandes ailettes en bronze de hauteurs différentes, positionnées à l’extrémité d’une place en pierre creusée à l’extrémité sud des jardins de la tour Victoria. Les espaces entre les ailettes, qui représentent les 22 communautés juives européennes « dévastées par la Shoah », donnent accès au seuil du mémorial, à un espace de contemplation et au centre d’apprentissage souterrain.
Les mémoriaux de la Shoah s’inspirent souvent de symboles juifs pour leur conception. Le projet d’Adjaye appartient pour sa part à la même école que le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Berlin ou le Mémorial de la Shoah de la Nouvelle-Angleterre à Boston. Ces mémoriaux sont abstraits, leur importance dépend en grande partie de leur échelle et ils offrent aux visiteurs un espace de réflexion et la possibilité de projeter leurs propres idées, interprétations, réactions et émotions sur le mémorial lui-même.
En ce sens, on peut dire que le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Berlin est à la fois un succès retentissant et un échec spectaculaire. Il s’agit d’un espace écrasant, troublant et ennuyeux, la ville disparaissant au fur et à mesure que le visiteur descend au cœur du mémorial par les ruelles, entre les sarcophages de pierre grise. Mais comme l’artiste et satiriste israélien Shahak Shapira l’a documenté, l’abstraction du mémorial et les sentiments troublants et déconcertants qu’il suscite poussent certaines personnes à se comporter de manière irresponsable et irrespectueuse. Le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe est devenu un lieu d’amusement et de jeux et une toile de fond pour des shooting Instagram maussades et des selfies qui finissent sur Tinder et Grindr.
Les critiques esthétiques du design d’Adjaye sont par nature subjectives. La baronne Ruth Deech, l’une des principales opposantes au mémorial à la Chambre des Lords, l’a comparé à un « porte-tartines géant » et à la « cage thoracique d’un dinosaure », tandis que la chroniqueuse conservatrice Melanie Phillips a déclaré qu’il « se démarquerait par un contraste brutal avec son environnement ». Mais les critiques craignent également que, par son abstraction, le mémorial de la Shoah de Londres ne subisse le même sort que celui de Berlin. « Cela ne signifie rien », m’a dit Deech, qui est favorable à un mémorial plus petit et « de bon goût ». « Le design manque d’une résonance juive ou de sympathie humaine », a écrit Phillips dans The Jewish Chronicle.
Le grand historien du Troisième Reich Richard J. Evans a également remis en question les références historiques mobilisées pour la conception du monument. Dans une critique publiée dans le New Statesman, il a qualifié les 22 espaces entre les ailes représentant 22 communautés juives nationales perdues ou persécutées de « totalement arbitraires », compte tenu de la façon dont les frontières se sont déplacées pendant la Seconde Guerre mondiale et du fait que les Juifs de certains pays comme la Yougoslavie ont vécu la Shoah de façon totalement différente selon qu’ils étaient serbes ou croates. En outre, les États ne relèvent pas de la bonne échelle pour parler de la Shoah, a fait valoir M. Evans, car « une proportion importante des victimes étaient des Juifs étrangers, dans la plupart des cas des réfugiés, qui étaient souvent les premiers à être livrés aux nazis, comme en Bulgarie, en Hongrie ou en France, précisément parce qu’ils étaient étrangers. »
Une coalition d’intérêts, allant des résidents locaux à des militants écologistes, jusqu’à l’organisation caritative de gestion des parcs, Royal Parks, s’est également opposée au choix d’emplacement du mémorial britannique de la Shoah dans les jardins de la Tour Victoria, sous le slogan : « Bonne idée, mauvais endroit ». Certaines de leurs objections – le nombre de visiteurs potentiels, l’augmentation de la circulation automobile – relèvent d’un banal NIMBYism (Not In My Backyard, [« pas chez moi »]). Mais les opposants font également remarquer que ce quartier de Londres manque d’espaces verts et que les jardins de la Tour Victoria abritent déjà trois autres monuments, dont Les Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin. Le mémorial de la Shoah pourrait nuire à ces monuments qui se battent déjà pour attirer l’attention du public.
Ces objections ont été présentées au conseil municipal de Westminster, chargé d’examiner la demande de planification des travaux du mémorial. En amont de la décision, Adjaye Associates et Ron Arad Architects ont présenté en avril 2019 un projet révisé qui abaissait la hauteur des ailettes de bronze afin d’atténuer les préoccupations locales concernant l’impact du mémorial sur ses environs immédiats et les bâtiments voisins. Néanmoins, en août, il semblait clair que le conseil municipal de Westminster était décidé à rejeter la demande d’aménagement, ce qui condamnait le mémorial, du moins à l’emplacement proposé.
Plutôt que de se contenter d’attendre la défaite, le gouvernement a décidé de reprendre le contrôle du processus de planification des travaux, annonçant en novembre 2019 qu’une enquête publique déciderait du sort du mémorial. Et la décision importante a finalement été prise en juillet 2021 lorsque, à la suite de l’enquête publique qui s’est tenue d’octobre à novembre 2020, le secrétaire d’État au logement, aux communautés et au gouvernement local, Robert Jenrick, a approuvé la construction du mémorial. Jenrick a pris en compte le préjudice que le mémorial pourrait causer aux sites patrimoniaux existants dans les environs, comme l’abbaye de Westminster, ainsi qu’aux jardins de la tour Victoria, mais il a conclu que « les avantages publics importants du projet, pris dans leur ensemble, sont suffisants pour l’emporter de manière manifeste sur le préjudice en cause. » Deech a répliqué : « J’ai du mal à voir quel en serait le profit pour le public ».
Arrivé à ce stade, le permis de construire avait été accordé et tout semblait donc aller pour le mieux… jusqu’à ce que la Haute Cour de justice accorde au London Historic Parks and Gardens Trust, qui s’opposait à la décision, le droit de demander une révision statutaire de la planification des travaux, c’est-à-dire de faire appel de la décision de Jenrick. La Cour a donné tort au gouvernement, en partie parce qu’il n’avait pas considéré l’IWM comme un autre emplacement possible pour le mémorial, comme le préconise Deech. Après la suspension, la révision a été portée devant la Haute Cour en février ; en avril, le tribunal a annulé le permis de construire du mémorial, au motif que le gouvernement n’avait pas tenu compte d’une loi de 1900 interdisant d’utiliser les Victoria Tower Gardens autrement que comme un parc public.
Le gouvernement étudie désormais la prochaine étape. Il pourrait demander à la Cour d’appel d’examiner à son tour le projet, engager un nouveau processus de planification ou abroger la loi qui bloque la construction dans les Victoria Tower Gardens. Mais la date de livraison prévue du mémorial a d’ores et déjà été repoussée à 2025, au moins. Entre-temps, son budget a explosé, passant de 50 millions de livres (59 millions d’euros) en 2015 à 105 millions de livres (125 millions d’euros) aujourd’hui.
Une histoire britannique de la Shoah ?
« La reconnaissance de la Shoah est notre ticket d’entrée européen contemporain », affirmait l’historien Tony Judt dans un article de 2005 intitulé « From The House of the Dead ». Reconnaître sa responsabilité dans la souffrance du peuple juif par la commémoration et la monumentalisation est désormais partie intégrante de l’identité européenne. Dans les premières décennies du XXIe siècle, du Mémorial de la Shoah à Paris au Centre de commémoration de la Shoah pour les Juifs de Macédoine à Skopje, les musées de la Shoah ou les maisons de la mémoire ont proliféré en Europe. Selon Judt, « la mémoire retrouvée des Juifs morts en Europe est devenue la définition même et la garantie de l’humanité restaurée du continent. »
Mais de tels musées n’ont pas fleuri uniquement dans les pays où la Shoah a eu lieu. En 1993, Bill Clinton, alors président des États-Unis, a inauguré l’énorme United States Holocaust Memorial Museum sur le National Mall de Washington D.C., qui est devenu, avec Yad Vashem, l’un des deux plus grands musées de la Shoah et centres d’étude et d’apprentissage du monde. Par la suite, des mémoriaux et des musées de la Shoah ont été ouverts à travers les États-Unis, dans des villes grandes et petites, de Boston et Los Angeles en passant par Boise en Idaho et Albuquerque au Nouveau-Mexique. Ces musées soulèvent une question intéressante, qui s’applique également au cas britannique : lorsqu’une nation n’est ni criminelle comme le fut l’Allemagne, ni complice comme le furent la France ou la Hongrie, quel est le but d’un mémorial de la Shoah ?
En Amérique, de nombreux musées de la Shoah, comme le Dallas Holocaust and Human Rights Museum, font le lien entre le passé et le présent, leurs missions étant liées aux objectifs et aux valeurs des États-Unis, comme la défense et la promotion des droits de l’Homme dans le monde. Lors de l’inauguration du United States Holocaust Memorial Museum, Élie Wiesel, après une double négation impérieuse et urgente « Monsieur le Président, je ne peux pas ne pas vous dire quelque chose » implorait : « Je me suis rendu en ex-Yougoslavie l’automne dernier. Je ne peux pas dormir depuis ce que j’ai vu. C’est en tant que juif que je le dis. Nous devons faire quelque chose pour arrêter le bain de sang dans ce pays. » Pour les Américains, la Shoah est devenue un avertissement et un ressort mobilisable pour un appel à l’action – même s’il n’est pas toujours pris en compte.
En janvier 2019, Stefan Löfven, alors premier ministre suédois, a proposé la création d’un musée de la Shoah à Stockholm après que son gouvernement ait décidé de s’attaquer au problème de l’antisémitisme historique et contemporain. La Suède était neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, mais Löfven estimait que les Suédois avaient « l’obligation » de « tirer les leçons de l’histoire », car « bien que le massacre n’ait pas eu lieu sur le sol suédois, la Suède a influencé et a été influencée par ce qui s’est passé ». La Shoah fait partie de l’histoire de la Suède pour le meilleur – c’est vers la Suède que des milliers de Juifs ont fui le Danemark en bateau en août 1943 – ou pour le pire, la Suède a vendu à l’Allemagne nazie le fer dont elle avait besoin pour poursuivre son effort de guerre. Le Musée suédois de la Shoah devrait ouvrir ses portes en juillet 2022.
Afin de se distinguer des expositions permanentes sur la Shoah de l’Imperial War Museum (IWM), dont la perspective est large et complète, l’exposition thématique au sein du nouveau projet situera la Shoah dans le cadre du récit britannique : historiquement, politiquement et culturellement. Ce récit sera équilibré, et encouragera les visiteurs à réfléchir de manière critique sur la question de savoir si davantage aurait pu être fait depuis la Grande-Bretagne, à la fois par les décideurs politiques et par la société dans son ensemble.
L’idée d’un mémorial de la Shoah ayant une telle proximité spatiale avec les Chambres du Parlement et d’un centre d’apprentissage contenant une « exposition thématique situant la Shoah dans le récit britannique » a un potentiel énorme. Comme je l’ai soutenu en 2015, lorsque le projet du mémorial a été annoncé pour la première fois, le centre d’apprentissage pourrait être « chargé de terminer le travail de préservation audiovisuelle des témoignages des survivants britanniques de la Shoah » ainsi que « d’examiner le rôle de la Grande-Bretagne dans la Shoah de la même manière que les musées de Paris [et] de Copenhague examinent leurs propres expériences nationales ». Si le centre d’apprentissage peut être le forum d’une autopsie du dossier historique de la Grande-Bretagne, « il sera le bienvenu non seulement comme un ajout au visage de Londres, mais aussi à son âme ».
Ce dossier historique inclut bien sûr le Kindertransport [transport des enfants]. Comme l’a écrit le grand et regretté historien de la Shoah David Cesarani dans Final Solution : The Fate of the Jews 1933-49 « la Grande-Bretagne a été le seul pays à assouplir ses règles d’immigration en réponse directe à la tragédie qui se déroulait » dans le Grand Reich allemand après la Nuit de Cristal de novembre 1938. Environ 50.000 Juifs allemands, autrichiens et tchèques atteignent alors la Grande-Bretagne dans les dix-neuf mois qui suivent mars 1938, dont 14.000 femmes qui demandent à travailler comme domestiques et 9.000 enfants non accompagnés qui, par le Kindertransport, arrivent en train de Berlin, Vienne et Prague pour les Pays-Bas, où ils sont transférés sur des ferries qui les emmènent en Grande-Bretagne.
« Cette opération a été pratiquement la seule tentative réussie d’évacuation massive des Juifs d’Allemagne et du territoire qu’elle contrôlait », écrit Cesarani. Cette partie de l’histoire britannique est commémorée par un mémorial à la gare de Liverpool Street à Londres et relatée dans de nombreux livres, pièces de théâtre et films. « Ironiquement », ajoute-t-il, « elle a été rendue possible par le refus de la Grande-Bretagne d’envisager une augmentation de l’immigration juive en Palestine ». Après la Première Guerre mondiale, la Palestine est laissée à l’administration des Britanniques qui se sont engagés à permettre que s’y établisse un « foyer national pour le peuple juif » sans « porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives existantes. »
Comme dans la majeure partie de son Empire, au lieu de favoriser un camp par rapport à l’autre, la Grande-Bretagne a pratiqué une politique coloniale établie de longue date consistant à diviser pour mieux régner. Bien que de nombreux politiciens britanniques de premier plan furent favorables au sionisme, en réponse aux troubles arabes de 1929 et de 1936, la Grande-Bretagne a pris des mesures pour restreindre l’immigration juive en Palestine en prétextant des raisons économiques et politiques. Avant la Shoah, le dernier geste de la Grande-Bretagne, mortel, fut le Livre blanc de 1939, qui fixait un quota pour l’immigration juive de 75 000 permis au cours des cinq années suivantes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Palestine a constitué un radeau de sauvetage pour un demi-million de Juifs ; la question se pose de savoir combien d’autres auraient pu être sauvés si la politique d’immigration britannique de l’entre-deux-guerres avait été plus généreuse.
On peut dire la même chose de la conférence d’Évian de 1938. Le ministère britannique des affaires étrangères aborda cette conférence visant à organiser l’aide aux réfugiés juifs allemands et autrichiens « presque avec crainte », écrit Cesarani. Il craignait que l’admission des Juifs de ces pays n’ouvre les portes aux réfugiés de Pologne et de Roumanie. À cette occasion, le gouvernement britannique s’est rendu coupable en succombant à des considérations de politique intérieure, et notamment en cédant à l’antisémitisme d’une partie de la population britannique. Tout mémorial britannique de la Shoah digne de ce nom doit tenir compte de ce fait, ainsi que de l’ascension, puis de la chute, de la British Union of Fascists d’Oswald Mosley, des conséquences de la politique britannique d’apaisement envers l’Allemagne nazie, et du sentiment pronazi dans certains endroits de l’establishment britannique jusque chez le roi détrôné Edward VIII.
Le Kindertransport n’est pas non plus une histoire sans nuance. « Si l’opération du Kindertransport a donné naissance à de véritables héros, elle a été entachée par une approche bâclée », observe Cesarani. À leur arrivée en Grande-Bretagne, les enfants qui n’avaient pas de famille d’accueil étaient logés dans des camps de vacances d’été inutilisés. Les parents d’accueil potentiels venaient choisir les enfants comme ils choisissaient la viande chez le boucher. Des frères et sœurs furent séparés pendant des années. Les responsables du programme furent « critiqués à l’époque pour ne pas avoir accordé suffisamment d’attention aux origines culturelles ou religieuses des enfants. Les enfants juifs issus de milieux orthodoxes se retrouvaient fréquemment dans des familles non juives qui n’avaient pas la moindre idée de leurs besoins. »
Il faut évoquer la façon dont de nombreux adultes juifs furent eux aussi traités à leur arrivée en Grande-Bretagne. En 1940, classés comme « étrangers ennemis » sur la base de leur nationalité, des milliers de réfugiés juifs vivant en Grande-Bretagne, pour la plupart allemands, autrichiens et italiens, furent détenus pendant toute la durée de la guerre dans des camps d’internement sur l’île de Man. La politique britannique en Palestine ne s’est pas non plus beaucoup améliorée après la guerre, la Grande-Bretagne bloquant les Juifs rescapés, y compris ceux sortis des camps, qui tentaient d’entrer en Palestine et en envoyant certains dans les camps de personnes déplacés sur l’île de Chypre.
Aujourd’hui, le gouvernement déclare que le nouveau mémorial « rappellera les horreurs du passé et encouragera la réflexion sur leurs implications pour le gouvernement et la société britanniques, à l’époque et par la suite. La vue du Parlement depuis le mémorial rappellera en permanence que les décisions politiques ont des conséquences d’une grande portée. » S’il est bien conçu, le mémorial britannique de la Shoah devrait laisser aux visiteurs une impression paradoxale. Il s’agira d’adresser des questions plutôt que d’affirmer, de proposer un examen de ce qui a été fait, mais surtout de ce qui aurait pu être fait pour soulager les souffrances des Juifs dans les moments où la Grande-Bretagne a choisi de leur fermer la porte et de s’en détourner.
Des risques d’instrumentalisation politique
Malheureusement, il semble y avoir un fossé entre les objectifs supposés du centre d’apprentissage et l’interprétation actuelle de ces objectifs par le gouvernement. « Personne ne les a vus », m’a dit Mme Deech à propos des plans concrets pour le centre d’apprentissage, et les membres du conseil académique consultatif du mémorial que j’ai contactés ont refusé ou n’ont pas répondu à mes demandes de commentaires. Deech m’a donné un aperçu de ce qu’elle sait. Le centre d’apprentissage devrait se composer de quatre petites salles dont la visite complète durera environ 45 minutes. L’une d’entre elles, m’a-t-elle dit, sera consacrée à une maquette de la Chambre des communes en temps de guerre. Une autre traitera de l’antisémitisme. Les deux autres seront consacrées à la persécution d’autres minorités et à d’autres génocides du XXe siècle, ce qui, dans un espace aussi restreint, pourrait nuire au caractère unique et à la centralité juive essentielle de la Shoah.
Le thème principal du centre d’apprentissage, selon Lord Eric Pickles, coprésident de la UK Holocaust Memorial Foundation, sera les « valeurs britanniques ». Exposées pour la première fois dans la stratégie antiterroriste « Prevent » en 2011, ces « valeurs britanniques fondamentales » ont été conçues pendant le gouvernement de coalition conservateur/libéral-démocrate de 2010-2015 et comprennent « la démocratie, l’État de droit, la liberté individuelle, ainsi que le respect mutuel et la tolérance envers ceux qui ont des croyances et des convictions différentes. » Depuis 2014, les écoles britanniques doivent « promouvoir activement » ces valeurs « afin que les jeunes quittent l’école préparés à la vie dans la Grande-Bretagne moderne. »
Mme Deech craint que le centre d’apprentissage ne finisse par être « quatre petites pièces utilisées pour promouvoir un programme politique particulier ». Les critiques du programme de promotion des « valeurs britanniques » font remarquer que la démocratie, la liberté et l’État de droit ne sont pas tant des valeurs britanniques qu’universelles. Deech déclare que « la Grande-Bretagne utilise ce projet un peu comme le font certains pays d’Europe de l’Est. Ils prennent le récit de la Shoah et le transforment pour l’adapter au récit politique britannique. On pourrait même dire que c’est un projet conservateur » qui veut pouvoir affirmer : « Nous ne sommes pas le parti de l’antisémitisme, nous installons un mémorial de la Shoah. C’est un projet hautement politique et les personnes qui le financent sont celles qui pourraient très bien financer le parti conservateur également. »
Où qu’ils se trouvent, les mémoriaux de la Shoah sont intrinsèquement politiques. La décision de construire un mémorial de la Shoah et de marquer qu’un tel événement doit être dignement commémoré est un acte politique ainsi que le signal des intentions et des priorités d’une nation. Il n’y a donc rien d’intrinsèquement surprenant, ni même de sournois ou de trompeur dans le fait qu’en janvier 2016, David Cameron ait déclaré à propos du mémorial qu’il « se tiendra à côté du Parlement comme une déclaration permanente de nos valeurs en tant que nation. »
Mais ce lien spécifique entre le mémorial britannique de la Shoah et les soi-disant valeurs britanniques a suscité l’inquiétude des historiens. « Cela revient à une instrumentalisation politique de la Shoah », a écrit Richard J. Evans. En septembre 2020, un groupe de spécialistes dirigé par Hannah Holtschneider a signé une lettre dans laquelle il affirmait que « l’emplacement du mémorial britannique de la Shoah à côté des Chambres du Parlement était susceptible de créer un récit de célébration des réponses du gouvernement britannique à la catastrophe juive pendant l’ère nazie et au-delà. Le fait de le situer si près du Parlement va presque certainement nourrir le mythe de « Grande-Bretagne seule » et sauveur ultime des Juifs, ce qui nie plusieurs décennies d’études et de recherches minutieuses. »
Résumant sa critique du mémorial dans sa forme envisagée, Evans écrit qu’il « serait une duplication inutile » des « collections et expositions plus importantes » de l’IWM :
« L’IWM, situé à moins d’un kilomètre du Palais de Westminster, est déjà le centre national de commémoration de la Shoah et reste le premier endroit au Royaume-Uni où cet épisode le plus tragique de l’histoire humaine reçoit un traitement complet et documenté. […] Comparé au […] Musée mémorial de la Shoah des États-Unis […], le mémorial de Westminster ne serait qu’un embarras pour la Grande-Bretagne si elle prétendait être l’institution nationale d’apprentissage et de recherche sur la Shoah. »
Lorsque j’ai contacté Evans pour un commentaire, il a décliné ma demande d’interview. « Rien à ajouter », a-t-il dit. « Une cause perdue maintenant, bien sûr. »
Commémorer autrement, et pas à n’importe quel prix
« Il est dans la nature humaine que, de temps en temps, nous n’apprécions pas les bénédictions extraordinaires qui nous ont été accordées », écrivait le grand rabbin Ephraim Mirvis. Il a décrit la décision de construire le mémorial britannique de la Shoah comme un « moment important de l’histoire britannique » : « Nous devrions soutenir avec force cette initiative, pour le bien des victimes et des survivants de la Shoah, pour le bien de notre pays et, enfin, pour le bien des générations à venir. » Le mémorial est une manifestation de la volonté du gouvernement « de tirer les leçons de la tragédie de notre passé afin de garantir le droit de tous à une vie de sécurité, de dignité et de liberté », a conclu M. Mirvis.
L’importance du mémorial, son éclat et son audace, ainsi que sa proximité avec le siège de la démocratie parlementaire britannique, témoignent des aspirations du gouvernement et de l’importance qu’il souhaite donner à la mémoire de la Shoah au Royaume-Uni. Mais le projet du centre d’apprentissage n’est pas à la hauteur de ces ambitions. Il diminuerait plutôt qu’il ne développerait le souvenir et la connaissance de la Shoah, subordonnant la commémoration de cette obscurité du vingtième siècle à l’agenda politique de l’État. En l’absence d’une exposition à la hauteur de l’audace du mémorial, et qui mettrait en évidence les aspects les plus sombres de l’histoire britannique sans les édulcorer, le mémorial britannique de la Shoah sera une tête sans cerveau, une tombe sans nom, un échec conceptuel et un gâchis couteux.
Liam Hoare