L’âme d’Israël le long de la frontière russo-ukrainienne

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Ukrainian President Volodymyr Zelensky, Israeli Prime Minister Naftali Bennett and Russian President Vladimir Putin (Photos: Ukrainian T.V., left; Israeli Prime Minister's Office, middle; Russian State T.V., right)
Immersion dans le pays qui est resté «neutre» dans le conflit en cours. Pour des raisons historiques profondes qui le lient aux deux nations, mais aussi en raison de la nécessité de protéger les juifs d’aujourd’hui.

Quiconque débarque à l’aéroport de Tel-Aviv a l’impression immédiate qu’Israël vit dans une bulle à des années-lumière de la guerre en Ukraine, mais c’est exactement le contraire : le conflit en cours la touche dans ses entrailles, révèle ses peurs et met à rude épreuve la raison même de sa création, il y a 74 ans.

L’impression de distance vient du fait que, dans un pays qui a toujours eu pour habitude de discuter sans interruption de la guerre et du terrorisme, le conflit en Ukraine est rarement évoqué dans les conversations que l’on peut entendre dans les cafés de Netanya et de Tel-Aviv. Cette guerre ne figure pas quotidiennement parmi les sujets phares du journal radio de 8 heures diffusé sur Reshet Beth — le plus écouté — et il arrive aussi qu’elle ne fasse pas la une des journaux les plus vendus.

Une chape de silence renforcée par le martèlement de sujets auxquels les Israéliens sont plus habitués — des affrontements avec les Palestiniens à Jérusalem, aux roquettes tirées par le Hamas depuis Gaza et à l’issue des négociations nucléaires entre les États-Unis et l’Iran — des sujets dans lesquels ils continuent de se plonger et dont ils connaissent par cœur les détails, les scénarios, le contexte et les personnages.

La partie émergée de l’iceberg

Les seuls moments où Israël discute du conflit qui déchire l’Europe, c’est lorsque le Premier ministre Naftali Bennett fait la navette entre Kiev et Moscou, rencontre Zelensky et Poutine ou travaille à une médiation qui assigne à l’État juif le rôle d’une « neutralité » aussi inhabituelle que révolutionnaire pour une nation qui a participé à certains des conflits les plus féroces de la guerre froide, se rangeant toujours du côté de l’Occident face aux dictateurs, régimes et terroristes arabes soutenus, armés et financés par l’URSS.

Mais cette « neutralité » n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire l’énorme somme de valeurs, de souvenirs, d’intérêts et d’émotions qui démontre le lien unique qu’Israël entretient avec les deux pays en guerre. La première raison, fondamentale, est qu’au moins 15 % des plus de 9 millions d’Israéliens sont originaires de l’ex-URSS, principalement des Russes et des Ukrainiens, ce qui fait de l’État juif « la seule nation russophone en dehors des frontières de l’Union soviétique dissoute », comme Vladimir Poutine aime à le répéter en public.

La seule nation non soviétique où a été érigée, à Netanya, une statue à la mémoire du Soldat russe qui a joué un rôle de premier plan dans la Grande Guerre patriotique contre le nazisme et le fascisme. Cela signifie que chaque Israélien connaît, travaille ou étudie avec au moins un Russe ou un Ukrainien, quand il ne l’est pas lui-même. Sans parler des origines du mouvement sioniste dans le « Pale of Settlement » — qui comprenait l’Ukraine — balayé par les pogroms de la Russie tsariste ou ses interminables interactions — pactes, convergences occasionnelles et lacérations douloureuses — avec les groupes révolutionnaires qui ont donné naissance aux bolcheviks et aux mencheviks. Aucune terre n’est plus liée aux origines d’Israël que la Russie, Ukraine comprise.

Si c’est dans la région ukrainienne de la Volhynie que le poète Haïm Bialik a écrit son poème sur le féroce pogrom de Kichinev, en Moldavie, en 1903, si c’est en Ukraine que Sholem Aleichem situe l’histoire d’Anatevka, qui donnera naissance à la comédie musicale « Un violon sur le toit », si Shmuel Yosef Agnon est né à Buchach, si Rabbi Nahman a créé son mouvement hassidique à Breslev et si le grand rabbin Israël ben Eliezer — le Baal Shem Tov — a vécu et étudié en Podolie, c’est parce que dans le triangle formé par Lviv, Kharkiv et Odessa se trouve un espace immanent d’histoire, de vie et de foi juives qui a survécu jusqu’à aujourd’hui.

L’histoire d’un ange

Malgré les horribles massacres de la Seconde Guerre mondiale au cours desquels les nazis, aidés de volontaires ukrainiens, ont éliminé la quasi-totalité des plus de 2,5 millions de juifs qui y vivaient en 1941, année du lancement de l’« opération Barbarossa » — l’invasion allemande de l’URSS. Les pogroms tsaristes, les massacres cosaques, les tueries nazies et l’antisémitisme soviétique font de la terre d’Ukraine l’un des coins d’Europe où le plus grand nombre de juifs ont été assassinés au cours des derniers siècles. La mélodie « Dona, Dona, » que presque tous les enfants israéliens connaissent, raconte l’histoire d’un ange qui, après avoir tournoyé dans le ciel, choisit un chevreau au hasard — pour évoquer le sacrifice — et lui annonce qu’il « ira à l’abattoir » parce que « cette fois, c’est ton tour ». En d’autres termes, le pire attend chacun d’entre nous.

Mais tout cela n’enlève rien au fait que c’est précisément en Ukraine, comme en Russie, que le judaïsme contemporain a ses racines. Une réalité confirmée par les origines familiales d’un nombre impressionnant de dirigeants politiques, officiels et hommes d’affaires israéliens, par la popularité de l’ancien dissident Natan Sharansky, né à Donetsk, ainsi que par les pèlerinages des disciples de Nahman de Breslev — des centaines de milliers — qui ont continué à arriver à Kiev presque jusqu’au début du conflit. Sans parler des dizaines de rabbins Loubavitch qui, depuis la fin de l’URSS, sont retournés en Ukraine avec leurs familles pour ressusciter le judaïsme sur la terre de Babi Yar, l’horrible massacre perpétré par les nazis et la police ukrainienne en septembre 1941, lorsqu’en l’espace de 48 heures, 33.771 juifs de tous âges ont été exterminés et jetés dans des fosses communes.

La frontière entre la Russie et l’Ukraine traverse l’identité de millions de juifs devenus israéliens, et la déchirure s’est étendue lorsque le conflit a éclaté. Si la majorité de la population — 67 % selon les sondages — s’est rangée sans hésitation du côté du pays agressé et que l’hôtel de ville de Tel-Aviv s’est illuminé aux couleurs jaune-bleu de l’Ukraine, le gouvernement Bennett a choisi d’incarner l’intérêt premier, et fondamental, de l’État : sauver et protéger les juifs en danger. Non seulement les au moins deux cent mille citoyens ukrainiens, mais aussi les plus de six cent mille qui vivent encore en Russie. Aucun pays au monde n’est aussi exposé dans les pays protagonistes du conflit qui a débuté le 24 février dernier.

Le choix des propriétaires du « Bar Putin », situé rue Jaffa, à Jérusalem, suggère que le cœur du pays bat pour l’Ukraine : ces derniers ont en effet rapidement rebaptisé leur établissement « Bar Zelensky ». Mais c’est sa « neutralité » formelle qui permet à Israël d’accueillir les juifs ukrainiens fuyant la guerre, les juifs russes fuyant la répression de Poutine, ainsi que ces oligarques juifs qui vivent en Grande-Bretagne depuis des années et à qui le gouvernement de Londres a imposé des sanctions strictes et tout retiré, y compris la possibilité pour leurs enfants d’aller à l’école, en l’espace de quelques jours. Le résultat, c’est une aliyah — immigration en Israël —, avec des chiffres encore imprécis, mais très significatifs. Selon l’Agence juive, nous en sommes déjà à 8800 immigrés ukrainiens, 5800 russes et 400 biélorusses, mais on estime que des « dizaines de milliers » de personnes ont entamé le processus d’immigration, en passant par les camps d’accueil installés dans les pays limitrophes de la zone de guerre.

Un État-refuge

Ils sont gérés par des bénévoles de langue maternelle russe, des hommes et des femmes qui ont eux-mêmes quitté l’URSS il y a des années et qui se retrouvent aujourd’hui à aider ceux qui ont choisi de rester. Ils portent des T-shirts bleus, arborent l’étoile de David et vont et viennent de l’aéroport David-Ben-Gourion, protagonistes d’un pont aérien qui donnent les larmes aux yeux aux survivants de l’Holocauste, car en les regardant, ils se demandent « combien l’histoire aurait été différente si nous avions eu un endroit où aller à l’époque ».

Comme le dit Sharansky : « À l’époque de l’URSS, être juif était une damnation, cela signifiait ne pas pouvoir étudier ou émigrer. Aujourd’hui, en revanche, être juif signifie avoir quelqu’un qui vient vous porter secours à la frontière de la guerre. » Pour les Israéliens, c’est la preuve de la nécessité de l’existence de l’État, de sa vocation originelle, la démonstration que plus de cent ans après le premier Congrès sioniste de Bâle et la publication du texte « L’État des Juifs de Theodor Herzl », la nécessité de disposer d’un État-refuge, capable de protéger les juifs, ne pourrait être plus actuelle.

Mais ce n’est pas tout, car la « neutralité » qui permet à Israël d’avoir des canaux ouverts tant avec Kiev qu’avec Moscou a aussi une autre genèse, une genèse qui sent la realpolitik : la présence militaire russe en Syrie. « Depuis l’arrivée des Russes en septembre 2015, nous avons avec eux un accord stratégique de facto », explique une source diplomatique israélienne, « qui nous permet avec l’armée de l’air d’opérer contre des cibles iraniennes et pro-iraniennes. » La crainte israélienne est double : alors qu’une rupture avec la Russie pourrait faire s’évaporer l’accord sur la Syrie, le retrait des Russes permettrait à l’Iran, l’ennemi juré numéro 1 de Jérusalem, d’en tirer avantage.

Voilà pourquoi le Premier ministre Naftali Bennett mesure ses propos sur l’Ukraine, laissant au ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid le soin de débiter devant les caméras de télévision les positions les plus anti-russes possible sur les « crimes de guerre commis ». Dans un équilibre délicat qui voit Israël voter contre la Russie à l’ONU — sur l’invasion et l’expulsion du Conseil des droits de l’homme — et s’asseoir à la table de l’OTAN à Ramstein, mais sans participer aux sanctions économiques. Comme l’explique Elliott Abrams, vétéran du département d’État et aujourd’hui membre du « Council on Foreign Relations » de New York, « Israël est l’État occidental qui entretient les meilleures relations avec le Kremlin ». Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État américaine, exhorte donc Israël « à ne pas devenir le paradis de l’argent sale qui finance les guerres de Poutine », tandis que le Kremlin s’insurge contre Yaïr Lapid, l’accusant de « ne parler de l’Ukraine que pour faire oublier la tragédie des Palestiniens ».

« La vérité, c’est que nous sommes de proches alliés des États-Unis », explique une source diplomatique haut placée à Jérusalem, « mais nous ne pouvons pas oublier que nous avons une frontière directe avec l’armée russe au nord. » Il s’agit d’une situation sans précédent dans la vie de l’État juif, une situation qui explique l’importance d’un essai publié en 2000 par Vittorio Dan Segre — historien et écrivain italien, devenu collaborateur de Shimon Peres en Israël, puis ambassadeur dans plusieurs pays d’Afrique — sur le thème « neutralité et coexistence au Moyen-Orient ». Dans cet essai, il explique que la vocation naturelle du projet sioniste est « de n’appartenir à aucun camp », car « les juifs au Sinaï ont reçu les Dix Commandements pour les garder et les transmettre à toute l’humanité ». Sans exception.

Par LENA

Source lefigaro