L’acteur de BAC Nord, d’Adieu Monsieur Haffmann et du Sens de la fête, qui est aussi le scénariste et réalisateur du Grand Bain, a gagné en envergure, ces dernières années, dans le cinéma français. A 49 ans, Gilles Lellouche interprète un avocat plus éreinté que nature dans le film Goliath, de Frédéric Tellier, sorti en salles le 9 mars.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas eu cette professeure de français formidable, Patricia Brasseur, qui a révélé une passion en moi que je ne soupçonnais pas. J’avais 12 ans, j’étais en 5e, au très strict collège privé Jeanne-d’Arc-Saint-Aspais de Fontainebleau (Seine-et-Marne). Au lieu de faire apprendre platement des textes de Molière aux élèves, Mme Brasseur en désignait deux ou trois pour interpréter une scène, la semaine suivante, au tableau. J’étais un enfant très timide. Mon petit monde, c’était le dessin dans ma chambre. Je n’ai pas dormi de la nuit, la veille du jour où je devais jouer Scapin. J’étais transi de peur. Quand j’ai commencé à jouer, les élèves se sont mis à rire, la prof m’a regardé avec étonnement. Ensuite, elle m’a fait jouer toutes les deux semaines et a même organisé, pour la première fois, un spectacle de fin d’année. J’ai compris le pouvoir des mots, le pouvoir du rire sur les autres. Cette femme a changé ma vie.
Avez-vous gardé contact avec elle ?
Je lui ai fait la surprise de venir à son dernier cours avant la retraite. Les élèves ne comprenaient absolument pas ce que je fichais là ! On a pleuré dans les bras l’un de l’autre. Je l’ai invitée à des avant-premières, elle m’envoie des textos, elle a des mots très doux.
Durant vos jeunes années, vous avez navigué dans des univers différents. Vous êtes passé d’une banlieue pavillonnaire, en Essonne, à la campagne chic, tout près de Fontainebleau…
Oui. J’ai d’abord vécu à Savigny-sur-Orge (Essonne). De la maison, près de l’autoroute, on entendait le bruit des voitures. C’était joyeux, malgré tout. Maman était solaire, optimiste. Dans sa vingtaine, elle avait été chanteuse. Probablement qu’inconsciemment elle a diffusé une envie d’être artiste chez mon frère Philippe [devenu acteur et metteur en scène] et moi. Mon père était un rapatrié d’Algérie, un autodidacte tour à tour maçon, bijoutier, directeur d’une entreprise, PDG d’une autre. Puis longtemps chômeur, avant de sortir la tête de l’eau comme comptable.
Pendant une période faste, on a atterri dans un manoir normand, en bordure de forêt à Montigny-sur-Loing (Seine-et-Marne), près de Fontainebleau. C’était la campagne, je fréquentais les bonnes écoles, avec des copains de classe bourgeois. Mais moi, je venais de banlieue, j’étais infiltré dans le monde du rap, du mouvement hip-hop qui émergeait dans les années 1980. J’ai choisi le camp minoritaire, les gamins des cités environnantes – Avon, Nemours, Melun… J’adorais aller à l’école, mais je déconnais tout le temps et j’étais très dilettante. Je n’étais ni insolent, ni arrogant, encore moins violent. Les profs m’aimaient bien. Mais j’ai été renvoyé de pas mal de lycées privés hors contrat. J’étais un petit rebelle. En colère d’avoir vu mon père abîmé, de la bassesse du regard des autres quand votre famille dégringole socialement.
Vous passiez votre temps à dessiner, comment avez-vous atterri au Cours Florent, après le bac ?
C’est vrai qu’adolescent, je pensais être peintre, je faisais du tag, du graffiti. Enfin… des graffs, j’ai dû en faire deux et à chaque fois je me suis fait coincer… Mais quand mon père m’a demandé ce que je voulais faire, bizarrement je n’ai pas dit « les Beaux-Arts » mais « le Cours Florent », comme une évidence. Et j’ai eu la chance que mes parents me fassent cette confiance aveugle.
Vous êtes-vous épanoui dans cette école privée de théâtre, comme sur l’estrade, en 5e ?
A 19 ans, j’y ai vécu la vie fantasmée du jeune acteur. Moi qui ne savais pas prendre le métro, qui avais la culture VHS, une passion pour les films d’horreur, pas franchement d’abonnement à la Comédie-Française, je me suis retrouvé à parler de Patrice Chéreau et de Bertolt Brecht ! En première année, un professeur a cru en moi et m’a beaucoup donné : Bruno Colomb. Il était homosexuel. Atteint par le sida, il est mort à la fin de l’année. Etre confronté à cette réalité… j’ai été happé par la vie.
Plus dure a été la chute, après ! Du jour au lendemain, je me suis retrouvé seul dans mes 17 mètres carrés. Le cinéma m’apparaissait comme une nébuleuse lointaine. Je n’avais aucun réseau, et je voyais bien que je n’intéressais pas grand monde. J’ai été serveur à droite à gauche. Deux ans, c’est long, quand l’agenda est vide. On s’arrange avec la réalité quand on a sa mère au téléphone…
Alors, le rôle que personne ne vous offrait, vous vous l’êtes créé…
Un jour de 1995, j’ai une révélation sur ce qu’est la réalisation. Je vois La Haine, de Mathieu Kassovitz. Je suis percuté de plein fouet par toute cette esthétique hip-hop qui me correspond. J’envisage le cinéma de l’autre côté de la caméra. Je vais réaliser un court-métrage, jouer dedans ! J’écris un scénario en une nuit (2 minutes 36 de bonheur), j’embarque mon pote d’adolescence à Fontainebleau, Tristan Aurouet, qui veut être réalisateur, on réunit l’équivalent de 1 000 euros en tapant les parents, les copains, on appelle une copine du Cours Florent, Léa Drucker. Et on fait un saut dans le vide. Je n’ai jamais touché une caméra auparavant. Mais je me sens vivant comme jamais ! Un producteur de clips adore le film, nous propose de tourner celui d’un chanteur pop, Luka, à New York. Tout d’un coup, la vie devient une aventure.
Est-ce que ce sont tous ces clips que vous réalisez ensuite, dont celui du Sidaction ou de NTM, qui vous ouvrent les portes du cinéma ?
Non, les deux mondes sont totalement parallèles. Un autre producteur nous sollicite pour des clips, Georges Bermann, un homme exceptionnel. A l’époque, il produit Michel Gondry, la plus grande star du clip. Plus tard, il me convoque et me demande : « Qu’est-ce que tu fais de ta vie, en fait, là ? Tu sais très bien que t’es fait pour la comédie… » Il me propose de produire mon deuxième court-métrage, que j’écrirais, et dans lequel je jouerais. Je n’ai jamais su pourquoi. Il perdait un réalisateur de clips… Mais je ne le remercierai jamais assez.
Ce court-métrage, Pourkoi… passkeu (2001), cartonne et me permet de rencontrer le producteur Alain Attal, qui me confie l’écriture et la co-réalisation, avec Tristan Aurouet, de Narco (sorti en 2004). C’est dans ses bureaux, à minuit, autour d’une machine à café, que je rencontre Guillaume Canet. Je suis dans le clip, lui dans le cinéma, il sort du tournage de La Plage avec Leonardo DiCaprio… On n’est pas sur la même planète. Mais on parle de cinéma pendant trois heures, de notre amour commun pour Martin Scorsese, Francis Ford Coppola… On devient très copains.
Vous semblez ensuite vous faire la courte échelle, tous les deux. L’un écrit et réalise un film dans lequel l’autre joue, et inversement…
Exactement. Même si on n’a jamais formulé le projet de s’allier !
Les premiers rôles, vous ne les avez décrochés qu’après 35 ans. En avez-vous gardé une amertume ?
Jamais ! C’est déjà un miracle d’accéder à la carrière que j’ai aujourd’hui ! J’aurais payé pour faire ce métier, pour qu’on vienne me chercher le matin, qu’on me maquille, qu’on me laisse jouer. C’est une telle joie ! Il y a des rôles qui m’excitent tellement que je suis debout deux heures avant le réveil. Je suis en alerte.
En 2018, quel plaisir trouvez-vous à écrire puis à réaliser seul, cette fois, « Le Grand Bain » ?
C’est un moment de réconciliation avec moi-même. D’habitude, je ne suis jamais satisfait de mon travail. Pourtant je ne suis plus du tout dilettante… Mais là, contrairement à Narco, Le Grand Bain ressemble à ce que j’ai en tête, à mon fantasme. J’ai l’impression que ma vraie carrière démarre avec ce film. Je ne suis plus l’acteur qui peut être trahi de mille manières. Ce sont mes mots, mes goûts, mes choix.
Avec « Le Grand Bain » s’opère aussi un changement d’image. Comme acteur, vous avez souvent enchaîné des rôles physiques, ou de bon copain pas bien fin, vous étiez associé à une virilité un peu datée…
On m’a assimilé à ce que je n’étais pas. C’est de ma faute, c’est une mauvaise projection de moi-même. J’ai joué tellement de flics et de voyous… Ce métier, je l’ai appris en le faisant, sans aucune stratégie de carrière, ni d’image. Mon enthousiasme, plus fort que ma raison, m’a fait accepter des films pas toujours formidables. Dans Les Infidèles… le second degré n’était peut-être pas bien exploité. On nous voyait comme arrogants, en plus.
Le Grand Bain m’a éclairé d’un jour nouveau, oui. C’est l’homme que je suis, même si je n’ai pas fait le film pour ces raisons. J’avais envie de parler de l’euphorie qui émane du collectif, de la microdépression qui frappe le pays. Il y a de moi saupoudré dans chaque personnage. Je suis un peu abîmé, volontaire dans l’idée d’être heureux, j’aime l’art contemporain et la musique, je suis pétri de doutes. Et je devais sortir de la bande, rassurante mais qui enferme au bout d’un moment. La bande est un leurre. Il n’y a pas plus solitaire que le métier d’acteur. Le succès est difficile à vivre, comme l’échec.
Comment avez-vous vécu, justement, la récupération politique du film « BAC Nord », de Cédric Jimenez, sur les quartiers nord de Marseille, dans lequel vous jouez un policier trahi par sa hiérarchie ?
Très mal, pour être honnête. Cela m’a un peu gâché le succès de cet excellent film, qui n’a jamais prétendu être une radiographie des cités en France. J’ai trouvé la polémique navrante. Le niveau de la campagne de l’extrême droite affligeant. Ça m’a beaucoup affecté qu’on nous imagine faisant le lit des fachos. C’était d’une violence sans nom, ce soupçon pesant même sur les interprètes. On s’est sentis peu soutenus par le monde du cinéma de façon officielle, alors qu’officieusement on recevait beaucoup de messages.
Jean-Paul Belmondo vous a rejoint sur le tournage. Comment vous êtes-vous liés ?
Il y a une dizaine d’années, « l’As des as », le père idéal de mes 11 ans, m’a invité à déjeuner au Select, à Montparnasse. On a parlé, on a ri, il était encore volubile. Il me disait [Gilles Lellouche l’imite] : « J’t’adore, j’t’adore ! » Je n’ai jamais su pourquoi. J’imagine que je ressemblais un peu à ce qu’il était, jeune. Le côté déconneur, ironique, le gars qui ne se prend pas au sérieux. Ensuite, il m’a rendu visite sur tous mes tournages. Pour BAC Nord, il s’est installé tout le mois d’août à l’hôtel, dans une chambre collée à la mienne. Le soir, je l’apercevais en contrebas. Il m’attendait sur la terrasse. Je fonçais, même fatigué. « Alors, raconte… » Je lui racontais ma journée en détail, il riait, il revivait un tournage par procuration. C’est inoubliable. On m’aurait dit ça…
Quand l’extrême droite s’est emparée de « BAC Nord », vous veniez de jouer un collaborateur dans « Adieu Monsieur Haffmann », de Fred Cavayé…
Oh la vache ! Ça, ça m’a mis dans un drôle d’état… J’étais en telle contradiction avec moi-même que j’étais en souffrance, en colère. Le confinement a interrompu le tournage, j’ai passé deux mois avec une tête de con, une bonne grosse moustache française. Avec ce personnage, là, toujours à côté de moi, qui me disait : « Ne m’oublie pas, tu vas me retrouver… » Et je ne savais pas quand ça allait s’arrêter. Ça m’a coûté.
Dans « Goliath », vous interprétez le rôle d’un avocat en lutte contre le lobby des pesticides. Est-ce conforme à vos engagements ?
Je ne suis pas militant dans l’âme, mais si je peux contribuer à la vulgarisation intelligente de sujets qu’on laisse de côté alors qu’ils sont fondamentaux, pour nous, pour les enfants… Je trouve effarant de ne pas savoir ce qu’on mange, ni plus ni moins. Instruisez les gens, dites la vérité. Après, ils acceptent, ou pas. Fred Tellier a bossé cinq ans sur le sujet, tout est vérifié, documenté, il m’a emporté dans son combat. Dans Pupille [de Jeanne Herry, 2018], j’étais fier aussi de dire que payer des impôts peut servir de nobles causes, comme cette chaîne humaine capable de se déployer autour d’un enfant abandonné.
Repasserez-vous bientôt derrière la caméra ?
J’écris une histoire totalement différente du Grand Bain. Une histoire d’amours adolescentes. J’ai adoré Licorice Pizza [de Paul Thomas Anderson, 2021], j’en suis sorti en transe. J’adapte L’Amour ouf [de Neville Thompson, Robert Laffont, 2000], un roman irlandais que m’avait conseillé il y a longtemps Benoît Poelvoorde. Il avait raison. J’ai ce film en tête depuis dix ans.