Abcès, dents qui tombent, kystes… Lionel Guedj et son père Jean-Claude sont jugés à partir du 28 février pour des violences volontaires ayant entraîné une mutilation sur des centaines de patients.
Il n’y a pas si longtemps, en plein rendez-vous clientèle, une dent de Samira (qui a souhaité garder l’anonymat) est tombée dans son masque. Sa voix s’est mise à siffler, des gouttes de sueur ont perlé sur son front. Samira (les personnes dont seul le prénom apparaît ont désiré rester anonymes) raconte combien elle était hantée par l’idée que sa canine puisse glisser hors du masque pour échouer sur le bureau. « Vous avez l’air fatiguée, Madame », s’est enquis le client.
Des histoires comme celle-là, des histoires de dents qui font un mal de chien, qui se décollent sans arrêt et tombent en mangeant, en riant, qui empêchent de croquer dans une pomme, le tribunal correctionnel de Marseille va en entendre une multitude durant tout le mois de mars alors que le procès de Lionel Guedj, 41 ans, et de son père Jean-Claude, 70 ans, doit s’ouvrir, lundi 28 février. Les deux dentistes marseillais sont jugés pour des violences volontaires ayant entraîné une mutilation sur des centaines de patients auxquels Lionel Guedj avait promis « un sourire de star ». Sur les 349 plaignants qui s’étaient constitués partie civile durant l’instruction, près de 130 d’entre eux ont prévu d’assister à ce procès. Et de raconter des souffrances qui durent, dix ans plus tard.
Jusqu’à 70 patients par jour
Son diplôme en poche, Lionel Guedj ouvre, en août 2005, son cabinet au 194 avenue de Saint-Antoine, au cœur des quartiers nord de Marseille. Son oncle, médecin généraliste dans le quartier, a gagné la confiance des habitants des cités voisines, La Castellane, le Plan d’Aou, La Bricarde et des habitants des villas des collines qui surplombent le port. Lionel Guedj est jeune, séduisant, sa blouse est colorée et il n’a pas le look du dentiste un peu austère. Il claque volontiers la bise aux patients et passe vite au tutoiement. Son cabinet est très « high-tech » et il roule en Aston Martin.
Dans le 15e arrondissement, « Lionel », comme les parties civiles le nomment encore, voit croître sa clientèle rapidement. « On lui donne le bon Dieu sans confession », assure aujourd’hui une des multiples partie civile. Il travaille tôt le matin, reçoit jusqu’à 70 patients par jour, fixe un rendez-vous toutes les dix minutes. En 2010, le nombre d’actes qu’il facture quotidiennement équivaut à 52 heures de travail, a calculé la Sécurité sociale qui tire la sonnette d’alarme. « C’est effrayant », avait témoigné Isabelle Ferrandi, dentiste conseil du service médical de la Caisse primaire d’assurance maladie qui n’en est « jamais revenue ».
En décembre 2011, la Caisse primaire d’assurance-maladie saisit le procureur. Avec quatre fois plus d’actes facturés quotidiennement que la moyenne régionale des dentistes, et quinze fois plus de prothèses posées, Lionel Guedj, cinq ans après son installation, est devenu en 2010 le dentiste qui gagne le plus sur le plan national. Cette année-là, ses honoraires frôlent les 3 millions d’euros. Dans l’un des quartiers les plus pauvres de France, avec la moitié de ses patients à la couverture maladie universelle complémentaire, la Sécu soupçonne d’abord une fraude. Mais, très vite, le service du contrôle médical dévoile la « recette » de cette réussite : la pose et la facturation de très nombreuses prothèses, y compris sur des dents saines, qui sont délabrées et mortifiées sans raison médicale.
Après les premières plaintes, déposées d’abord auprès du conseil de l’ordre des chirurgiens-dentistes, Lionel Guedj est placé en garde à vue, en novembre 2012. Les langues se délient à l’image de son associé qui, lui, travaillait normalement : « Il était très populaire, il avait un sacré bagout. Il vendrait des glaces à un Esquimau. » Selon une secrétaire du cabinet, « il était plus un commercial qu’un chirurgien-dentiste. Il vendait très facilement, il était très affable avec les patients. Certains venaient pour un détartrage et repartaient avec un bridge complet. »
« La viande, le poisson, il faut tout hâcher »
C’est ce qui est arrivé à Mohamed Lahmadi, 58 ans. Cet ancien ouvrier sableur s’est fait « embrouill[er] le cerveau », comme tant d’autres : « J’étais dans le bâtiment, j’avais une bonne mutuelle. J’étais allé car j’avais juste un petit truc marron à une dent. Il m’a dit, le mieux c’est qu’on enlève tout. C’est un dentiste, je faisais confiance. » Au bout de quelques rendez-vous, toutes les dents de Mohamed étaient « taillées comme des clous » puis coiffées de bridges. Adieu son plat préféré, la charchoura : « La viande, le poisson, il faut tout hacher. A force je suis devenu végétarien. » Les nuits blanches, les abcès à répétition, la bouche « qui pue les égouts », des soins à refaire pendant des années…
Mis en examen, placé sous contrôle judiciaire alors que le parquet a requis son placement en détention, Lionel Guedj, en cinq ans d’exercice, s’est constitué, en empruntant, un patrimoine de quelque 12 millions d’euros : voitures de luxe, un bateau acheté 700 000 euros, des tableaux d’Andy Warhol, des sculptures d’Arman, un immeuble de 64 appartements à Perpignan, des pied-à-terre à Megève, Avoriaz, trois appartements à Paris, cinq à Mandelieu ou encore à La Rochelle, des contrats d’assurance-vie d’un montant qu’il estime à un million d’euros… « J’ai gagné mon argent honnêtement, il n’y a aucune magouille sur les comptes », assure-t-il, le 28 novembre 2012, aux enquêteurs du Groupe d’intervention régional.
Devant la juge d’instruction, Lionel Guedj a expliqué la clé de la réussite : « Je vais vite. En dix minutes-un quart d’heure, ma dévitalisation est pliée alors que les confrères mettent deux fois quarante-cinq minutes. » Cette vitesse d’exécution est, selon l’accusation, à l’origine des conséquences épouvantables connues par les victimes : abcès à répétition jusqu’à percer la joue pour l’une des parties civiles, bouche noire, bridges à recoller sans arrêt.
M. Guedj, par la voix de son défenseur, Me Frédéric Monneret, n’en démord pas : « Toutes les thérapeutiques mises en œuvre étaient justifiées médicalement. » Confronté aux expertises, aux radios de mâchoires ravagées, le prévenu devrait reconnaître des fautes d’imprudence, des négligences mais contester toute intention de délabrer et mortifier des dents saines. Son avocat sollicitera une requalification en blessures involontaires, moins sévèrement punies que les violences volontaires avec mutilation qui lui font encourir dix ans de prison et 150 000 euros d’amende, voire jusqu’à 1, 875 million d’euros si le tribunal venait aussi à condamner pour escroquerie la société créée par le père et le fils.
« Mozart de l’art dentaire » contre « prédateur sanitaire »
Face à celui qui, selon Me Monneret, se targue d’être « le Mozart de l’art dentaire », les parties civiles, elles, font valoir « un prédateur sanitaire » : « C’est une escroquerie, c’est aussi une trahison morale car ce n’est pas le capital financier des victimes qui est spolié, c’est leur capital dentaire », affirme Me Marc-André Ceccaldi dont le cabinet représente une soixantaine de parties civiles.
Dix ans plus tard, la colère est toujours forte parmi les parties civiles, à l’image de Samira qui évoque « ses plus belles années perdues ». Au travail, elle dissimule dans le frigo commun la colle qu’elle utilise pour recoller les bridges qui ne tiennent plus. Elle passe pour une collègue hautaine car elle ne partage pas les repas collectifs, craignant trop de laisser un bridge dans un sandwich. Elle ne veut surtout pas parler de ses problèmes dentaires. Même à ses sœurs, elle n’a pas tout dit. « La bouche, pense-t-elle, cela relève de l’intime. C’est comme, pour une femme, parler de violences obstétriques ou gynécologiques. » Colère pour Mehdi, un électricien à la retraite qui invite à bien observer son visage : « Regardez, il est tout tordu ! La nuit, je me réveille la bouche en sang, j’ai plein de kystes, plein de tics. » Colère aussi pour Ahcène dont le couple, comme beaucoup, a volé en éclats : « Quand tu as la bouche qui pue tellement que tu ne peux pas approcher ta femme, moralement tu vas mal. »
Colère enfin de tous contre les lenteurs de la justice qui a mis dix ans à boucler ce dossier, en raison d’un grand nombre d’expertises médicales à conduire, de la pandémie de Covid-19 et de la nécessité de tenir ce procès dans une salle pouvant accueillir des centaines de personnes. Mais pour Sarah Chaabi, dont la dentition a été détruite alors qu’elle n’avait que 18 ans, « on se disait qu’il n’y aurait pas de procès, qu’ils n’allaient pas se prendre la tête pour nous car la majorité des victimes, ce sont des Maghrébins. » Ce sentiment d’abandon partagé vient notamment du refus de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions de verser une provision de dommages et intérêts alors qu’ils sont des dizaines à ne pas pouvoir débourser les sommes importantes nécessaires pour la pose d’implants et les soins réparateurs. La réparation des victimes est l’autre grand enjeu de ce procès prévu pour s’achever le 6 avril.