Allié des États-Unis, l’État hébreu ménage la Russie, dont il compte sur la bienveillance au Proche-Orient. Un grand écart de plus en plus compliqué.
À Washington, l’irritation couvait. Quinze jours après le début de la guerre en Ukraine, l’administration Biden a fini par rappeler Israël à l’ordre. Vendredi 11 mars, dans le grand JT du soir, Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État américaine, est interviewée et ne mâche pas ses mots. Elle demande au gouvernement israélien de s’associer aux sanctions internationales imposées à la Russie. Faisant allusion aux oligarques réfugiés en Israël, elle lance : « Vous ne voulez pas, entre autres, devenir le dernier paradis accueillant l’argent sale qui finance la guerre de Poutine ? »
À la question « Israël doit-il fournir une aide militaire à l’Ukraine ? », elle répond : « La décision vous appartient. Mais de nombreuses démocraties dans le monde sortent de leur zone de confort pour fournir un soutien sécuritaire et militaire à l’Ukraine. » Et les efforts israéliens de médiation entamés par le Premier ministre Naftali Bennett ? Dans un premier temps, Victoria Nuland va choisir la courtoisie : « Nous sommes reconnaissants au Premier ministre d’être prêt à utiliser les solides relations qu’avait Israël dans le passé avec le Kremlin, pour tenter de faire cesser cette guerre… Malheureusement, finit-elle par asséner, il s’avère que le président Poutine n’écoute pas. »
Jusqu’au samedi 5 mars, Israël aura tout fait pour passer entre les gouttes et ne fâcher personne, ni Moscou, ni Washington, ni Kiev. Ce jour-là, Naftali Bennett, un juif pratiquant, enfreint le repos sacré du shabbat pour se rendre à Moscou, à bord d’un avion du Mossad. Il discute en tête-à-tête avec le chef du Kremlin. Puis il quitte dans la nuit Moscou pour Berlin afin d’y rencontrer le chancelier Olaf Scholz. Le tout est suivi d’échanges au téléphone avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et le président français, Emmanuel Macron.
Bases iraniennes en Syrie
Une mystérieuse médiation sur laquelle on ne sait pas grand-chose. Si ce n’est qu’avec Vladimir Poutine, il n’a pas seulement été question de la guerre en Ukraine, mais aussi, selon des sources israéliennes, de la liberté d’action de l’armée de l’air israélienne en Syrie contre des bases iraniennes situées à proximité d’installations militaires russes, de l’immigration juive d’Ukraine et de Russie, sans oublier les négociations sur le nucléaire iranien. Sur ses trois dossiers, Bennett a absolument besoin de la bienveillance de Poutine. Depuis, le chef du gouvernement israélien a poursuivi ses contacts par téléphone avec les uns et les autres.
Seul résultat tangible jusqu’à présent : Zelensky a relancé l’idée d’un sommet avec Poutine à Jérusalem. Une éventualité que n’aurait pas rejetée le président russe. En tout cas, pour l’heure, il accentue la pression militaire sur l’Ukraine. Mais, à Kiev, dans l’entourage de Zelensky, la colère gronde contre Israël. Certains membres du gouvernement ukrainien l’ont dit ouvertement à des journalistes israéliens : « Votre pays prend parti pour la Russie ! » Sans aller jusque-là, le ministre ukrainien de la Défense, Oleksiy Reznikov, a déclaré : « Le fait qu’Israël n’adopte pas de position claire contre la Russie va finir par porter atteinte à la confiance entre Kiev et Jérusalem. »
Il faut dire qu’Israël a refusé toute aide militaire à l’Ukraine. Pas de batteries antimissiles Iron Dome. Pas même des casques et des gilets pare-balles. Seule une centaine de tonnes de matériel médical a été envoyée. L’idée d’installer un hôpital de campagne israélien à Lviv ou près de la frontière a été abandonnée, faute de budget. Surtout, les sanctions internationales imposées à la Russie ne sont pas appliquées par Israël. Les chaînes de télévision russes, interdites en Europe, continuent d’y être diffusées. La compagnie nationale israélienne, El Al, poursuit ses vols vers Moscou.
Yevgen Korniychuk, l’ambassadeur d’Ukraine à Tel-Aviv, demande la fermeture des ports israéliens aux navires russes et l’arrêt des activités des sociétés israéliennes opérant en Russie. Il est aussi très irrité par le mauvais accueil réservé aux réfugiés ukrainiens à l’aéroport Ben-Gourion. Des dizaines d’entre eux ont été refoulées. Des images diffusées dans les JT ont fait scandale. Elles montraient des familles entières couchées à même le sol pendant des heures, voire des jours, parfois sans véritables soins ou nourriture, dans l’attente d’une réponse des services d’immigration. Face à l’indignation, la ministre de l’Intérieur, Ayelet Shaked, a demandé à l’armée de transférer une partie des réfugiés dans un grand hôtel de Tel-Aviv.
Quant au public israélien, il est divisé. D’un côté, ceux qui, au nom du caractère juif de l’État, estiment qu’il faut accepter le moins possible de réfugiés non juifs et, de l’autre, ceux qui, précisément au nom de l’histoire juive, prônent l’accueil de tous les Ukrainiens arrivant en Israël, sans distinction d’aucune sorte. Au fil des jours, les médias israéliens se sont fait l’écho de l’arrivée d’oligarques russes, certains ayant la nationalité israélienne. Quatorze jets privés sont stationnés à l’aéroport Ben-Gourion. Pour combien de temps ? L’administration de l’aviation civile a fait savoir à leurs propriétaires qu’il ne fallait pas compter sur un parking de longue durée. S’agit-il d’une première mesure de rétorsion ou d’une annonce suffisamment floue permettant de gagner du temps sans pour autant pénaliser les intéressés ?
Un chèque à Yad Vashem
Parmi ces appareils, celui de Roman Abramovitch. Avec une fortune estimée à un peu plus de 11 milliards d’euros, ce très proche du Kremlin, juif et détenteur d’un passeport israélien, est considéré en Israël comme un philanthrope majeur. Le 23 février, veille de l’invasion russe de l’Ukraine, l’idée lui est venue de faire opportunément un chèque de trois millions de dollars à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Cinq jours après, le président de Yad Vashem, Dany Dayan, le grand rabbin ashkénaze d’Israël, David Lau, et d’autres personnalités de premier plan ont écrit à l’ambassadeur des États-Unis, Tom Nides, pour lui demander de ne pas inscrire Abramovitch sur la liste des oligarques sanctionnés par Washington.
Dix jours plus tard, rétropédalage ! Dany Dayan annonçait la suspension de tous les liens de son institution avec Roman Abramovitch. Il n’est pas le seul milliardaire russe à avoir des liens étroits avec la direction israélienne. Lors du conseil des ministres du 27 février, le chef de la diplomatie israélienne, Yaïr Lapid, a demandé à ses collègues de s’abstenir de toute assistance aux oligarques juifs visés par les sanctions. Plusieurs ministres ont dû se sentir concernés. Comme Benny Gantz, le ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, l’actuel ministre des Finances, son collègue à la Justice, Guidon Sa’ar, ou encore le ministre du Logement, Zeev Elkin. Selon la presse économique, ces poids lourds du gouvernement Bennett auraient été ou sont toujours, d’une façon ou d’une autre, en relation avec des oligarques. Il y a aussi les deux propriétaires de chaînes de télé privées en Israël originaires de l’ex-URSS : Len Blavatnik et Isaac Mirilashvili.
Israël va-t-il réajuster sa politique et rejoindre les démocraties occidentales en appliquant les sanctions ? En tout cas, le ministre des Affaires étrangères, Yaïr Lapid, a commencé sa semaine en durcissant le ton. En visite officielle en Roumanie, il a condamné avec la plus grande fermeté « l’invasion injustifiée de l’Ukraine par la Russie, qui, a-t-il martelé, doit cesser son offensive et résoudre le conflit par la négociation ». Des phrases que le Premier ministre Naftali Bennett n’a pas encore prononcées. De même qu’il ne fait aucun commentaire sur le refus russe de poursuivre les pourparlers de Vienne sur le nucléaire iranien. Opposé à un tel accord avec Téhéran, il veille à ne pas exprimer sa satisfaction.
Danièle Kriegel, correspondante à Jérusalem