Adepte forcené du « il est interdit d’interdire », le nouveau propriétaire de Twitter trouve les règles de modération de la plateforme « trop contraignantes ». Le réseau social est pourtant notoirement connu pour être un important vecteur de haine en ligne. Quels seront les défis à venir pour le combat contre la cyberhaine?
C’est un libertarien, il s’appelle Elon Musk. Il est un adepte forcené du « il est interdit d’interdire » à la mode très utopique des années 1968. Mais, il est aussi proche des milieux libéraux américains et de son culte, celui de l’argent roi. De l’argent qui peut prospérer facilement et tout acheter, tout racheter à coup de millions ou de milliards de dollars. Et, parce qu’il est l’homme le plus riche de la planète, l’homme d’affaires vient de débourser… 43 milliards d’euros (rien de moins) pour s’offrir un/son jouet, du nom de Twitter. Mais, ce jouet n’est pas n’importe lequel. Depuis 2006, Twitter est un réseau social de microblogage géré par l’entreprise Twitter Inc. Il permet à un utilisateur d’envoyer gratuitement de brefs messages, appelés tweets. Et Twitter est tentaculaire. 217 millions, c’est le nombre d’utilisateurs quotidiens monétisables sur Twitter au quatrième trimestre 2021. C’est 13% de plus qu’un an plus tôt. Ils étaient 115 millions à la fin 2017 (BFMTV, 25 avril 2022). Et, ce réseau est communément utilisé par les politiques du monde entier. Par exemple, on se souvient comment et pourquoi Donald Trump faisait de Twitter, une arme par excellence. Il inondait de tweets rageurs la twittosphère, pour vanter sa gestion des affaires, attaquer ses opposants et les journalistes et même pour conspirer durant la présidentielle américaine. Cela lui avait valu d’être évincé de Twitter et d’autres réseaux depuis l’assaut contre le Capitole.
Revenons à Elon Musk. Il se définit lui-même comme un « absolutiste de la liberté d’expression ». Il dit donc racheter l’entreprise au nom de cette liberté : « [Elle] est le fondement d’une démocratie qui fonctionne et Twitter est la place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité[1] ». C’est ainsi que Elon Musk, le libertarien prône l’abstention de toute ingérence publique – et quelquefois même citoyenne – pour fixer la conduite à tenir sur le réseau des réseaux. Et, même s’il affirme que les règles de modération d’un réseau devraient se limiter à l’avenir aux lois de chaque pays, il trouve les règles de modération de la plateforme Twitter trop contraignantes. C’est tout dire.
Contraignantes les règles de modération sur Twitter ?
Examinons ce qui se passe sur Twitter. Globalement, les propos diffamatoires, les dénonciations calomnieuses, les injures, les menaces, les théories conspirationnistes se reproduisent à l’infini, comme par l’effet d’une rivalité mimétique suscitant un mutuel renforcement. Cette synergie dans l’expression de la haine et de la volonté de nuire suscite quelque chose comme une incitation permanente à la violence. C’est d’ailleurs majoritairement Twitter qui est utilisé pour diffuser propos et commentaires racistes, antisémites[2] ou homophobes, par exemple[3].
D’après une étude commandée par la Commission européenne, Twitter est la plateforme la moins bonne quand il s’agit de lutter contre la haine en ligne. Durant une opération de contrôle réalisée entre le 20 janvier et le 28 février 2020 sur un échantillon de 484 contenus haineux sur quatre plateformes (YouTube, Facebook, Instagram, Twitter), l’organisme sCAN – Specialised Cyber-Activists Network[4] – a relevé que seuls 58% d’entre eux avaient été retirés sur la période. Twitter a enregistré les pires résultats : seuls 9% des tweets problématiques dénoncés par les utilisateurs avaient été supprimés par la plateforme et 5% avaient été rendus invisibles aux utilisateurs de la zone géographique. YouTube a fait un peu mieux, avec 26% des contenus retirés[5].
Une plainte déposée par les associations antiracistes
Une autre étude a été menée cette fois par l’UEJF, SOS Racisme et SOS homophobie du 17 mars au 5 mai 2020.
Elle montre une augmentation de 43% du nombre de contenus haineux postés sur Twitter. De façon plus détaillée, le nombre de contenus racistes a augmenté de 40,5%, celui des contenus antisémites de 20% et celui des contenus LGBTphobes de 48%. De fait, l’UEJF, SOS Racisme, SOS homophobie et l’association J’Accuse…! ont assigné lundi 11 mai 2020 Twitter devant le tribunal judiciaire de Paris, jugeant qu’il manquait de manière « ancienne et persistante » à ses obligations en matière de modération des contenus[6]. Les parties s’étaient depuis engagées dans une médiation qui a échoué, ramenant l’affaire devant le tribunal.
Après l’échec de la médiation entreprise avec Twitter, plusieurs associations antiracistes ont décidé de poursuivre le réseau social pour son inaction face aux propos haineux. J’Accuse, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), SOS Racisme, le Mrap, la Licra ou encore SOS Homophobie estiment que la plateforme a manqué à ses obligations en matière de modération des contenus. Les associations ont réclamé en référé (urgence) à ce qu’un expert soit nommé afin de connaître quels sont les « moyens humains et matériels » consacrés par la société à la modération dans le but d’engager, par la suite, un autre procès sur le fond[7].
Finalement, la justice française a ordonné début juillet 2021 au réseau social de transmettre des informations sur les « moyens matériels et humains mis en œuvre » pour la modération des contenus haineux à six associations anti-discriminations. Mais voilà, Twitter en octobre 2021 a fait appel de la décision du tribunal de Paris lui ordonnant de communiquer à ces associations des documents détaillant ses moyens de lutte contre la haine en ligne. Finalement, en janvier 2022, la cour d’appel de Paris a confirmé la décision du tribunal judiciaire, qui avait ordonné en juillet à Twitter de détailler ses moyens de lutte contre la haine en ligne[8].
Liberté totale de communication. Ce choix doit-il être le nôtre ?
Twitter reste culturellement et idéologiquement un réseau purement américain. La loi qui le régit, du point de vue de la circulation de l’information est la loi inscrite dans la Constitution américaine ; le principe de liberté totale de communication. Qu’on s’entende bien, les choix dans ce domaine des dirigeants et du peuple américain sont totalement légitimes et nul ne dénie aux Etats-Unis d’Amérique d’être une grande démocratie. Mais, la question est simple. Ce choix doit-il être le nôtre, en Europe ?
Ce choix, en matière de « liberté » totale des communications, doit-il être celui de la planète entière ? Le réseau Internet est-il un réseau mondial américain ou un réseau potentiellement universel ? Et puis, il faut le redire : en France, le racisme est un délit, (mais aussi en Belgique, en Allemagne)… non une opinion. Et cette différence est de taille[9].
Une seconde approche plus citoyenne cherche donc à réguler le Net afin d’exclure ou de limiter au possible les discours de haine. Il s’agit d’adapter notre droit tout en rappelant au passage quelques-uns des principes qui fondent les sociétés démocratiques.
A cela, nous voyons trois arguments :
– Le premier est un argument moral. Le principe de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme est essentiel. Maintenir ce principe est un gage pour l’avenir. Il est donc important de prendre la parole haut et fort pour dire le caractère insupportable de la présence de paroles et d’images racistes et antisémites sur Internet.
– Le deuxième argument est un argument technique. Contrairement à ce que soutiennent certains acteurs du dossier, plus intéressés à garder une clientèle qu’à appliquer des règles éthiques, il est tout à fait possible techniquement d’empêcher les internautes français et européens d’être exposés à des messages qui contreviennent gravement aux lois de leurs pays.
– Le troisième argument est politique. Il découle d’un principe simple : Internet est un média et doit être traité au même titre que les autres médias. Or, les lois de nombreux pays encadrent sous certains aspects les contenus médiatiques et protègent le public de toute exposition à des propos racistes ou antisémites. Aussi, le nécessaire respect de la liberté d’expression se heurte à la non moins nécessaire protection des personnes visées par les menaces et les violences racistes. A l’instar du monde réel, le monde virtuel ne doit pas être le refuge des provocations qui bafouent constamment la nature humaine[10].
L’Europe va imposer aux géants du numérique une plus grande responsabilité des contenus qu’ils hébergent
Dans ce rapport de force, une nouveauté va changer la donne et l’Union européenne marque son territoire.
Expliquons.
Un accord vient d’être trouvé à Bruxelles sur Le Digital Services Act (DSA)[11], qui vise à réguler le marché du numérique, et limiter les abus de position des grandes plateformes. Avec le DSA, l’Union européenne se dote enfin d’une législation sur la régulation numérique. Le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton en a décrypté les enjeux. Pour Thierry Breton, interrogé par Le JDD[12], ce texte, qui est une « première mondiale », est aussi « majeur pour l’organisation de l’espace informationnel ». Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’interdire sur Internet ce qui est interdit en dehors, et c’est un « enjeu essentiel pour l’avenir de nos démocraties ».
Thierry Breton précise que tous les acteurs de la vie en ligne sont concernés et qu’ils devront même respecter des contraintes « avant d’offrir leurs services sur le territoire européen ». C’est ainsi que le texte imposera aux grandes plateformes – Google (Youtube), Meta (Facebook et Instagram), Amazon, Microsoft (LinkedIn), Apple, Twitter et potentiellement TikTok – à assumer une plus grande responsabilité des contenus qu’elles hébergent. En cas de non-respect de ces règles, les sanctions pourraient atteindre 6% du chiffre d’affaires mondial et « aller jusqu’à l’interdiction d’opérer sur le territoire européen ».
Le bras de fer aura-t-il lieu ? Nous le verrons bien. Mais Elon Musk s’il veut que Twitter continue d’opérer sur le territoire européen devra se conformer aux dispositions qui entendent protéger les internautes européens.
Mais la surprise viendra peut-être aussi des Etats-Unis et il faut à cet égard entendre les craintes prononcées en haut lieu. Si la Maison Blanche a refusé lundi 25 avril 2022 de commenter le rachat de Twitter, elle a tout de même déclaré que le président Joe Biden s’inquiète depuis longtemps du pouvoir des réseaux sociaux. « Nos préoccupations ne sont pas nouvelles », a expliqué Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, ajoutant que les plateformes doivent être tenues responsables. « Le président parle depuis longtemps de ses préoccupations concernant le pouvoir des plateformes de médias sociaux, y compris Twitter et d’autres, de répandre la désinformation », a-t-elle ajouté[13]. La semaine dernière, déjà, l’ancien président américain, Barack Obama a déclaré que les réseaux sociaux constituaient un danger pour la démocratie et Obama a appelé à réformer les lois américaines pour mieux réguler les plateformes. Des plateformes qui ne pourront peut-être plus à l’avenir imposer leurs seules règles, leurs seules chartes, leur toute puissance et omniprésence et faire de l’Internet, une jungle virtuelle, qui rapporte beaucoup d’argent, mais sans foi, ni loi.
Marc Knobel est historien, il a publié en 2012, l’Internet de la haine (Berg International, 184 pages). Il publie chez Hermann en 2021, Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet. Il est également président de l’association J’Accuse.
[1] Arnaud Leparmentier, « Avec le rachat de Twitter, Elon Musk se pose en défenseur de la liberté d’expression », Le Monde, 26 avril 2022.
[2] Voir à ce sujet, Marc Knobel, Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet, Paris, Editions Hermann, juin 2021, 231 pages.
[3] Nous retrouvons ici au moins dix grandes particularités des réseaux sociaux :
– La simplicité. Au fond, il est si facile de déposer des posts racistes, antisémites, complotistes. Il n’existe aucun verrou.
– L’anonymisation est souvent la règle. De nombreux internautes cachent leur identité réelle en utilisant des pseudonymes. Justement, parce qu’ils sont anonymes, ils se sentent invulnérables.
– Dans le monde virtuel, les internautes sont débridés. C’est ainsi que sur Twitter, insulter n’est pas un problème, se moquer non plus. Cela va jusqu’à l’appel au meurtre.
– Le mimétisme est la règle. Lorsque des messages violents, injurieux, diffamatoires sont déposés, d’autres apparaissent ensuite et en plus grand nombre encore. Il y a un effet entraînant, celui de la violence, sans modération aucune.
– Les messages violents sont déposés avec une grande facilité. D’ailleurs, qui pour répondre ? Peu de monde, en vérité. Il faut du courage pour le faire.
– Souvent, Twitter (et d’autres plateformes) s’érige en tribunaux populaires permanents et certains thèmes deviennent viraux. Dans cet univers, le racisme s’alimente très facilement. C’est alors une avalanche de propos violents.
– La viralité peut être liée à une actualité immédiate. Certains sujets déchaînent les passions (les Gilets jaunes, par exemple). Pas de place sur Twitter, et surtout en 280 caractères (ce qui est peu), pour poser des arguments intelligibles. Les réactions sont plutôt impulsives, émotionnelles, caractérisées. C’est alors le temps de l’insulte gratuite.
– La rapidité à laquelle ces messages sont postés est un atout. L’entraînement, la violence, la haine se répandent sur les réseaux sociaux à « vitesse grand V ». C’est le temps de l’immédiateté. S’effectue par la suite l’archivage des données.
– La modération est insuffisante.
– Par contre, éduquer, déconstruire prend énormément de temps. Nous ne sommes pas dans le même espace-temps, celui de la publication et celui de la déconstruction. Et là est la difficulté.
[4] sCAN vise à rassembler l’expertise, les outils, la méthodologie et les connaissances sur la cyberhaine et développer des pratiques transnationales globales pour identifier, analyser, signaler et combattre les discours de haine en ligne.
[5] Guillaume Guichard, « Twitter, le plus mauvais élève de lutte contre la haine en ligne », Le Figaro, 3 juillet 2020. Voir également Marc Knobel, « Twitter, la haine en 280 caractères », La Règle du Jeu, 21 décembre 2020.
[6] https://uejf.org/2020/05/12/luejf-assigne-twitter-en-justice-pour-son-inaction-face-a-la-haine-en-ligne/
[7] Marc Knobel, «The Fight Against Antisemitism on Twitter in France », combatantisemitism.org, 18 juillet 2021.
[8] https://www.bfmtv.com/tech/la-justice-confirme-que-twitter-doit-detailler-ses-moyens-de-lutte-contre-la-haine-en-ligne_AD-202201200211.html
[9] La Convention Internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CIDR) prévoit expressément à son article 4 le recours à la répression pénale contre le racisme. Les États-Unis ont accepté d’adhérer récemment à ladite Convention à la condition expresse qu’on l’autorise à formuler une réserve sur cet article. Les États-Unis ont rappelé à cette occasion qu’ils sont attachés à la liberté d’expression, celle-ci étant garantie par le premier amendement de la Constitution américaine. Nombreux sont les États qui regrettent à l’heure actuelle la formulation d’une telle réserve par le pays le plus puissant de la planète. Cette approche a des conséquences directes sur le type de moyens envisagés pour lutter contre les dérives racistes sur Internet. Puisque les États-Unis refusent, au nom de la liberté d’expression, l’immixtion des pouvoirs publics – judiciaires, législatifs ou policiers.
[10] Marc Knobel, « L’expression de l’antisémitisme sur l’Internet », Fondapol, 5 avril 2016.
[11] Frère jumeau du DMA, Digital Markets Act, la loi sur les marchés numériques, adoptée par les 27 en mars dernier et qui régule la concurrence et la publicité entre les acteurs digitaux, le Digital Services Act (DSA), lois sur les services numériques, a été adopté par les 27 pays de l’Union Européenne, le 23 avril 2022. Il devrait en toute logique être adopté au Parlement européen à l’automne 2022.
Voir à ce sujet : https://www.lopinion.fr/economie/thierry-breton-la-relation-entre-les-citoyens-et-la-plateforme-est-reequilibree
[12] https://www.lejdd.fr/Economie/exclusif-thierry-breton-commissaire-europeen-les-geants-dinternet-devront-sadapter-aux-regles-de-lue-4107380
[13] La Tribune, 25 avril 2022.