Charlotte Jarrix, metteuse en scène et réalisatrice est en possession d’un témoignage exclusif de Benjamin Orenstein, survivant de la Shoah décédé l’an dernier. Grand témoin d’entre les témoins, militant de la mémoire à Lyon durant près de 40 ans, il se livre dans ce film, comme jamais de toute sa vie, il n’avait raconté. Un témoignage, au centre d’une mini-série documentaire qui devrait voir le jour en février 2024.
« Il me manque à moi, il manque à ma grand-mère, il manque à l’équipe de tournage. Il manque à tous ceux qui l’ont connu. » La mort de Benjamin Orenstein, décédé le 10 février 2021, a laissé un grand vide dans la vie de Charlotte Jarrix, fondatrice de la compagnie « Intrusion », metteuse en scène et réalisatrice. C’est à elle qu’il avait fait confiance pour adapter son autobiographie Ces mots pour sépulture, publiée en 2006 avec Jean-Claude Nerson. Une pièce de théâtre, jouée plus de 50 fois depuis 2015, comme un relais du combat de toute une vie, un relais qui lui survivrait après la mort, celui de la transmission de la mémoire de la Shoah.
Benjamin Orenstein était un passeur. Survivant d’entre les survivants des camps de Rachow, Budzin, Ostrowiec, Auschwitz, Furstengrube et enfin Dora, il avait entrepris, depuis le procès Barbie, de raconter inlassablement la vie de déporté du jeune Polonais qu’il était, en 1942, quand, du haut de ses 13 ans, il avait été raflé avec ses frères et arraché à ses parents. Il s’adressait aux plus grands de ce monde jusque devant les membres de l’ONU pour dire l’atrocité des camps nazis. Il témoignait lors des voyages mémoriels organisés par l’Amicale des déportés d’Auschwitz. Il racontait l’innommable dans les collèges, les lycées, les universités et les écoles parce que c’était son « devoir ». Aux jeunes, il disait toujours : « N’essayez pas d’imaginer ce que nous avons vécu. Car un être humain n’a pas assez d’imagination. Et même si vous imaginez, ce sera encore pire. J’ai souffert de la faim. La soif, c’est atroce. Mais la souffrance la plus totale, celle qui laisse des traces à tout jamais, c’est la peur. » Chaque fois, il terminait sur les mêmes mots : « Voilà, c’est tout ce que je peux vous dire. Maintenant vous savez. C’est à vous d’être les témoins des témoins. »
« Évidemment que ce film va voir le jour »
Charlotte Jarix compte parmi ceux-là. « Si je n’avais pas rencontré Benjamin ? Je ne sais pas… Ma vie professionnelle et personnelle aurait évidemment été différente. Il était comme un grand-père pour moi. Je crois que j’étais la petite-fille qu’il n’avait jamais eue. »
Leur rencontre remonte à 2007. Charlotte et sa grand-mère effectuent le voyage jusqu’à Auschwitz. Dans le bus qui les conduit, Benjamin Orenstein est là pour témoigner. « En lisant son livre, j’ai su qu’il fallait faire une pièce. » Aujourd’hui, la jeune femme veut aller plus loin. Elle porte avec Laura Perrotto, co-réalisatrice, un projet de film documentaire qui verrait le jour sous la forme d’une mini-série dont elle a l’exclusivité des droits. L’aventure démarre il y a deux ans, depuis des contacts ont été noués avec une société de production parisienne. Doucement, le dossier prend forme : « Évidemment que ce film va voir le jour. Il le faut pour rendre le témoignage de Benjamin immortel », assure Charlotte Jarrix qui rêve d’une première diffusion en février 2024, sur Arte ou Netflix, pourquoi pas.
« Je vais retrouver ma famille, ils m’attendent depuis longtemps »
En attendant, les deux réalisatrices avancent sur la composition du film. Il y a d’abord, le témoignage de Benjamin enregistré en studio, le 6 mars 2020. Quand il parlait devant son assistance, il avait l’habitude de dire qu’il n’était qu’à 50 % de son récit. Parce que le reste était trop dur à entendre, pour ceux qui écoutaient. Trop dur pour lui aussi d’en dire davantage alors qu’il effectuait chaque fois la même et terrible plongée dans ses souvenirs. Ce jour-là, pour Charlotte Jarrix, il accepte de monter « à 70 % ». Il en ressort cinq heures de témoignages et des pans qu’il n’a jamais racontés. Cette captation est son dernier témoignage. Un an plus tard, le Covid a eu raison de lui, l’a fait vieillir d’un coup. « Je ne sers plus à rien », aurait-il dit à Charlotte, cinq jours avant sa mort. Elle pleure, il la console : « Je vais retrouver ma famille, ils m’attendent depuis longtemps. »
Reste désormais la deuxième partie à tourner, faite de plans et d’archives. Commence alors un travail minutieux de recherche, pour remonter le fil du voyage de Benjamin. La tâche les mène du musée privé de Yad Vashem au musée de l’holocauste aux États-Unis en passant par le musée d’Auschwitz. Au bout de huit mois, le fonds constitué est considérable. 120 documents sont mis de côté. Parmi eux, une image de la marche de la mort et du train pour Dora dans lequel se trouvait Benjamin. Celle de sa carte d’infirmerie à Dora. Une photo de son village natal, Anapol prise en 1942…
La chose à un prix. 40 000 euros rien que pour acheter les droits des images d‘archives. Et le reste aussi : matériel, décors, studios, comédiens et techniciens : « Actuellement, nous avons les fonds pour acheter les droits des images d’archives et pour les traiter et payer une partie du matériel. Toutefois, la route est encore longue », écrivent les deux réalisatrices qui viennent de relancer une campagne de financement participatif.
« Ce film est indispensable par les temps qui courent »
« Pour que ce projet prenne vie, il faut le nerf de la guerre : des fonds. Il en va du devoir de mémoire d’aider à finaliser cette œuvre salutaire », encourage Jean-Claude Nerson, le président de l’Amicale d’Auschwitz-Birkenau. En écho, Jean-Olivier Viout, ancien procureur général de Lyon, affirme : « Ce film est indispensable par les temps qui courent pour que les jeunes générations prennent la mesure à travers cette restitution artistique de ce qu’a été la Shoah. » Un appel à la vigilance que lançait aussi Benjamin Orenstein devant les élèves : « Soyez vigilants, parce qu’après il sera trop tard ».
Une pièce de théâtre qui traverse le temps
Alors qu’elle avait déjà mis en scène « Le journal d’Anne Franck », Charlotte Jarrix reçoit une proposition de l’espace Hillel et du consistoire juif de France pour monter une pièce à l’occasion des 70 ans de la Libération d’Auschwitz. En deux heures, elle convainc Benjamin Orenstein d’adapter son livre « Ces mots pour sépulture ». Depuis 2015, elle n’en finit pas de la faire tourner. Elle l’a emmenée en Avignon. En 56 représentations, trois troupes se sont succédé. À chaque fois dans la salle, « les mots claquent comme les balles des SS » et personne n’en sort indemne. Le destin de cette pièce, intimement lié au devoir de mémoire, est de vivre au-delà du temps qui passe. De survivre aux témoins et de continuer à porter la voix de ceux qui ne sont plus là pour raconter. « Je n’ai pas le choix, je le dois à Benjamin, il me l’a fait promettre », confie dans un souffle Charlotte Jarrix. Alors elle continue. Depuis son décès, deux représentations ont été données. L’une à la mairie du 6e, l’autre au Radiant de Caluire. D’autres dates sont encore programmées.