Au sein de la communauté, les attentats de Toulouse interviennent dans un contexte de tensions et de fortes inquiétudes et créent une nouvelle rupture. Sidérés, les milieux juifs français ne se sentent pas soutenus par la société française, et les attentats de 2015 n’ont fait que renforcer ce sentiment.
Ce matin du 19 mars 2012, Yossef assiste, comme chaque jour avant le début des cours, à la prière dans la synagogue de son école. Lui est élève en seconde à l’établissement Ozar Hatorah, situé dans le XIIIe arrondissement de Paris. «Très vite, j’ai été au courant de ce qui se passait à Toulouse, raconte-t-il. Je ne me souviens plus comment car les téléphones portables devaient être éteints à l’école. Nous en avons parlé toute la journée, avant chaque début de cours avec le professeur.» Immédiatement, dans les milieux juifs français, la tuerie à l’école Ozar Hatorah de Toulouse (Haute-Garonne), perpétrée par Mohammed Merah, provoque la stupeur et la sidération. «Chaque citoyen français de confession juive a réalisé tout à coup que l’on pouvait aller jusqu’à s’en prendre à des enfants, explique l’historien Marc Knobel, spécialiste de l’antisémitisme. Chaque parent a pensé que cela aurait pu arriver à son fils ou à sa fille.» Ce jour-là vers les 8 heures, le terroriste islamiste achève son parcours meurtrier, entamé quelques jours plus tôt, en abattant quatre personnes dont trois jeunes enfants, Jonathan Sandler (30 ans) et ses deux fils Gabriel (3 ans) et Arié (6 ans) ainsi que Myriam Monsonégo (8 ans) qu’il poursuit, attrape par les cheveux et abat à bout portant.
A Milan, en Italie, pour assurer une formation sur la Shoah, Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et directeur de l’Observatoire de l’éducation à la fondation Jean-Jaurès, téléphone en France dès qu’il apprend la tragédie : «La femme d’un ami était professeur à l’école Ozar Hatorah et ses enfants y étaient scolarisés. J’étais bouleversé et je suis resté dans un état comateux toute la journée. Je me souviens que des officiels ont réclamé une minute de silence. J’ai eu du mal à ne pas fondre en larmes.» Le professeur rentrait tout juste d’un déplacement en Pologne où il avait accompagné un groupe au camp d’extermination d’Auschwitz. «Je n’ai pas eu peur directement pour moi ; j’ai plutôt pensé à mes petits frères et sœurs. Cela a été une période très particulière. Pendant plusieurs semaines, nos parents nous ont accompagnés à l’école», se remémore, lui, Yossef.
Sentiment d’isolement
Dans l’Hexagone et au sein des milieux juifs français, la tuerie de Toulouse survient à un moment de tensions et de fortes inquiétudes. Depuis le début des années 2000, les chiffres des actes antisémites ont grimpé en flèche. En 2000, 744 ont été répertoriés. Ils grimpent jusqu’à 936 deux ans plus tard. Cette flambée qui s’inscrit dans une montée en puissance du terrorisme islamiste est principalement liée au contexte international. Lors de la seconde intifada, le conflit israélo-palestinien s’importe en France. Les tensions au Proche-Orient provoquent des manifestations qui dégénèrent. «A l’époque, cela suscite beaucoup plus de passion en France qu’ailleurs et les juifs sont particulièrement visés», explique Marc Knobel. En 2006, l’enlèvement et le meurtre sauvage d’Ilan Halimi provoquent un vrai traumatisme. Dans les sphères juives françaises, un sentiment d’isolement peu à peu s’installe.
Dans ce contexte, la tuerie de Toulouse créée une nouvelle rupture. «Un terroriste qui peut frapper une école, tuer des enfants, ce n’était pas arrivé depuis la Seconde Guerre mondiale», analyse Marc Knobel. «Nous avons définitivement perdu une insouciance, celle de pouvoir déposer, chaque matin, nos enfants à l’école», appuie le grand-rabbin de France, Haïm Korsia. L’attentat de Toulouse révèle que l’antisémitisme n’est plus seulement l’apanage de l’extrême droite, qu’il alimente aussi la radicalisation et le terrorisme islamistes, prend de nouvelles formes, empoisonne des quartiers de banlieues, touche des franges d’une jeunesse arabo-musulmane. La gauche se fracture, au cours des années qui suivent, sur la question de l’antisémitisme, de l’islam, du conflit israélo-palestinien et des causes de la radicalisation islamiste.
Lors des rassemblements qui ont lieu, en mars 2012, après la tuerie de Toulouse, les milieux juifs – au-delà des condamnations unanimes – se sentent peu soutenus par la société française. «Il n’y a pas eu, c’est vrai, l’élan que beaucoup attendaient», estime l’historien Marc Knobel. Le contraste est surtout frappant avec la solidarité qui s’était manifestée, en 1990, lors de la profanation du cimetière de Carpentras (Vaucluse). A l’époque, fait unique au cours de la Ve République, le président de la République François Mitterrand s’était joint à la gigantesque manifestation qui avait eu lieu à Paris. «Cela reste pour moi, un souvenir très émouvant, se souvient Iannis Roder. En 2012 après l’attaque de l’école Ozar Hatorah, la gauche antiraciste n’était plus là, poursuit-il. Elle avait disparu. Cela a été un choc. Je suis issu d’une famille de gauche et militante ; je suis moi-même militant et j’avais perdu ma gauche.»
Vague d’attentats
Ce sentiment d’abandon creuse le traumatisme suscité par la tuerie de Toulouse. «Personnellement, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’engager dans la lutte contre l’antisémitisme. J’ai participé à la protection de la synagogue à Montrouge», raconte Yossef. En 2012, l’année du massacre de Toulouse, le chiffre des actes antisémites s’établit à 612. Et flambe dans les années qui suivent : 851 en 2014 et 818 en 2015. Un nombre conséquent de juifs français accomplit son alyah, c’est-à-dire son installation en Israël, environ 5 000 et 8 000 par an entre 2013 et 2016. Le Premier ministre israélien de l’époque, Benyamin Nétanyahou, multiplie ces années-là les appels à une émigration des juifs français. «J’y ai pensé après avoir obtenu mon bac», raconte Yossef. Le jeune homme opte finalement pour des études de droit en France puis des études de journalisme. «Dans ma classe de terminale, une majorité d’élèves est partie suivre des études en Israël avec une volonté de s’y installer. Beaucoup sont revenus», ajoute-t-il.
En France, des familles juives quittent des quartiers ou des villes où elles ne se sentent plus en sécurité. A Paris, le XVIIe arrondissement devient un pôle d’attraction comme des municipalités de la ceinture parisienne, à l’instar de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) . Quelques communautés en province, comme celle de Metz (Moselle), se proposent d’accueillir des familles qui cherchent à quitter la région parisienne.
Quand il entre à l’université, Yossef milite à l’Union des étudiants juifs de France. «J’ai d’abord voulu protéger ma communauté. Mais j’ai transformé cela en ouverture sur le monde. L’antisémitisme n’est pas seulement le problème des juifs mais celui de la société tout entière.» Pour Iannis Roder, la tuerie de Toulouse aurait dû servir d’avertissement. «S’en prendre à des juifs, c’était un peu comme le canari dans la mine qui alerte sur le prochain coup de grisou», soutient-il. La vague d’attentats qui frappe la France en 2015-2016 accrédite son hypothèse. Le 9 janvier 2015, l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes est touché par un attentat, qui fait quatre morts ; si les milieux juifs français se sentent à ce moment-là soutenus par la société française, c’est, pensent beaucoup, parce qu’il a suivi de 48 heures celui de Charlie Hebdo. (1)
Mais la tension au sein de la communauté israélite n’est pas retombée, alors qu’elle a été bouleversée en 2017 et 2018 par les assassinats de Sarah Halimi et de Mireille Knoll. La peur du terrorisme et de l’islamisme radical a levé des tabous, celle d’une attraction pour l’extrême droite dans une frange de la communauté. En particulier, pour Eric Zemmour, pendant cette campagne pour l’élection présidentielle. Les institutions juives se sont mobilisées contre le polémiste et le grand rabbin, Haïm Korsia n’a pas hésité à le qualifier d’antisémite.
Par Bernadette Sauvaget
(1) En annexe, un texte que j’ai écrit lors des attentats de 2015
C’est aujourd’hui que j’ai envie de pleurer.
C’est maintenant que je suis révulsée.
Et j’attends avec peu d’espoir les réactions de la population.
Va-t-on voir ce soir d’immenses rassemblements spontanés dans la France entière, pour hurler de colère contre le meurtre de sang froid de juifs qui font simplement leurs courses pour le shabbat?
Ou bien va-t-on se contenter de les inclure tièdement dans les rassemblements prévus pour commémorer la mémoire des innocents tombés sous les mêmes balles dans les locaux de Charlie hebdo?
Je ne suis pas Charlie.
Non pas parce que je dédaigne la vie de ces douze personnes assassinées.
Oh non, eux avaient le courage envers et contre tout de toujours s’opposer à l’islamisme, et s’il est dans notre pays une attitude que j’admire et respecte, c’est bien celle qu’ils ont toujours maintenue, malgré le danger dont ils étaient conscients.
Je ne suis pas Charlie parce que j’avais déjà il y a trois jours cette amertume, ce sentiment de deux poids, deux mesures, si bien exprimée par Jeannette Bougrab.
Je ne me souviens pas d’une telle mobilisation quand il y a trois ans des enfants juifs et de 3 militaires. Pas de marées humaines. Pas d’identification aussi absolue.
Juste une nausée absolue de voir que certaines vies comptent plus que d’autres.
Bien sur le symbole de Charle hebdo est fort : c’est celui de la liberté d’expression d’un pays.
Mais tuer des enfants juifs, c’est s’attaquer à la dignité d’un pays, et la disproportion des réactions me rend amère.
Alors je ne suis pas Charlie, non, voilà, je suis et reste juive, et même quand je suis déchirée d’horreur et de chagrin par l’assassinat de l’incarnation de la liberté en France, je ne communie pas avec ces gens dont je ne peux oublier que sans doute une grand partie d’entre eux ont regardé passer avec indifférence ou même bienveillance ces manifestations où l’on hurlait « Mort aux juifs ».
Allons, il n’y a pas deux sortes d’islamisme, il n’y en a qu’un : ce sont les mêmes qui tuent les journalistes de Charlie hebdo et les policiers en faction devant le journal, et qui assassinent des juifs de sang froid.
De la marée de messages vus sur les réseaux sociaux, je n’ai retenu qu’un twitt : « 3 years ago, French Muslims were shooting Jews. 3 months ago, they were burning synagogues. What starts with Jews never ends with Jews. »
Ce qui commence avec les juifs ne finit pas qu’avec les juifs.