Dans un livre-enquête passionnant, la journaliste Ixchel Delaporte retrace l’histoire de l’internat catholique de Riaumont, dans le Pas-de-Calais, où des décennies durant des enfants ont été maltraités et abusés sexuellement, avec la complicité de l’ensemble des institutions éducatives, judiciaires et religieuses, publiques et privées. Entretien.
Vu de l’extérieur, le Village d’enfants de Riaumont ressemble à un éden pour enfants martyrisés : des châteaux forts miniatures, avec tours de guet, pont-levis et souterrain, une écurie, une étable, une ferme et sa basse-cour où gambadent paons, lapins, poules, oies et canards au milieu des statuettes de la Vierge. Plus loin, de charmantes maisonnettes de briques où dorment les « garçons » et, enfin « la maison de Blanche-Neige » avec sa tourelle de Walt Disney.
A l’intérieur, point de fées, mais le logement de l’abbé Revet, le fondateur du Village et la « salle d’honneur », ou « salle du chevalier », dans laquelle il reçoit ses « petits protégés ». C’est là, au milieu des fanions, oriflammes, trophées de chasse, casques à pointes, cuirasses, uniformes de miliciens et tout le décorum patriotique chevaleresque cher à l’esprit militaire du fondateur du mouvement scout Lord Baden-Powell, que le religieux, admirateur de l’Allemagne nazie, les sermonne, les punit, les corrige. Et puis, d’autres fois, les « récompense », en les prenant sur les genoux et en les agressant sexuellement.
C’est ainsi que le foyer de semi-liberté pour enfants de Riaumont voit le jour sur une petite colline boisée, au cœur du bassin minier, dans la commune de Liévin. En 1960, il est agréé par la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (Ddass) pour accueillir 34 mineurs. Jusqu’en 1982 (date du retrait de l’agrément accordé à Riaumont par l’Etat), c’est dans cette communauté d’inspiration scout, avec la complicité des notables et journalistes locaux, que sont accueillis des centaines de mineurs : certains placés là par le juge des enfants, d’autres, issus de familles catholiques traditionalistes, envoyés délibérément pour devenir de « bons et forts garçons », dressés par l’abbé Revet.
Derrière la jolie vitrine, se met en place, dès le début, un système sectaire qui, sous couvert de protéger les enfants, les soumet à des actes de torture. Tous les jours, ils doivent s’agenouiller pour prier. Ceux qui refusent font pénitence, avec des grains de maïs placés sous leurs genoux. Pas de douche, pas d’infirmerie, pas de médecin. Pas de viande, mais de minuscules carrés de lardons trempés dans de la bouillie, les trois quarts du temps périmée. Les punitions sont quotidiennes. Il y a les taloches, les coups de ceinturon, les gifles donnés par les pères et les éducateurs. Les marches forcées, avec un sac à dos rempli de pierres. Et puis, pour les fugueurs et les rebelles, le coup de la douche : en slip, à même le carrelage froid, avec de l’eau et du pain sec pour une semaine.
Tous les jours, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, les enfants de Riaumont font des « travaux manuels » à mains nues, vêtus d’une culotte courte de cuir, l’uniforme de rigueur. Tous ceux qui sont assez âgés pour tenir une pelle déracinent les arbres, désherbent, cimentent, dimanche compris : il faut bâtir la légende de Riaumont, et ce sont les petits pensionnaires, main-d’œuvre gratuite et docile, à qui l’on confie toutes les tâches de maçonnerie et terrassement. Ceux qui en échappent sont envoyés à La Cordée, la chorale du Village, où les attendent d’autres sévices, sexuels ceux-là.
En 1989, l’ancien foyer pour enfants et adolescents devient une école privée hors contrat, baptisée Saint-Jean-Bosco. Et la barbarie se poursuit. En 2001, un enfant de 14 ans est retrouvé mort, pendu sur le terrain de sport du domaine. Quelques semaines plus tôt, l’adolescent avait confié à sa grand-mère qu’il était forcé à courir torse nu par moins dix degrés et qu’il devait manger « avec les porcs ». L’enquête aboutit à un non-lieu. En 2013, une première plainte pour viol est déposée par un ancien pensionnaire. Deux cents témoins sont auditionnés. Onze personnes sont mises en examen pour viols, agressions sexuelles et maltraitances, dont le nouveau directeur, le père Alain Hocquemiller, pour détention d’images pédopornographiques mettant en scène des mineurs. Il faudra attendre 2019 pour que l’école Saint-Jean-Bosco de Riaumont soit définitivement fermée administrativement. Pas le Village d’enfants, aujourd’hui sanctuarisé par les mouvements intégristes, qui continue d’accueillir des groupes de scouts, dans la plus fidèle tradition de Riaumont.
La journaliste Ixchel Delaporte a longuement enquêté sur ce pensionnat intégriste et y a consacré un livre édifiant, « les Enfants martyrs de Riaumont », paru le 2 mars aux Editions du Rouergue. Pour « l’Obs », elle revient sur les coulisses de son travail.
Pendant près de deux ans, vous avez enquêté et retrouvé une cinquantaine d’anciens pensionnaires de Riaumont et quelques éducateurs. Qu’avez-vous découvert ?
J’ai découvert un système bien rodé où, pendant des dizaines d’années, des adultes ont violenté et agressé sexuellement des garçons de 5 à 21 ans, certains en situation de handicap et fragiles psychologiquement. Ce système a été mis en place sciemment par le fondateur de la communauté, le père Revet, accusé d’agressions sexuelles par plusieurs anciens pensionnaires que j’ai rencontrés. J’ai découvert un fonctionnement sectaire d’extrême droite, où les garçons sont obligés de prier jusqu’à huit fois par jour, à genoux. Pendant leurs rares temps libres, ils doivent construire le Village néomédiéval, pavé après pavé, entretenir la propriété et dessoucher des arbres à mains nues. Les contacts avec l’extérieur sont réduits, les familles écartées. Lorsque les enfants fuguent, ils sont rasés par les frères et marqués par une croix rouge sur la tête pour éviter la récidive. Le niveau d’endoctrinement était si élevé qu’aujourd’hui encore, de nombreux anciens pensionnaires légitiment et minimisent les violences qu’ils ont pourtant tous vécues.
A-t-il été difficile de les faire parler ?
Il a fallu d’abord les retrouver, à l’aide des réseaux sociaux ou plus simplement des Pages jaunes. Cela a pris des mois. Certains se sont confiés sans difficulté sur les sévices subis. Pour d’autres, cela a pris plus de temps. Comme pour Bruno, avec qui j’ai commencé ce livre et qui a mis des mois avant de pouvoir me raconter le viol qu’il avait subi de la part d’un novice. Bruno a aussi trouvé la force de porter plainte à la fin de l’enquête, malgré la prescription des faits. Un deuxième ancien pensionnaire, prénommé Djamal, agressé sexuellement par le père Revet et par un éducateur, a choisi lui aussi de porter plainte.
Pendant des années, et jusqu’à aujourd’hui, Riaumont a joui d’une réputation respectable. Comment l’expliquez-vous ?
Riaumont a bénéficié d’une protection à de nombreux niveaux. Le fondateur, le père Revet, a commencé à tisser sa toile dès le milieu des années 1950 et s’est adjoint le soutien financier et spirituel des notables de Lens, Liévin, Arras et Lille. Lorsque les mines ont fermé progressivement, la situation économique de la région est devenue catastrophique. Le chômage a détruit les familles. Les enfants ont été placés à la suite de dysfonctionnements familiaux, de décès ou de violences intrafamiliales. Les conditions étaient optimales pour ouvrir un foyer de semi-liberté et accueillir les enfants perdus des corons, dont les foyers classiques ne voulaient pas. Voilà pour le contexte.
D’un point de vue institutionnel, le père Revet s’est associé avec un juge pour enfants de Béthune, M. Gratadour, qui s’est démené pour convaincre la Ddass [ex-ASE, Aide sociale à l’Enfance] et l’Education surveillée [ex-PJJ, Protection judiciaire de la Jeunesse] de soutenir financièrement le projet de foyer du prêtre. Bien avant d’avoir un agrément provisoire de la part des ministères de tutelle, celui-ci a commencé à recevoir des garçons dans des conditions spartiates. Les institutions, qui manquaient de lits pour placer des enfants, ont vu dans cette « œuvre » en voie de développement un nouveau débouché. Le père Revet fixait un prix de journée par enfant très bas, acceptait les fratries et s’engageait à les élever jusqu’à leurs 21 ans [qui était alors l’âge de la majorité civique]. Tout le monde s’y retrouvait. Sauf les enfants…
Ce foyer agréé par l’Etat et adoubé par les notables n’avait pourtant rien d’un foyer classique laïc, puisqu’il était d’obédience catholique intégriste. Comment expliquer cette tolérance ?
Les notables ont vu dans ce foyer une œuvre de charité pour sauver des âmes nées dans le péché et dans la misère, que le père Revet se proposait de purifier et de remettre dans le droit chemin pour en faire des petits soldats du Christ. Pour atteindre son objectif, il justifiait ainsi les châtiments corporels comme une nécessité et un moyen d’expier les fautes et les dérives morales. C’est cette idéologie des valeurs intégristes traditionalistes de pureté et de tradition, avec des méthodes éducatives paramilitaires, qui ont donné au Village de Riaumont son excellente réputation dans la région du Pas-de-Calais. Celle de parvenir à redresser des garçons récalcitrants et rebelles.
Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour mettre un terme à ces violences ?
C’est justement à cause de ces soutiens institutionnels que le Village d’enfants de Riaumont a été fort peu inquiété. A Liévin, tout le monde savait ce qui se passait, tout le monde voyait les garçons habillés de culottes de cuir et le crâne rasé, défiler en rangs dans les rues, été comme hiver. Tout le monde craignait le pouvoir établi du père Revet et de ses curés. Le Rotary Club ou le Lions Club offraient des cadeaux aux enfants à Noël. Même la mairie de Liévin a toujours soutenu le Village, malgré les affaires judiciaires et les soupçons de maltraitance. Le journaliste du quotidien local « la Voix du Nord » était aussi acquis à la cause de Revet. Le comité de protection des enfants Alexis Danan participait également à l’œuvre du prêtre influent !
Il y a bien eu des lanceuses d’alerte, comme cette dame qui faisait le catéchisme aux garçons à la fin des années 1960 et qui a écrit un document précis où elle détaillait les sévices constatés sur les enfants de la part d’éducateurs et de prêtres. Mais son témoignage a été rapidement jeté aux oubliettes. Puis, à la fin des années 1970, ce fut au tour d’une professeure de français d’alerter la presse locale et nationale ainsi que les institutions publiques et trois juges pour enfants à Béthune. Cette fois, les trois juges ont procédé à une inspection approfondie, qui a abouti à un rapport prônant le retrait de l’habilitation à accueillir des enfants dans le Village. Même si les soutiens politiques et institutionnels du père Revet ont resserré les rangs et ont résisté à ces dénonciations, l’« œuvre » a fini par vaciller.
En 1982, peu avant la décentralisation de la Ddass, l’Etat a retiré au Village de Riaumont son agrément pour accueillir des enfants. Mais vous avez découvert qu’ils ont malgré tout continué à héberger de jeunes mineurs réfugiés du Vietnam, du Laos et du Cambodge, en toute illégalité…
Oui, comme à chaque fois, Riaumont a continué à recevoir des garçons, en dehors de tout cadre juridique ou institutionnel. Dès le milieu des années 1970, le père Revet a accueilli des enfants réfugiés asiatiques par le biais d’associations d’amitié franco-vietnamienne gérées par des ex-militaires d’Indochine, le tout financé par la Ddass. Ces enfants sont restés à Riaumont et ce, bien après le retrait de l’agrément, sans que leurs parents ne sachent ce qui s’y passe. J’ai retrouvé la lettre d’un ancien enfant cambodgien qui a atterri au Secours catholique à Paris et qui a voulu témoigner du traumatisme et des mauvais traitements subis, des travaux forcés dans le froid. A ce jour, c’est la seule preuve écrite de ce « business » des réfugiés.
Plusieurs témoins m’ont raconté qu’au début des années 1980, ces enfants dormaient sur des paillasses à même le sol, dans le bureau du père Revet, accusé d’avoir agressé sexuellement des dizaines de mineurs. Entre 1982 et 1988, le Village a accueilli, illégalement encore, des enfants de familles catholiques traditionalistes que les parents voulaient « rééduquer ». A cette époque, ils étaient scolarisés à l’école publique de Liévin. Enfin, des familles pauvres du Nord ont également choisi de placer leur enfant à Riaumont. Au début, les parents payaient la pension complète. Après plusieurs mois, ils n’en avaient plus les moyens. Les garçons restaient tout de même scolarisés aux frais du père Revet. A quel prix…
Et puis, en 1989, une école hors contrat a été créée et les « méthodes » d’enseignement de Riaumont ont repris. Quelles étaient-elles et qu’y apprenait-on ?
Lorsque l’abbé Revet est mort en 1986, ses héritiers ont voulu prolonger son « œuvre ». Ils ont alors ouvert un internat catholique traditionaliste privé hors contrat répertorié par l’Education nationale. Jusqu’en 2019, les mêmes méthodes de dressage par la violence, les menaces et les humiliations ont été appliquées aux jeunes garçons accueillis dans l’école Saint-Jean-Bosco. Les questions liées à la sexualité étaient taboues. On punissait ceux qui salissaient leurs draps. On valorisait les raids façon « commandos » en pleine nuit, à la manière des entraînements de la Légion. On les isolait du monde extérieur en leur faisant croire qu’ils étaient meilleurs, plus purs, plus français et plus chrétiens que les autres. On leur inculquait les valeurs virilistes. On valorisait la force physique. Il fallait apprendre à survivre en milieu hostile. C’était la loi du plus fort où, pour être respecté, il fallait écraser les plus faibles. Les chambres étaient organisées en escouade, par huit, avec un chef, un chef adjoint et un « cul de patrouille » comme on appelait le dernier et plus faible du clan, qui se retrouvait esclave au service de tous les autres.
Aujourd’hui, l’enquête de police, qui a abouti à onze mises en examen, est terminée. L’affaire est désormais entre les mains de la juge d’instruction de Béthune. Comment a réagi la communauté de Riaumont ?
Elle n’a jamais flanché, ne s’est jamais remise en question et a toujours tout nié. Les prêtres et les frères n’ont jamais cessé de minimiser les violences infligées, arguant qu’« une claque n’a jamais tué personne », alors qu’il s’agissait de « dérouillées » à coup de rangers sur le visage et sur le corps. Ce que j’ai d’ailleurs pu constater sur les corps des témoins que j’ai rencontrés, marqués par les cicatrices de ce qui s’apparente à de vraies blessures de guerres. Malgré le déni collectif, y compris dans les familles des anciens pensionnaires, la parole commence à se libérer. Depuis la publication de ce livre, j’ai d’ailleurs reçu de nouveaux témoignages, y compris de scouts et louvettes qui ont transité par Riaumont.
Que devient cette communauté ?
En 2019, l’école hors contrat a été fermée par décision administrative. Sur leur site, il est indiqué que l’école est en « vacances pour restructuration ». La communauté, elle, est encore active. Huit religieux vivent toujours dans le monastère. Des messes sont données pour les fidèles de la région. Et les activités de « scoutisme » se poursuivent avec des enfants…
« Les Enfants martyrs de Riaumont », d’Ixchel Delaporte, Editions du Rouergue, 384 pages, 22 euros.