La marque De bonne facture, fondée par Déborah Sitbon Neuberg en 2013, propose un vestiaire masculin faussement classique, confectionné dans un esprit artisanal par des ateliers européens au savoir-faire réputé.
Depuis l’automne 2021, les vêtements De bonne facture se sont installés rue Sedaine, à Paris, au cœur du village Popincourt, dans une petite boutique aux tons beiges, entourés des céramiques en terre cuite de Mad Morio. Sur les meubles minimalistes en noyer, Déborah Sitbon Neuberg, qui a créé ce label de prêt-à-porter masculin en 2013, a disposé des livres sur le tourisme régional des années 1950 (Routes des Pyrénées, de Paul Guiton ; Côte d’Azur, de Pierre Borel…), la revue de mode pointue Vestoj et quelques ouvrages contemporains sur le vestiaire des artistes ou les nouveaux codes de la masculinité.
Rien de tapageur, des matériaux naturels et durables, un peu de réflexion et de localisme, la mise en abyme est parfaitement orchestrée : ici, tout résume l’esprit de la marque. Comme son nom, d’ailleurs : De bonne facture. La formule est là pour rappeler que les pièces sont avant tout robustes, stylistiquement rigoureuses et bien fabriquées. Une cloison amovible nous laisse passer dans l’arrière-boutique, où se trouvent le showroom et le studio de création conçu comme un espace de travail et de vie.
Concept « made by », pas « made in »
« Nous nous sommes installés dans ce quartier historiquement lié aux savoir-faire textiles. Initialement, les lieux appartenaient à une famille originaire de Troyes qui possédait un atelier de bonneterie. A partir des années 1990, ils ont été occupés par des grossistes chinois, comme une grande partie du village Popincourt », raconte Déborah Sitbon Neuberg. « Avant de lancer ma marque, j’ai sillonné la France à la recherche des meilleurs façonniers et artisans textiles. A l’époque, on annonçait la fermeture de Laines écossaises et d’Old England. Je voulais créer des pièces solides, confectionnées dans des matières rustiques qui se patinent. J’ai toujours aimé l’idée de vêtements qui s’usent sur les corps », ajoute la créatrice qui a un petit air d’Annie Hall.
Le concept est le « made by » et non pas le « made in » : elle sélectionne des ateliers français, portugais ou italiens, chacun spécialisé dans un savoir-faire particulier, et elle s’attache à les « rendre visibles ». Sur chacune des pièces, on trouve ainsi une étiquette qui mentionne le nom du fabricant. « L’idée est d’aller à la source culturelle des matériaux et des artisanats. Mais remonter aux racines, assurer une traçabilité dans la mode, c’est difficile, car tout est très opaque », regrette la trentenaire.
Depuis ses débuts, elle n’utilise que des matières naturelles, de préférence non teintes (comme ces laines marron foncé issues de brebis noires du Velay) ou colorées avec des produits végétaux, du mérinos sans recours au mulesing (technique qui consiste, notamment en Australie, à couper une partie de la peau périanale des agneaux pour lutter contre un parasite), des boutons en corne, nacre et corozo (ivoire végétal).
Si, il y a quelques années, Déborah Sitbon Neuberg pouvait passer dans le milieu de la mode pour une hurluberlue écolo, aujourd’hui, son travail fait figure d’exemple. « Moi, je suis dans l’action, je ne revendique pas l’étiquette “créatrice engagée” ou “écoresponsable”, car on n’est jamais parfait sur ces questions-là », explique celle qui concède que son souci du détail peut aller très loin, jusqu’à vérifier, par exemple, les méthodes d’apprêt des fils.
« A la maison, la médiocrité n’avait pas sa place. L’exigence académique était de mise. Mes parents avaient un immense respect pour les livres et la connaissance en général », confie-t-elle. Faire de la mode son métier n’était alors pas envisageable. « A 16 ans, je voulais devenir styliste contre leur avis. Comme j’étais douée en cours, mon père me voyait faire l’X ou une autre grande école d’ingénieurs. J’ai lutté pour entrer en prépa HEC, cela me semblait plus ouvert en termes de formation, et puis j’étais déjà attirée par l’entrepreneuriat. »
Son père, Gérard Neuberg, économiste et mathématicien, a fait entrer le bridge dans l’ère moderne, au début des années 1980, en utilisant l’informatique pour calculer les résultats des grands tournois à l’aide d’une formule qui porte aujourd’hui son nom. Sa mère, professeure de biologie, est née dans une famille juive tunisienne qui a immigré en France lorsqu’elle avait 14 ans. En 2020, la pandémie a privé Déborah Sitbon Neuberg d’un voyage prévu en Tunisie jusqu’au village de sa grand-mère, dans les montagnes à la frontière avec l’Algérie. En attendant de le reprogrammer, elle se plonge dans les livres de l’essayiste Albert Memmi et de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada.
En Chine, la désillusion
Après HEC, Déborah Sitbon Neuberg intègre finalement l’Institut français de la mode, puis commence sa carrière chez Hermès, dans les métiers de la soie. « C’est là que je me suis familiarisée avec les savoir-faire, je n’avais encore jamais mis les mains dans le produit. J’ai notamment eu l’occasion d’apprendre beaucoup aux côtés de Bali Barret [à l’époque, directrice artistique de la division soie] », se souvient celle qui, en 2009, rejoint une marque de mode d’entrée de gamme, dans un bureau d’études chinois. Là, c’est la désillusion.
« Les ouvrières dormaient sur place à l’usine et ne rentraient dans leur village qu’une ou deux fois par an. L’hiver, à – 5 °C, elles travaillaient sans chauffage, en doudoune et avec des mitaines. La réalité de ces usines de mode n’est pas assez connue, même chez les gens du métier. A partir de ce moment-là, je me suis demandé si j’avais vraiment envie de participer à ce système. »
Le projet De bonne facture s’est donc construit en opposition avec ces méthodes de production. Les pièces confectionnées dans un esprit artisanal sont faussement classiques : duffle-coat avec des boutons en corne plutôt que brandebourgs, pantalons en velours côtelé oversize, chinos plissés à la taille, surchemise en tissu japonais… Les vêtements poétiques de Déborah Sitbon Neuberg, impeccablement coupés et connectés à la nature, lui valent d’être régulièrement comparée à la créatrice de mode anglaise Margaret Howell.
A l’évocation de ce nom, son regard se met à briller. « C’est habituel pour les hommes de créer pour des femmes, mais l’inverse l’est beaucoup moins. Toutes les références qui ont pu me montrer que c’était possible m’ont aidée. Margaret Howell est l’une de mes grandes figures d’inspiration, je m’inscris totalement dans sa filiation. »
De nombreux artistes se reconnaissent naturellement dans le vestiaire De bonne facture : des réalisateurs, photographes, pianistes, musiciens sensibles à cette vision puriste du vêtement. Déborah Sitbon Neuberg collabore d’ailleurs régulièrement avec certains d’entre eux. Le peintre Charles Hascoët a créé une série de tableaux de fruits, de plantes et de fleurs inspirés du calendrier révolutionnaire français. Même si elle a déjà ses fidèles, la créatrice aimerait élargir sa cible, et attirer davantage les femmes pouvant se reconnaître dans ce vestiaire androgyne.