Si l’escalade sémantique de Poutine, qui brandit la menace nucléaire, est anxiogène, le jeu n’en vaudrait certainement pas la chandelle, estime notre chroniqueur.
Craindre une guerre n’est pas craindre une guerre nucléaire. Dans le premier cas, on anticipe la certitude de pertes et de souffrances humaines, de destructions sociales et matérielles, de modifications territoriales et de changements de souveraineté, comme souvent hélas. Dans le second cas, on plonge dans l’inconnu, ou plutôt dans la vraisemblance de l’apocalypse. Toutefois, si l’escalade sémantique poutinienne est anxiogène, sachons raison garder.
D’abord, agiter un possible emploi de la bombe n’est franchement pas nouveau. En 1956, lors de la crise de Suez, le Kremlin avait menacé la France, le Royaume-Uni et Israël de représailles nucléaires si la coalition franco-israélo-britannique ne se retirait pas du canal. Au Proche-Orient toujours, en 1973, la Première ministre israélienne Golda Meir – face à l’inertie de Richard Nixon devant la périlleuse offensive syro-égyptienne – avait averti en substance que si Israël disparaissait, toute la région disparaîtrait aussi. Bluffa-t-elle ? Peu importe, au fond. En 1998, lors de son voyage officiel à Pékin, Boris Eltsine, le pourtant peu belliqueux prédécesseur de Poutine, avait rappelé aux Etats-Unis en pleine conférence de presse, que la Russie possédait toujours la bombe atomique… On notera que dans chacun de ces cas, celui qui proférait la menace était objectivement en état de faiblesse. En l’espèce, dès les premiers jours de son offensive, Poutine n’a pu que constater de graves difficultés sinon des revers majeurs avant d’en rabattre, et deux de ses trois sorties sont intervenues après de sérieux revers au nord de l’Ukraine et autour de Kiev.
Ensuite, rares sont les régimes politiques à avoir entretenu une dimension apocalyptique. Sur un siècle, on peut en compter trois : le IIIe Reich sur sa fin en 1944-45, le gouvernement rwandais intérimaire Hutu Power en 1994 et le génocide des Tutsi, et l’Etat islamique (Daech) entre 2013 et 2017. Poutine a certes démontré un réel aventurisme idéologique en Ukraine, aussi brutal mais plus risqué qu’à l’accoutumée, mais rien n’indique qu’il s’agisse d’une dérive de nature apocalyptique. Une chose est de tenter de croquer tout ou partie de l’Ukraine via des vieux chars, des fantassins démotivés et des scènes de terreur, une autre serait de renverser la table géostratégique mondiale, pour la première fois depuis 1945 et au profit probable d’un joueur plus puissant en cas de très haute confrontation, l’Otan.
Entre les titans, la dissuasion prévaut (encore)
Enfin, ce jeu dantesque en vaudrait-il la chandelle ? Après tout, les Ukrainiens, qui ont déjà résisté contre toute attente à un déferlement de balles, d’obus puis de bombes classiques, ne céderaient pas nécessairement face à du non-conventionnel, et peut-être seraient-ils plus déterminés encore à résister, mus par la vengeance et/ou l’énergie du désespoir. De surcroît, le partenaire chinois n’accepterait pas l’usage de la bombe ; Pékin, régime très conservateur d’un système monde qui le favorise et grâce auquel il entend devenir la première puissance mondiale, défend non seulement le respect de la sacro-sainte souveraineté étatique (mise à mal par « l’ami » Poutine) et le non-usage de la force militaire dans le règlement des conflits (idem !), mais aussi le traité de non-prolifération de 1968. La Chine aurait pour sa part à craindre la volonté nippone de s’autoriser à franchir le seuil qui caractérise pour l’heure le Japon, et des Etats ennemis et nucléarisés tels que l’Inde et le Pakistan pourraient à leur tour basculer dans la tentation de suivre l’exemple russe… Pour quel bénéfice, puisque prévaut la dissuasion entre ces titans ?
Alors, anodines voire dérisoires, les menaces de Poutine ? Certes pas ; agiter la bombe, c’est (tenter de) faire d’une pierre deux coups : d’une part terroriser la population et/ou l’armée ennemie, d’autre part exprimer son haut degré de détermination et/ou d’exaspération. C’est par conséquent sérieux. En même temps, évoquer la bombe, c’est la conventionnaliser dans le dispositif rhétorique et diplomatique ; plutôt que de se contenter d’un tweet, d’un communiqué officiel, d’un rappel d’ambassadeur ou d’un défilé militaire, on agite le spectre suprême.
Frederic Encel