Elèves coupés du monde, soupçons de maltraitances, locaux insalubres… L’école talmudique Beth Yossef de Bussières est visée par des témoignages accablants. «Libération», qui a eu accès à de nombreux documents, a pu se rendre sur place et s’entretenir avec quatre des sept rabbins mis en examen.
Derrière le portail métallique blanc, une route goudronnée et cabossée s’étire au milieu de la forêt, entre des bâtiments aux façades plus ou moins délabrées. Le premier, à l’abandon depuis trois ans, a été ravagé par un incendie. Les suivants, en cours de rénovation, accueillent plusieurs familles et leurs enfants. Un peu plus loin encore, l’édifice principal, longue bâtisse en pierres de quatre étages, vient d’écoper d’une fermeture administrative, comme l’indique l’arrêté préfectoral placardé sur la porte d’entrée.
Désormais vide, cet ancien hôpital psychiatrique abritait jusque très récemment une soixantaine de jeunes garçons, mineurs ou à peine majeurs, tous élèves de la yeshiva Beth Yossef, une école talmudique autour de laquelle s’organisait la petite communauté juive orthodoxe. Installé depuis près de quarante ans sur ce domaine d’une centaine d’hectares rattaché au village de Bussières (Seine-et-Marne), à 70 kilomètres à l’est de Paris, l’établissement a longtemps été réputé pour sa discrétion. Mais fin janvier, après sept mois d’enquête, 130 gendarmes appuyés par un hélicoptère ont fait irruption pour perquisitionner les lieux et interpeller une quinzaine de personnes. A l’issue de l’opération, la procureure de la République de Meaux, Laureline Peyrefitte, a dénoncé les «conditions abusives» dans lesquelles étaient retenus les enfants, pour la plupart des étrangers en situation irrégulière, victimes d’«actes de malveillance» et «sans possibilité de revenir dans leur famille».
Depuis, sept rabbins de la yeshiva ont été mis en examen, notamment pour «violences aggravées», «abus de faiblesse», «privation de nourriture» et même «blanchiment», plusieurs centaines de milliers d’euros en liquide ayant été découverts sur place. Placés sous contrôle judiciaire, les rabbins ont interdiction de quitter le territoire français. Quatre d’entre eux, Avinoam Harari, Moshé Schwarcz, Mordekhaï Schvarcz et Yossef Charabi ont accepté de nous ouvrir leurs portes et de répondre à nos questions. Leurs récits, confrontés à de nombreux éléments de l’enquête judiciaire, permettent d’éclairer cette affaire exceptionnelle, tant par sa nature que par son ampleur.
Les faits
Début juillet, Mordechai S., un adolescent de 15 ans, se présente à l’entrée de l’ambassade des Etats-Unis, à Paris. Le jeune citoyen américain vient de s’enfuir de la yeshiva de Bussières. Entendu peu après au commissariat du VIIIe arrondissement, il affirme avoir subi de multiples «violences physiques et morales» au sein de l’établissement, où il dit avoir été envoyé deux ans plus tôt par ses parents, contre son gré. Des violences généralisées selon lui. A l’appui de sa plainte, Mordechai S. transmet plusieurs photos et vidéos prises à l’intérieur de l’école en caméra cachée. Sur l’une d’elles, on voit un élève, dont on entend les pleurs et les cris, être frappé au sol.
Aussitôt, une enquête est ouverte par le parquet de Meaux. Quelques jours plus tard, un signalement émis par la Mission de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) fait état d’une dizaine de témoignages d’anciens élèves de cette yeshiva, qui serait gérée «de façon problématique et même abusive envers les garçons» depuis plusieurs années. En novembre et décembre, deux autres pensionnaires parviennent à s’enfuir. Tous déclarent avoir été enfermés et coupés du monde extérieur pendant parfois plusieurs années, décrivant un ensemble très strict de règles et de punitions physiquement violentes.
Un tissu de «mensonges» selon les rabbins interrogés par Libération, convaincus que cette affaire a été montée de toutes pièces pour «salir» la yeshiva. Au sujet de la «fugue» à l’origine de l’enquête judiciaire, ils préfèrent parler d’une «exfiltration» orchestrée par le beau-frère de l’adolescent, un «militant» qui aurait agi avec la «complicité» de journalistes israéliens. Ces derniers, qui enquêtent depuis un an sur la yeshiva Beth Yossef, ont recueilli des témoignages édifiants et même pu filmer une partie de l’opération des gendarmes. Leur documentaire, qui doit être diffusé prochainement en Israël, s’annonce accablant. Mais les connexions entre plusieurs anciens élèves accusateurs, en lien via un groupe WhatsApp, accréditeraient selon les rabbins l’idée d’un «complot» ourdi contre l’établissement. Une thèse avancée devant les enquêteurs par l’un d’eux, Yossef Charabi, président de l’association qui gère la yeshiva. «Quelqu’un est en train de monter une supercherie, s’est-il offusqué. Il se peut qu’un pousse tout le monde et il se peut aussi [qu’on] les paye.» Problème : ces témoignages recoupent aussi, pour partie, ceux livrés par certains élèves encore présents dans la yeshiva au moment de l’opération des gendarmes.
La yeshiva
Pour comprendre, il faut revenir à l’essence même de l’établissement. Fondée après la guerre par le rabbin Guerchon Liebman, figure bien connue de la communauté juive orthodoxe, la yeshiva Beth Yossef a dès l’origine pour vocation d’aider les jeunes en difficulté sociale à se recentrer sur leur identité juive par la prière et l’apprentissage des textes sacrés, en particulier le moussar, la partie du Talmud consacrée à la morale et au comportement. Sur son site internet, la yeshiva propose un «cadre verdoyant, à l’écart du tumulte de la vie parisienne», doté de «conditions idylliques pour étudier» et «propice à la vie d’un judaïsme authentique».
Pour autant, l’établissement n’est pas déclaré comme école privée auprès de l’académie de Créteil. Une demande d’ouverture a bien été effectuée en 2013, mais sans suite. Les témoignages et les écoutes téléphoniques ont permis de mettre en lumière une «organisation structurée», dans laquelle chaque membre identifié a un rôle attitré au sein de la communauté : surveillance des élèves, récolte de fonds, relations publiques, référent médical, gestion des transports, lien avec les parents…
Depuis plusieurs années, la grande majorité des pensionnaires viennent d’Israël et des Etats-Unis. Pour la plupart déscolarisés dans leur pays d’origine ou jugés trop éloignés de la religion par leur famille, ils ont rejoint la yeshiva de Bussières avec l’espoir, pour leurs proches, de les voir «revenir dans le droit chemin». En général, leurs parents ont entendu parler de cet établissement par le biais d’un homme, Gamliel Zaltsman. Décrit comme un «ambassadeur» ou un simple «intermédiaire», il travaille avec plusieurs yeshivas et amène les élèves vers celle qui conviendrait le mieux à leurs problèmes. C’est lui, au départ, qui présente l’établissement aux familles, leur montrant des vidéos tout aussi prometteuses que les photos visibles sur le site internet de l’établissement. Lui, ensuite, qui prend l’avion avec chaque élève depuis Tel-Aviv ou New York, avant de les conduire en taxi jusqu’à Bussières. Puis de disparaître de leur vie aussi vite qu’il est apparu.
Sur le papier, les journées à la yeshiva obéissent à un rythme immuable. Du réveil à 6 h 30 à l’extinction des feux à 23 heures, toutes sont ponctuées par les trois prières quotidiennes, les repas et les études religieuses. L’été, pendant trois semaines, les enfants peuvent aussi s’adonner chaque après-midi à des activités sportives sur le site, football, basket, quad ou accrobranche. L’hiver, tous partent skier une semaine à Courchevel. Voilà pour le cadre général.
Mais une fois arrivés à Bussières, beaucoup déchantent. Dans les premiers témoignages transmis à la justice, plusieurs élèves expriment leur stupéfaction par rapport à la «plaquette» de la yeshiva ou à la «présentation mensongère» faite par Gamliel Zaltsman. Certains se remémorent avoir d’abord été surpris de voir «de la boue partout, dans l’école, sur le pantalon des élèves». D’autres ont davantage été frappés par les «robinets qu’on ouvre avec des pinces» et les «vitres dont l’étanchéité est assurée par du Scotch». Mais ce sont surtout les douches, décrites comme un «endroit infecte» où flotterait une «odeur nauséabonde», qui ont le plus marqué l’esprit des arrivants.
Des témoignages qui font écho au rapport de l’inspection pédagogique de l’académie de Créteil réalisée parallèlement à la perquisition. «Le bâtiment principal est dans un état de délabrement et d’insalubrité avancé», notent les inspecteurs, qui pointent les «normes électriques non respectées», les «cloisons défoncées», les «vitres cassées non réparées», les sols jonchés d’«objets dangereux» (verre brisé, radiateurs, outils, bonbonnes de gaz vides), les «espaces de chantier non sécurisés», l’absence de «normes incendie» ou encore le «stockage d’aliments sans respect des règles d’hygiène».
Outre l’insalubrité des locaux, les investigations ont aussi permis de mettre au jour plusieurs faits de travail dissimulé au sein du domaine. Deux agents d’entretien gabonais et deux cuisiniers algériens, tous sans papiers et logés dans «des conditions contraires à la dignité humaine» selon le parquet, étaient payés en liquide 1200 euros par mois pour travailler dix heures par jour, sept jours sur sept. En y ajoutant les enseignants non déclarés et l’épicerie casher clandestine installée sur le domaine, les services fiscaux estiment que la communauté de Bussières a dissimulé sur les cinq dernières années la somme brute globale de 3 437 252 euros, soit un préjudice pour l’Urssaf de 1 718 638 euros. Mais ce sont surtout les cas présumés de «maltraitances», tous contestés par les rabbins, qui ont retenu l’attention des enquêteurs.
Les violences physiques
Bien loin du cadre enchanteur vanté par les promoteurs de la yeshiva, de nombreux témoignages font en effet état de violences de la part de certains encadrants. Plusieurs élèves affirment ainsi avoir été frappés, parfois durement, pour des motifs souvent jugés futiles. Ils évoquent pêle-mêle des «claques», des «coups de poing dans le visage», des «coups de pied dans le ventre», voire des «coups de raquette de tennis». D’autres expliquent avoir été «secoués» ou «poussés contre le mur ou dans les escaliers». Comme cet adolescent, qui raconte avoir «été jeté à plusieurs reprises d’une dizaine de marches dans les escaliers en fer». Ou bien cet autre, qui affirme avoir été «tabassé presque tous les jours sans raison». Ou encore ce troisième qui relate avoir été contraint de rester «quatre heures dehors en pyjama malgré le froid» car il refusait de se lever.
Les motifs de ces brimades peuvent varier. «Un jour, un jeune a regardé un album d’un autre jeune, a expliqué un des pensionnaires de la yeshiva. Dans celui-ci, il y avait des photos des sœurs de ce dernier. Juste parce qu’il avait vu les sœurs en photo, il a été descendu au milieu de la cour et frappé.» Les enquêteurs ont aussi recueilli le témoignage d’un ancien élève qui, surpris par un des responsables en train d’écouter de la musique, aurait été suspendu au-dessus du vide dans une cage d’ascenseur désaffectée : «Il m’a juste pris par la chemise et m’a suspendu au-dessus du vide pendant presque deux minutes.»
Confrontés à ces récits, les rabbins démentent tout en bloc. «Il est rigoureusement interdit de lever la main sur un élève», assurent-ils d’une même voix. Selon eux, certains témoignages viseraient un ancien encadrant qui ne possédait pas le «savoir» et «frappait méthodiquement les élèves». Mais il aurait été «viré il y a quinze ans». Pourtant, le nom qui revient le plus souvent dans les récits de violence est celui d’un surveillant toujours en poste, Avraham H., dépeint tour à tour comme un «fou» ou un «criminel».
Son rôle exact est désormais un des principaux axes de l’enquête judiciaire. Cet homme d’origine israélienne, dont le titre de séjour est périmé depuis novembre 2020, est un ancien élève de la yeshiva qu’il a intégrée à l’âge de 15 ans. Désormais âgé de 32 ans et père de trois enfants, il a pris au fil des ans des responsabilités avant de devenir encadrant à part entière, en charge des mineurs. De nombreux élèves le désignent comme l’auteur principal des violences. L’un d’eux raconte ainsi s’être fait réveiller en pleine nuit par le surveillant : «Il est venu, m’a jeté du lit et m’a porté des coups. Il m’a jeté depuis les escaliers, je pleurais.» Un autre raconte avoir été roué de coups pour un «simple retard».
Avraham H. inciterait par ailleurs les élèves à se frapper entre eux. «Il laisse les jeunes régler leurs comptes et se faire tabasser», explique un ancien, pour qui «une des stratégies d’intimidation dans cette école est que des étudiants en harcèlent d’autres». Plusieurs témoins ont ainsi raconté le «lynchage» en pleine nuit d’un adolescent de 16 ans, à la demande du même Avraham H., qui l’accusait de vol. Le jeune garçon aurait longuement été frappé par cinq autres élèves. Au-delà des sévices physiques, Avraham H. est également accusé d’avoir couvert des faits de viol ou d’agressions sexuelles entre élèves. «Trois mois après mon arrivée, j’ai été victime d’une tentative de viol de la part d’un élève de 20 ans, a ainsi témoigné l’un d’eux. Je suis allé le raconter à Avraham H. Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’il fallait que j’oublie ça et que je ne vienne plus lui en parler.» Des «légendes» selon les rabbins, convaincus que le surveillant cristalliserait les critiques en raison de son «poste sensible», en prise directe avec des jeunes qui supporteraient mal l’autorité, surtout les premiers mois.
En garde à vue, Avraham H. a d’abord nié toute violence, préférant mettre en avant le caractère «difficile», voire «ingérable» des élèves concernés, les accusant d’avoir «menti en quantité astronomique». «Il y a de la discipline, mais il n’y a pas de violence», s’est-il défendu. Puis, face à l’accumulation des témoignages accablants, le surveillant a fini par admettre avoir pu parfois «pousser» des élèves, occasionnant des «chutes au sol». «Avez-vous déjà porté des coups à des enfants ?» ont alors insisté les gendarmes. «C’est quelque chose qui a pu m’arriver mais je ne m’en souviens pas», a-t-il rétorqué, avant de se montrer plus évasif encore sur d’autres violences qu’il aurait pu faire subir à des élèves : «Je préfère ne pas répondre à ça.»
Son avocate, Andréa Assor-Doukhan, rappelle de son côté qu’il existe également «de nombreux témoignages positifs» sur Avraham H., dont le «rôle difficile» était d’accueillir à leur arrivée des adolescents dans un «contexte extrêmement conflictuel». «Il faut des éléments objectifs, insiste-t-elle. On ne peut pas juger quelqu’un sur la base d’accusations.»
La pression psychologique
Plus encore que les coups et les agressions, beaucoup dénoncent les pressions psychologiques qu’ils auraient subies à l’intérieur de la yeshiva. Au fil des auditions, l’expression «lavage de cerveau» revient à de multiples reprises. «Ils te bourrent le crâne de ce qu’ils veulent, au bout d’un moment ils te contrôlent», a confié un ancien élève, soulignant que le monde extérieur était systématiquement présenté comme «un endroit dangereux et désastreux». Au point d’enseigner aux élèves à «haïr toute personne étrangère». Une peur de l’extérieur qui serait véhiculée chez les plus jeunes, selon plusieurs témoins, par des légendes tenaces, comme le risque d’être enlevé et de se faire voler ses organes, histoires effrayantes racontées dans le but d’éteindre leur volonté de sortir. «Ils te font une telle manipulation que tu ne peux pas penser qu’à l’extérieur tu seras bien, a raconté un élève. Tu te dis que si tu sors de cet endroit, tu meurs.»
Plusieurs pratiques internes à la yeshiva, dont les rabbins démentent avec force l’existence, contribueraient également à «bousiller les cerveaux» et «torturer émotionnellement» les pensionnaires. Comme le recours à l’usage d’un carnet dans lequel chaque élève serait invité à inscrire ses états d’âme, avant d’être contraint de les dévoiler publiquement. «On devait écrire ce que l’on pensait sur nous, sur nos amis. On nous demandait d’écrire et on devait leur lire. On nous demandait ensuite d’aller crier comme un défouloir. On nous disait que c’était le comportement à adopter, le moussar.»
En plus de ces confessions publiques, à l’origine de nombreuses altercations au sein de la yeshiva, les élèves s’exposeraient aussi à des punitions relevant selon les cas de la «manipulation», de l’«humiliation», voire de «la torture mentale». Une des plus redoutées serait le «boycott», qui consisterait à ne plus adresser la parole à un résident pendant de longues périodes, plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Les élèves ostracisés seraient alors pointés du doigt. L’un d’eux serait même resté plus d’un an sans parler à personne ni voir sa famille, selon plusieurs témoignages.
Les plus jeunes s’exposeraient aussi à des privations de nourriture, visant à les soumettre très tôt à l’autorité de la communauté. Selon d’anciens élèves, qui n’hésitent pas à comparer la yeshiva à une «prison» ou un «ghetto», ceux qui tentaient de s’enfuir étaient placés «en quarantaine». «L’isolement du lieu, la confiscation de leurs documents d’identité associés à la barrière de la langue ainsi que les discours répétés quant au danger du monde et de la civilisation extérieure dissuadent les élèves de quitter les lieux», soulignent les gendarmes dans un rapport de synthèse, pointant «un état de sujétion nettement caractérisé dans les rapports psychologiques établis». A l’intérieur de la yeshiva, la plupart des pensionnaires finiraient d’ailleurs par accepter les règles. «Lorsqu’on était là-bas, on nous expliquait que ces conditions étaient normales dans la religion juive, qu’il s’agissait de conditions de vie sacrées, a confié l’un d’eux. Nous devions vivre ainsi. Un an avant mon départ, je devais convaincre les autres que cet endroit était formidable. Je le croyais moi-même.»
Là encore, ces accusations, pour la plupart invérifiables, relèveraient d’«affabulations», selon les rabbins, pour qui de nombreux témoins à charge seraient animés par un «esprit de vengeance», voire «manipulés» par les responsables d’une yeshiva dissidente. Certes, sur la quarantaine de mineurs présents le jour de l’intervention des gendarmes, ils sont une grosse dizaine à avoir confirmé, au moins en partie, les violences évoquées par les anciens élèves. Plusieurs ont même souhaité porter plainte à l’issue de leur audition. Mais, insistent les rabbins, la majorité d’entre eux ont estimé au contraire que tout se passait bien, affirmant être «épanouis» et n’avoir «jamais été victimes ni témoins de violences physiques».
Certains sont même allés jusqu’à dépeindre un environnement idyllique, décrivant «la meilleure école du monde», où la nourriture est «impeccable» et les violences inexistantes. D’après eux, les critiques formulées par les autres ne seraient que «mensonges» et «calomnie». Quant aux élèves majeurs, ils ont défendu à l’unisson leur établissement, décrit comme «propre» et «très calme». «Les personnes entendues en garde à vue minimisent les faits, allant même pour la plupart à les nier», nuancent les enquêteurs, qui précisent : «Vivant au sein de ce système depuis des années, voire depuis toujours, ils adhèrent au discours et à l’autorité qui leur sont dictés.»
Un biais qui pourrait être lié, selon eux, à l’«embrigadement» dont seraient victimes les élèves. «Plus ils sont jeunes, plus ils sont critiques envers la yeshiva», décrypte une source proche du dossier, qui assure que «l’action de la justice se heurte à un consentement de façade» et que «l’absence d’esprit critique de la part des plus âgés semble démontrer le mécanisme de l’emprise à l’œuvre». Une conclusion à laquelle est aussi parvenue l’Inspection d’académie, qui note dans son rapport que «l’environnement dans lequel les enfants évoluent constitue un danger pour leur sécurité physique, psychique et morale», les modalités de l’encadrement pouvant «relever dans certains cas de la dérive sectaire, voire de la maltraitance».
Pas si simple pour les rabbins, outrés de constater qu’un élève ne puisse être épanoui sans être aussitôt soupçonné d’être manipulé. Lors de notre reportage à Bussières, plusieurs femmes de la communauté ont également tenu à démentir les accusations contre la yeshiva, prêtes elles aussi à nous ouvrir grandes leurs portes pour démystifier la prétendue opacité qui entoure la communauté.
Le gourou présumé
Pour plusieurs témoins entendus au cours de l’enquête, élèves ou encadrants, les problèmes auraient commencé à la mort du fondateur de la yeshiva, le rabbin Guerchon Liebman, en 1997. Sa disparition aurait alors ouvert une violente guerre de successions au sein de la communauté. Certains, sentant le vent tourner, auraient rejoint une yeshiva dissidente. D’autres auraient préféré partir à l’étranger. Deux hommes ont finalement pris la tête de l’établissement, le rabbin Nathan Yabra, décrit comme le «chef spirituel» de la communauté, et Yossef Charabi, présenté comme son véritable «leader».
Dépeint tour à tour par les élèves comme un «malade» et un «grand manipulateur», Yossef Charabi cristallise les critiques autant que les fantasmes. «Vous ne trouverez rien légalement le concernant mais il est derrière tout, a assuré l’un d’eux aux enquêteurs. Il est comme le gourou d’une secte, a insisté un autre. Il a pris le pouvoir sur la pensée des gens. Tout le monde a peur de lui. Tout le monde tremble devant lui.» Selon l’expertise psychologique réalisée lors de sa garde à vue, l’homme présenterait «une personnalité de type perverse narcissique, avec une propension à l’affabulation et à la manipulation marquée». Une expertise «bâclée et truffée de préjugés», selon ses avocats, Dan Mimran et Philippe Ohayon, qui serait «symptomatique» du «naufrage de cette procédure dans laquelle on prétend expertiser des gens en vingt minutes».
Face aux gendarmes, Charabi s’est désigné comme le «directeur gestionnaire financier» de la yeshiva «depuis cinq ou six ans». En réalité, il serait à la tête du domaine depuis au moins une dizaine d’années. L’homme, qui ne touche officiellement aucun revenu de ses activités et perçoit seulement des prestations sociales à hauteur de 2000 euros par mois, vit sur le domaine avec sa femme et ses sept enfants. Réfutant tout acte de violences physiques ou psychologiques, il nie l’intégralité des faits qui lui sont reprochés. «Un mensonge pur», selon lui. La présentation trompeuse de l’école ? «Tout ce qui est photographié sur le site correspond à la réalité.» Le carnet de confessions ? «Nul n’est obligé de le faire, c’est une suggestion.» La gestion autocratique ? «Toutes les décisions sont prises de façon collégiale avec l’assentiment de tous.» Les travailleurs sans papiers, logés dans des conditions indignes ? «Ce sont eux qui ont accepté ces conditions-là, ils auraient pu renoncer au travail.»
Si le rôle de Yossef Charabi intrigue autant, c’est aussi car il a la haute main sur les finances de la yeshiva. Lors de la perquisition, les gendarmes ont trouvé 430 000 euros en cash dans le coffre-fort de son bureau et 1,3 million d’euros sur les comptes de l’association qu’il préside. Rien de suspect pour autant, selon lui, au regard des charges fixes de la communauté (eau, gaz, électricité, nourriture et frais divers), qui avoisineraient 1 million d’euros par an.
Le budget de la yeshiva provient d’abord des frais de scolarité : 2800 shekels (776 euros) par mois et par enfant, selon Charabi. Une manne à laquelle il faut ajouter les dons extérieurs. A ce sujet, le responsable a indiqué aux gendarmes que six membres de la communauté se consacraient à mi-temps à cette tâche. «Au début, ce n’était pas quelque chose de rentable, mais par la suite ça l’est devenu», a-t-il admis, démentant néanmoins tout enrichissement personnel ou volonté de blanchiment. A Libération, il précise que ces dons représentent en moyenne «entre 35 000 et 40 000 euros» chaque mois, dont une partie… émane de donateurs réguliers, français et étrangers, soucieux de soutenir la yeshiva.
Quant au cash retrouvé dans son coffre-fort, il proviendrait principalement des caisses de l’épicerie casher. Des sommes qui seraient d’abord destinées aux familles et à la rénovation du bâtiment principal, estimé à au moins 15 millions d’euros. Pour corroborer ses propos, le responsable nous propose de feuilleter deux épais classeurs où sont consignés l’ensemble des factures et des devis. Si la plupart des travaux n’ont pas encore été lancés, plusieurs ont déjà été engagés, comme Libération a pu le constater. «Nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer étape par étape», se défend Yossef Charabi.
Un mois après la perquisition du domaine, l’heure est désormais à la riposte. Ses avocats, qui ont attaqué en justice l’arrêté de fermeture administrative du bâtiment principal, dénoncent une «procédure orientée». «Il a été mené une opération quasi-militaire contre la yeshiva pour aboutir à des déclarations contradictoires et des expertises tellement partiales qu’elles sont devenues caricaturales, s’insurgent Dan Mimran et Philippe Ohayon. Tout témoin jugé trop favorable à la yeshiva a été considéré comme étant sous emprise par les psychologues. Le procédé est scandaleux. Cette enquête va finir par se dégonfler.»