Déportée à 15 ans à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen, cette survivante de la Shoah, âgée aujourd’hui de 93 ans, continue de témoigner dans les lycées.
A 93 ans, Isabelle Choko trotte sec. Le mi-bas au-dessus de la bottine, elle balance une ample jupe noire au rythme de ses petits pas vifs. Pour ne pas avoir froid. Parce qu’elle n’a pas une seconde à perdre. Une force vitale peu commune anime encore la jeune Polonaise qu’elle fut, déportée à 15 ans à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen. Ce jeudi de mars, elle rencontre une cinquantaine d’élèves de terminale du lycée Louis-de-Broglie de Marly-le-Roi (Yvelines), sidérés par la femme menue au regard pervenche.
Son énergie, celle qui se prénomme alors Izabela l’a d’abord puisée dans l’enfance, où elle a reçu l’essentiel. « J’avais l’amour et le rire », dit-elle, et dans ses « r » roule un reste d’accent polonais. La vieille dame commence par les jours heureux, parce qu’il est toujours difficile, même après trente années de témoignage, de raconter le malheur absolu. Et que, par contraste, le bonheur perdu et retrouvé n’en paraît que plus ardent. Sa mère et ses deux tantes, toutes trois pharmaciennes, dirigeaient les trois plus belles officines de Lodz, grande ville prospère du textile, la « Manchester polonaise ». Ah les sœurs Galewska ! La fierté et l’affection vibrent dans sa voix, à l’évocation de Jenta, Bela et Pola.
La fillette fréquente une école de type Montessori, fondée par trois femmes progressistes, pour enfants des classes moyennes éclairées, où se nouent des amitiés pour la vie et au-delà. Ils sont juifs mais peu religieux. Après La Jeune Fille aux yeux bleus (Le Manuscrit/Mémorial de la Shoah, 2014), Isabelle Choko a d’ailleurs publié, en novembre 2021, Lodz 1939 « Notre école », (KomEDIT), témoignages de cinq anciens élèves et amis, rescapés de la Shoah, collectés pour certains depuis des décennies. Ils ont pour la plupart disparu mais elle a, « enfin ! », tenu sa promesse envers eux. « Je travaille, vous n’imaginez pas ! Je travaille tout le temps », explique la nonagénaire aux lycéens bouche bée.
« Continuez d’aimer et de rire. »
Ils ne sont que silence lorsqu’elle raconte le ghetto, où meurent son père et sa grand-mère, de malnutrition et de faiblesse. Où chaque être humain a droit à cinq mètres carrés. Où elle s’écorche les mains à tresser de la paille, qui pique et qui brûle. Chaque jour de cette nouvelle existence de parias, sa mère s’ingéniera, comme plus tard dans les camps, à veiller sur sa fille unique. Elle trouve le moyen de la faire affecter au tissage des rubans. Au moins, Izabela n’a plus les mains en sang. Ces belles mains, fines, soignées, virevoltant à la moindre occasion devant son visage mobile. Jenta mourra du typhus, pendant une nuit de cauchemar, couchée à côté de sa fille qui semble elle-même un cadavre, à Bergen-Belsen.
Il lui faudra presque une année, en Suède, après la Libération, pour récupérer une morphologie normale. A 17 ans, elle pesait 25 kilos. Puis Isabelle rencontre Arthur Choko, son amour, avec lequel elle a eu « trois garçons en quatre ans et demi ». Elle aurait voulu faire de la recherche, « comme Marie Curie ». Mais elle a trouvé le moyen de devenir championne de France d’échecs en 1957, après avoir appris ce jeu par hasard, en vacances. Elle qui ne parlait pas un mot de français en arrivant à Paris, chez un oncle et une tante, en 1946…
« Madame, qu’est-ce qui vous a donné la force de continuer à vivre ? » Isabelle Choko répond à l’adolescent que les deux prisonnières de Bergen-Belsen, couchées à côté d’elle après la mort de sa mère, l’ont suppliée d’aller chercher de la nourriture. « Tu es la seule qui puisse te lever. Si tu ne le fais pas, nous allons mourir. » Rampant sur les genoux, elle s’est traînée jusqu’à la porte. A rapporté de la soupe. Et sauvé trois vies. Ils ont beaucoup d’autres questions, mais aucune sur la guerre qui fait rage aux portes de l’Europe. Le professeur d’histoire, lui, ne peut manquer de l’interroger. « C’est l’horreur pour moi. Comment les hommes n’ont-ils pas compris qu’il n’y a rien de pire qu’une guerre ? Ne me parlez pas de Poutine, s’il vous plaît », s’exclame la vieille dame. Avant de partir, elle lance aux jeunes, une prière, un conseil, un viatique : « Continuez d’aimer et de rire. » Comme Izabela et Isabelle.