Le grand rabbin d’Odessa, resté dans la ville portuaire menacée, organise depuis le début de la guerre l’évacuation d’orphelins et loue la tolérance ukrainienne.
Le grand rabbin d’Odessa est le père de 100 enfants. Il en a la preuve : des documents à en-tête officiel de la ville lui donnent provisoirement autorité sur tous ces gamins. Le temps de les mettre à l’abri. Avraham Wolff les a conduits loin des dangers de la guerre, par la route, à travers la Moldavie, la Roumanie, la Hongrie, la Slovénie, la République tchèque, avant d’atteindre enfin Berlin, trois jours plus tard. C’était le 6 mars et le deuxième convoi organisé par le dirigeant religieux.
Le premier était parti quelques jours plus tôt avec 120 orphelins d’un établissement géré par la communauté. «J’étais très inquiet pour les enfants. Qu’en cas de bombardement plus personne ne puisse s’occuper d’eux. J’ai appelé mon ami rabbin à Berlin», raconte-t-il, installé à la grande table de son bureau jonchée de documents rédigés en alphabets hébraïque, latin et cyrillique. Problème : les orphelins n’ont ni visa ni passeport. Seulement des certificats de naissance, et parfois même pas les originaux. Son homologue prévient le chef de la police aux frontières allemandes, qui répond immédiatement : «Ils sont les bienvenus, on va les aider.»
Les bus partent le 2 mars. Depuis Berlin, une cellule de crise, «avec des militaires autour de la table», les suit en direct. Avraham Wolff a envoyé un homme de confiance dans la capitale allemande : son fils aîné, 25 ans, rabbin comme son père. «Je lui ai dit : “Mets les enfants en sécurité, et ramène-les ensuite un jour ici.”» Pour l’instant, ceux-ci resteront loin des bombes. Avraham Wolff, lui, est revenu parmi les siens, dans cette communauté qui est l’une des plus importantes d’Ukraine.
«Avant la guerre [celle que la Russie a commencée le 24 février, ndlr], nous étions 40 000», décompte-t-il. La communauté juive d’Odessa n’a pas l’opulence de celle de Dnipro, qui bénéficie du soutien de puissants oligarques, comme Igor Kolomoïsky, mais elle est très active, vante le grand rabbin. Il énumère les structures pilotées par la synagogue : des écoles de tous niveaux, une université, et même une maison de retraite dont l’un des pensionnaires est un nonagénaire rescapé de la Shoah. Tous les membres n’ont pas le même niveau d’engagement. Certains ne viennent que pour les fêtes. Avec 600 enfants scolarisés, le rabbin estime être en contact avec au moins 3 000 fidèles de façon quotidienne.
«La vie des juifs d’Odessa telle qu’elle existait est terminée. On s’est éparpillé comme un puzzle. La tâche sera immense pour rassembler les pièces après la guerre. Je suis sûr que je n’en reverrai pas, car beaucoup ont déjà émigré vers Israël et l’Europe. 70% de la population ne reviendra pas. On l’a vu à Lougansk, Donetsk [les territoires séparatistes en sécession depuis 2014, ndlr]», constate l’homme à la longue barbe grise et aux sourcils encore noirs. Il le dit sans amertume, et le prouve avec une blague : «Deux juifs discutent dans la rue. Un troisième arrive et leur lance : “Je ne sais pas de quoi vous parlez mais il faut qu’on parte”.» Il rit, puis reprend : «Riches ou pauvres, ça importe peu, les juifs doivent toujours partir.»
Avraham Wolff reste pour les autres et continue d’organiser des évacuations. «Si quelqu’un m’appelle [pour partir], je ne demande jamais s’il est juif ou non. Je réponds : “Il y a un bus, allez-y”.» A voir la file d’attente devant son bureau et son téléphone sonner toutes les dix minutes, on comprend vite qu’il est un homme très sollicité. Il décroche pour répondre à un ponte de l’hôpital qui veut passer le voir dans la journée. «Ce qu’il veut de moi ?» lance le grand rabbin avant d’imiter un geste d’embrassade en guise de réponse. «La plupart des gens ont surtout besoin d’un soutien moral. Je donne aux gens le sentiment que tout va bien aller. Ils restent calmes et paisibles parce que je suis là.» Le dévouement a un prix. Depuis le début de la guerre, il a perdu sept kilos, a trop peu dormi et n’a pas «laissé ses émotions [le] submerger». Il en tire une triple leçon : «A la prochaine guerre, je mangerai mieux, je dormirai mieux et je pleurerai mieux.»
Né en Israël il y a presque cinquante-deux ans, Avraham Wolff a étudié la religion à New York, chez les Loubavitch. Il est orthodoxe, ne serre pas la main aux femmes et nous prie de pas publier une blague grivoise qu’il a faite. En 1992, alors que l’URSS vient de s’effondrer, le jeune rabbin débarque en Ukraine. Passer des Etats-Unis à l’Ukraine à peine post-soviétique ? Il lève les yeux au ciel. «C’est impossible à décrire. Je suis venu en Ukraine avant même Coca-Cola ! J’étais le seul rabbin au monde sans Coca-Cola !» Son parcours a coloré sa langue : un anglais approximatif tinté d’un fort accent hébreu dans lequel s’intercalent des phrases en russe.
Une partie de sa belle-famille vient de ce rivage de la mer Noire. Le grand-père de son épouse a été rabbin à Odessa. Avec celle-ci, ils ont huit enfants. Au mur est toujours accroché leur certificat de mariage, antique parchemin jauni rédigé à la main. Ils s’étaient unis ici même, dans cette synagogue qui est aujourd’hui la sienne et qu’il n’échangerait pour rien au monde.
Le grand rabbin refuse de parler de politique ouvertement. Pas son rôle de responsable religieux. Son panégyrique sur la tolérance en Ukraine sonne néanmoins comme une cinglante réplique aux délires de Vladimir Poutine sur la «dénazification» du pays à coups d’obus sur les maternités et de chars dans les champs. Jamais il n’a rencontré d’antisémitisme dans son pays d’adoption, jure-t-il. Il a même une étonnante donnée factuelle pour étayer son propos : l’Ukraine est le seul pays, hormis Israël, à avoir eu un Premier ministre et un président juifs ces dernières années.
Au-delà de la religion, Avraham Wolff loue avec emphase l’ouverture de l’Ukraine sur le monde qui se manifeste par ses écoles française, américaine, moldave, bulgare, etc. Ses relations avec les autorités locales sont excellentes, le maire toujours disponible et disposé à venir le voir. «Aucun rabbin au monde n’est plus heureux qu’un rabbin en Ukraine. Nous sommes sept milliards d’habitants sur Terre et un seul a la chance d’être le rabbin d’Odessa», conclut-il. L’antisémitisme lui inspire surtout une nouvelle blague. «Un rabbin tombe un jour sur un homme de sa paroisse en train de lire des journaux antisémites. “Pourquoi tu lis ça ?” demande le religieux. L’homme répond : “Dans les journaux de la communauté, on ne lit que des mauvaises nouvelles, la mort de celui-ci, les problèmes d’argent de celui-là, etc. Au moins là, je lis qu’on est tous très riches et terriblement intelligents.”»
23 avril 1970 Naissance en Israël.
1992 Arrive en Ukraine après une formation religieuse à New York.
2 mars 2022 Premier convoi d’évacuation vers Berlin depuis Odessa.
par Pierre Alonso