Ce tailleur juif de Relizane, bourgade à l’est d’Oran et berceau des « Elkaim », a été contraint de fuir l’Algérie avec sa famille. Soixante ans après les accords d’Evian, sa petite-fille, Olivia Elkaim, écrivaine et journaliste, évoque ce destin de déraciné.
Marcel Elkaim est assis, les mains posées sur sa canne en bois sculpté, face à la mer, à Juan-les-Pins. C’est la dernière image que j’ai de mon grand-père paternel : voûté, les yeux noirs, une casquette pour couvrir son crâne chauve, le visage raviné des vieux Arabes. Parfois il déambule, appuyé sur sa canne, jusqu’à une cabine téléphonique. Il appelle ses frères.
– « Ça va ?
– Ça va… »
Et ils raccrochent, hommes de peu de mots.
J’ai 45 ans, son âge quand il a fui l’Algérie, en juillet 1962. Je suis mère de deux jeunes garçons. Je comprends désormais ce que Marcel contemple au-delà de l’étendue bleue : son pays natal, sa jeunesse africaine, un monde englouti. Je perçois la déchirure, combien il est douloureux de laisser sa maison, les jouets des enfants, la vaisselle reçue en cadeau de mariage, les souvenirs. Marcel regarde un lieu que je ne pourrai jamais rejoindre.
Quand j’étais petite, l’autre rivage s’appelait Relizane. Autour du couscous boulettes de ma grand-mère Viviane, l’exotisme de ce nom sans cesse répété me fascinait. Ils parlaient d’une vie heureuse, « là-bas », d’un ciel indigo et de volets clos sur la morsure du soleil. Cette bourgade, à 130 kilomètres à l’est d’Oran, signifie « colline brûlée » en berbère tant le climat y est hostile. Mon grand-père aimait la chaleur intense, huit mois de l’année, qui l’obligeait à s’enrouler dans des draps mouillés pour se rafraîchir et trouver le sommeil. Il me rapportait ce genre de détails mais ne me disait pas tout, je le pressentais alors.
Français par le décret Crémieux
Relizane est le berceau des « Elkaim » depuis plusieurs siècles. En octobre 1870, mes ancêtres juifs étaient devenus français par le décret Crémieux, comme les 35 000 « Israélites indigènes des départements de l’Algérie », selon les mots du texte officiel. Ils avaient ainsi acquis un statut supérieur à celui des musulmans maintenus, eux, sous le régime de l’indigénat. Les juifs avaient fait acte d’obédience à la France en adoptant, au fil des décennies, des prénoms européens pour leurs enfants, les modes vestimentaires parisiennes et les recettes de cuisine – le bœuf bourguignon et la tarte au citron remplaçant peu à peu les bricks sur les tables. Mon grand-père pensait que le décret Crémieux avait obstrué l’avenir des juifs d’Algérie sur leur terre natale. « Ça nous a quand même joué un drôle de tour », résumait-il.
Dans les années 1920, le jeune Marcel vivait rue des Marchés, dans le « quartier nègre », comme on disait alors. En sortant du Beth Midrash où il étudiait la Torah, il filait apprendre des versets du Coran à la medersa avec ses copains. Les femmes faisaient la lessive toutes ensemble pendant que leurs enfants, petits juifs et petits musulmans, jouaient au football derrière la mosquée. Marcel parlait l’arabe avec sa mère et ses amis, le français grâce à l’école de la République.
Plus tard, il avait fait venir Viviane l’Oranaise pour laquelle il avait acheté un appartement. Leurs deux fils – mon père et mon oncle – y étaient nés. Ici, mon grand-père connaissait tout le monde, même Amirouche Aït Hamouda, futur combattant sanguinaire pour le Front de libération nationale (FLN), alors bijoutier dans la ville. Il lui avait acheté les parures en or de ma grand-mère. « Marcel le tailleur » était installé rue du Fortin, à l’angle du boulevard Victor-Hugo. Une adresse incontournable, à Relizane, pour qui souhaitait un costume de qualité.
Une existence percutée
A partir de la Toussaint rouge [les premiers attentats du FLN, le 1er novembre], en 1954, la peur s’est installée dans la vie de mes grands-parents. Les attentats rapportés dans L’Echo d’Oran et La Dépêche algérienne, les coups de feu, la nuit, puis l’enlèvement de Marcel par un commando du FLN, sa disparition pendant quelques jours… Leur existence tranquille a été percutée par les « événements », cette guerre qui ne disait pas son nom.
Autour d’eux, début 1962, beaucoup de gens étaient déjà partis. Viviane rêvait de cette « métropole » où elle n’était pourtant jamais allée. Marcel restait attaché à cette terre algérienne où étaient enterrés son père, sa jeune sœur et tous ses ancêtres. Elle parlait de liberté, d’égalité et de fraternité. Lui savait qu’en France rien ni personne ne les attendait. Mais quelle pourrait être leur place dans une Algérie indépendante et musulmane, où l’arabe deviendrait la langue officielle ? Tout était si flou, si inquiétant, il fallait protéger les garçons, penser à leur sécurité et à leur avenir. Ils ont fui, « une main devant, une main derrière », comme ils me l’ont raconté durant mon enfance.
A leur arrivée, mes grands-parents ont d’abord connu la misère, relégués dans une cave près d’Angers, sans argent ni aucune aide. Puis, ils ont trouvé du travail dans une épicerie, en banlieue parisienne, avant de percevoir, bien des années plus tard, une indemnisation de l’Etat pour les rapatriés d’Afrique du Nord. Ils ont alors acheté un trois-pièces, à Juan-les-Pins, et fini leur vie face à la Méditerranée.
Dans les années qui ont suivi l’indépendance, les rues du Fortin et des Marchés, le boulevard Victor-Hugo, à Relizane, ont été renommés. Le pays de Marcel a progressivement disparu. Il est mort en 2010 sans être jamais retourné sur les tombes des siens, ni avoir revu ses amis arabes. Il s’est voûté en endossant son destin d’homme juif, déraciné et exilé.
J’ai gardé sa canne. Il m’arrive parfois de m’appuyer dessus et de songer à ce qui, de mon grand-père et de ce territoire, perdure si fort en moi.
Olivia Elkaim est née en 1976. Elle est écrivaine et journaliste au magazine La Vie. Elle est l’autrice du Le Tailleur de Relizane (Stock, 2020).