Arte.TV diffuse la première saison de la série ukrainienne portée par celui qui défend aujourd’hui son pays face à Poutine. Quand la réalité dépasse la fiction…
Quand Vassili Goloborodko se réveille, au début du premier épisode pour aller enseigner l’histoire à ses élèves, il ne se doute pas qu’il vient d’être élu président de l’Ukraine. En 23 épisodes menés au rythme soutenu de la comédie satirique, Serviteur du peuple raconte en effet l’accession au pouvoir d’un homme ordinaire et la lutte qu’il engage contre la corruption de la classe politique en place. Pour mener à bien ce combat, il s’entoure de son ex-femme, Olga, et d’une bande d’amis de sa classe de terminale, en qui il a toute confiance et qu’il nomme à des postes clés. Le problème, c’est qu’il est bien difficile de conserver son intégrité dans un pays endetté et manipulé par des oligarques prêts à tout. Et Vassili doit même faire face à sa propre famille et notamment à son père, Petya, qui ne comprend pas pourquoi le fait que son fils soit devenu président ne lui permette pas de jouir de quelques privilèges.
Comédie politique, comédie familiale et même un peu comédie sentimentale, Serviteur du peuple, connaît un immense succès en Ukraine de 2015 à 2019, lors de la diffusion de ses trois saisons. Et, pour la première fois dans l’histoire des séries : elle permet à son acteur principal, Volodymyr Zelensky de se lancer en politique et d’être effectivement élu président de l’Ukraine en 2019 avec plus de 70% des voix. C’est donc aussi l’histoire d’un acteur qui incarne un personnage et en retour, d’un personnage qui inspire le destin politique de l’acteur qui le jouait. Jusqu’au développement tragique de ces derniers jours, qui voient Volodymyr Zelensky endossé le nouveau rôle du héros de la résistance à l’invasion russe.
Regarder cette série dans ce contexte est une expérience troublante. Non seulement parce qu’on mesure l’intrication de la réalité et de la fiction, qui la relève carrément de l’anticipation, mais aussi parce qu’on y découvre des images de Kyiv (Kiev), non pas sous les bombes mais sous le soleil radieux du printemps et des espoirs de changement, et qu’on s’attache à des personnages joués par des acteurs et des actrices dont on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’ils vivent depuis que la guerre a commencé. Combien parmi ces acteurs ont rejoint les rangs de l’armée ou de la défense civile ? Combien ont pu trouver refuge ou sont sur les routes ?
Pour l’un d’entre eux en tout cas, on sait ce qu’il devient. Volodymyr Zelensky continue de faire ce qu’il faisait déjà en tant que acteur dans la série : il préside l’Ukraine. Mais il préside une Ukraine en guerre, refuse de fuir et dit cette fois pour de vrai dans les vidéos qu’il diffuse sur les réseaux sociaux, ce que son personnage disait-il y a six ans déjà, dans le 6e épisode de la 1re saison : «Je suis prêt à mourir pour mon pays !» Expérience troublante donc, puisque la compassion pour ces Ukrainiens et ces Ukrainiennes victimes de la guerre trouve à se cristalliser dans des personnages : Olga, l’ex-femme, Svetlana et Natacha, la sœur et la nièce de Vassili et tous ces élèves de 10B, grâce auxquels Vassili avait pu devenir président. Comme un redoublement du care, de ce soin et de cette attention que les séries nous apprennent à consacrer à leurs personnages, mais qui s’exerce aussi cette fois envers les acteurs et actrices qui les incarnent.
Une comédie puissamment critique
Serviteur du peuple est une comédie puissamment critique du monde politique ukrainien, de sa corruption endémique et de la confiscation des espoirs démocratiques de la révolution du Maïdan. Elle s’inscrit dans la continuité du genre de la série politique, (The West Wing, Borgen, House of Cards, Baron Noir) et nous plonge dans les coulisses et les couloirs du pouvoir et de ses affres. Avec ces séries, la sérialité s’est imposée comme la forme la plus efficace d’une investigation critique des lieux de pouvoir, participant ainsi de l’idéal démocratique de transparence. Et singulièrement dans Serviteur du peuple, le réel de la politique ukrainienne se trouve déconstruit par la révélation des ficelles de la corruption et des oligarques qui les tirent. Ainsi, malgré quelques maladresses, la série constitue une ressource d’éducation politique authentiquement démocratique. Et aussi finalement une arme dans la guerre des récits que se livrent depuis plusieurs années l’Ukraine et la Russie.
Mais la portée démocratique de Serviteur du peuple ne s’arrête pas là. En faisant le récit de l’accession à la présidence de l’Ukraine d’un homme ordinaire, retourné vivre chez ses parents après son divorce, professeur dévoué et rêveur, mais aussi timide et maladroit, cette série raconte la nécessité de fonder la vie démocratique dans la vie ordinaire. Comme le rappelait le philosophe américain John Dewey, la démocratie n’est pas réductible à un ensemble d’institutions ou à un système de distribution de droits et de devoirs. La démocratie est d’abord une expérience, une forme de vie dans laquelle la conversation commune est toujours possible parce que chacun ou chacune peut y prendre part à partir de sa situation ordinaire.
L’élection de Vassili Goloborodko dans la fiction comme celle de Volodymyr Zelensky dans la réalité témoignent toutes deux séparément et toutes deux ensembles de la puissance de cette réalité démocratique : chacun, chacune peut se mettre au service de tous. Et la réciproque s’impose aussi : c’est à chacun et chacune de prendre sa part à la défense de la vie démocratique. Et sur ce point, c’est toute la population ukrainienne qui est tragiquement passée de la fiction à la réalité, depuis l’invasion russe.
Il y a vingt ans déjà, une série comme 24 heures chrono avait eu un impact politique important en mettant en scène le personnage de David Palmer en tant que premier président afro-américain des Etats-Unis. Avec Serviteur du peuple, on a donc franchi un pas, puisque l’on a là le cas unique d’une série qui a effectivement ouvert un nouvel espace politique à l’un de ses personnages. En faisant accéder au pouvoir son acteur principal Volodymyr Zelensky sur la base de l’inspiration et du programme de son personnage Vassili Goloborodko, c’est bien l’imagination qui prend le pouvoir et qui permet l’écriture d’un nouveau scénario politique. Le pouvoir politique des séries n’est pas simplement lié à leur sujet ou à leur succès, mais à la manière dont elles transforment effectivement le réel en l’augmentant de possibilités nouvelles.
Par Thibaut de Saint-Maurice