Avec quelque 1,5 million de russophones sur 9,4 millions d’Israéliens, l’État hébreu est sans doute le pays du monde qui compte la plus importante communauté russophone par rapport au nombre d’habitants. Beaucoup d’entre eux viennent d’Ukraine. Les discussions sont donc vives entre les pro et anti-Poutine, certains ayant même décidé de rejoindre Kiev pour défendre leur pays.
Micha Chargorodsky a fui la république populaire de Donetsk quand la guerre du Donbass a éclaté, en 2014. Réfugié à Kiev, il s’est décidé à «monter» en Israël voilà trois ans pour commencer avec sa femme une nouvelle existence. «On a tout repris à zéro. J’apprends l’hébreu et je m’applique pour apprendre à vivre dans la société qui m’accueille, mais je n’ai pas oublié mes racines et ma patrie ukrainienne», dit-il. «J’ai parmi mes nouveaux amis beaucoup de Russes qui sont choqués par la politique de Poutine et ont choisi d’émigrer», précise le jeune homme. Une façon pour lui de conserver ses repères culturels et politiques.
Au cours des dix dernières années, quelque 20.000 citoyens russes pouvant prouver une ascendance juive ont choisi l’exil dans l’État hébreu. Le phénomène est appelé l’«alya Poutine». Des artistes, des professionnels des médias, des hommes d’affaires et, depuis peu, des partisans d’Alexeï Navalny composent cette vague de migration d’un genre particulier. Comme l’opposant Viktor Chenderovitch, qui avait annoncé en janvier qu’il avait quitté Moscou sans préciser à l’époque son point de chute. En proie à des tracasseries judiciaires, l’écrivain et célèbre satiriste avait été étiqueté «agent de l’étranger» par les autorités. «Chenderovitch est un exemple parmi d’autres. L’alya Poutine a pris de l’ampleur à partir de 2012, quand Medvedev a cédé son fauteuil de président à Poutine. Les opposants de l’intelligentsia ont estimé qu’il avait franchi le Rubicon et qu’il n’y avait plus d’espoir de changements démocratiques. Ils sont jeunes, très mobiles, réussissent et pensent à l’avenir de leurs enfants», explique Michael Pellivert, politologue et spécialiste du monde russophone à l’université hébraïque de Jérusalem.
«Le chef du Kremlin veut attirer l’attention»
Les nouveaux arrivants régénèrent la diaspora. La vague précédente avait connu son acmé dans les années 1990, avec l’effondrement du communisme. Un million de russophones – des ingénieurs, des enseignants, des médecins – posèrent leurs valises en Israël. 400.000 d’entre eux venaient d’Ukraine, autant de Russie. «L’effondrement de l’empire soviétique reste pour beaucoup d’entre eux une bizarrerie historique, note Michael Pellivert. Avec 1,5 million de russophones sur 9,4 millions d’Israéliens, l’État hébreu est sans doute le pays du monde qui compte la plus importante communauté russophone par rapport au nombre d’habitants.»
À Bat Yam, une ville de la banlieue du sud de Tel-Aviv, où un résident sur trois est russophone, la crise ukrainienne est au cœur des discussions. Installés à la terrasse de la Villa Mare, un restaurant de plage avec personnel russophone et carte en cyrillique, Olga et Igor, un jeune couple aux origines russes, s’écharpent sur le sujet qui fâche.
«Je suis contre le régime russe. Poutine a la mentalité des gens du KGB. Je ne l’ai jamais apprécié, et encore moins aujourd’hui, dit Olga.
–On l’aime car il fait ce qu’il dit, rétorque Igor.
– Dis plutôt que tu l’aimes!
–C’est un super mec! Il défend son État!
– Il vaut mieux arrêter de parler de politique», suggère Olga.
Le débat glisse vers la table voisine. Zoya, une experte financière dans un cabinet de conseil, stigmatise le chef du Kremlin. «Poutine transgresse les interdits. Un homme dans sa position ne devrait pas faire des choses pareilles. Un président ne devrait pas parler comme ça. Il a annexé par la violence la Crimée et il essaye d’agir de la même manière au Donbass», commente cette Israélo-Ukrainienne. Zoya a des amis vivant près des frontières. «Ils ont peur et m’ont demandé, puisque je suis à l’extérieur, si je pouvais servir de relais dans le cas où ils perdraient le contact entre eux», dit-elle.
Bat Yam («la plage de la sirène» en hébreu) ne connaît de la guerre que le vacarme des alarmes pendant les alertes aux missiles tirés par le Hamas depuis Gaza, en direction de Tel-Aviv. Son centre-ville pourrait être surnommé l’«ex-URSS miniature» plutôt que la «petite Russie». Ses magasins sont tenus par toutes sortes d’ex-citoyens de l’empire déchu: des Biélorusses, des Azerbaïdjanais, des Géorgiens, des Ouzbeks et, bien sûr, des Ukrainiens. Les télévisions sont branchées sur les grands canaux moscovites d’infos continues, comme RT ou Rossiya, qui déversent un flot d’images et de commentaires sur la «crise avec l’Occident». «Ces chaînes d’État qui diffusent de la pure propagande ont un impact sur la frange âgée de la communauté. Elles présentent l’Ukraine comme un pays dirigé par des néonazis alors que le président Zelensky est juif tout comme Rabinovitch, le chef de l’opposition», observe le documentariste Alex Tseitlin, né à Saint-Pétersbourg.
Alexander et Irina, des épiciers ouzbeks, préfèrent les programmes de Ren, une chaîne commerciale. Leur boutique tient du forum. Les clients donnent leur avis pendant qu’Irina les sert en «viande blanche», le nom donné pudiquement aux côtelettes de porc extraites d’un rayon richement garni en cochonnaille et saucissons. «Les gens ne parlent que de ça mais ne croient pas à la guerre. Ils entendent les Russes le dire à la télé ou espèrent que leur vœu se réalise. Pour eux, les Occidentaux font du spectacle», lance l’épicière. «J’entends beaucoup d’opinions négatives sur Poutine mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il a du tsar en lui», dit son mari. Avi, le vieux cordonnier venu de Tachkent il y a cinquante ans, est convaincu que «le chef du Kremlin veut attirer l’attention» car il n’accepte pas le «mépris des Occidentaux pour la puissance russe». Quant à Doron, le sarcastique quincailler maroco-russe, il prétend que «les gens de Bat Yam apprécient Poutine parce qu’il est comme eux: il roule des mécaniques et il est mafieux».
«Le sentiment pro-Poutine tient à la fierté qu’il donne jusqu’ici aux individus de culture russe. Il incarne un certain ordre, un ordre qui attire. Il divise aussi patriotes russes et nationalistes ukrainiens. Des parents ne se parlent plus», déclare Alex Tseitlin. Animé par des pro-ukrainiens, un mouvement anti-Poutine est descendu pour la première fois dans la rue vendredi, à Tel-Aviv. Ils étaient une cinquantaine de manifestants à se tenir derrière une interminable banderole à bande bleue pour le ciel et jaune pour les champs de blé, au pied d’une tour de l’administration israélienne. Un rassemblement sans précédent depuis la guerre de Crimée. «J’ai en moi des veines israéliennes et des veines ukrainiennes. J’ai une double loyauté. Nous avons presque tous des proches pour qui nous avons mal. Nous devons les soutenir», assure Nadia Semyonov, une habitante de Bat Yam.
Intérêts contradictoires
Directrice de l’Alliance israélo-ukrainienne, l’organisatrice de la manifestation, Anna Zharova, 44 ans, a partagé sa vie entre Tel-Aviv et Kherson, en bordure de la mer Noire et de la Crimée, la région d’origine de son mari. Son alya a suivi la prise de conscience de sa judaïté. «Ma grand-mère est une rescapée de la Shoah mais on en parlait pas à la maison par crainte de l’antisémitisme. J’ai appris son passé quand je suis devenue adulte. Ce fut un choc», confie-t-elle.
Anna Zharova dénonce le «manque de solidarité d’Israël avec l’Ukraine» alors que «lesdeux pays luttent pour leur indépendance». «Israël est neutre bien qu’il se situe dans le camp occidental. Il reste indifférent et préfère se taire. Le gouvernement est même allé plus loin en reprenant à son compte le narratif de Poutine sur la crise», condamne Anna Zharova. Elle reproche au ministre des Affaires étrangères, Yaïr Lapid, d’avoir déclaré qu’il n’y aura pas de guerre. L’ambassadeur d’Ukraine lui avait répondu qu’il ignorait les messages alarmistes de ses propres alliés sur la probabilité d’une invasion russe à grande échelle. Yaïr Lapid a, depuis, rectifié le tir. «Si je fais preuve de plus de prudence que d’autres, c’est parce que les deux pays ont des communautés juives importantes. Nous devons les protéger», s’est-il justifié.
C’est que les intérêts israéliens sont contradictoires. Une communauté juive est sous la menace en Ukraine, mais Moscou joue un rôle déterminant en Syrie et peut exercer une influence sur l’ennemi iranien. L’État hébreu dépend ainsi du bon vouloir de la Russie pour mener ses bombardements contre des cibles militaires de Téhéran à la Syrie. «Le gouvernement craint les réactions de Poutine. Il est devenu notre “voisin” au Proche-Orient, la Russie compte 1,5 million de juifs contre 200.000 en Ukraine, enfin les échanges commerciaux sont dix fois plus importants avec la Russie qu’avec l’Ukraine. Israël est obligé de tenir compte de ces réalités», analyse Michaël Pellivert.
L’ambiguïté du gouvernement israélien est incarnée par Avigdor Lieberman, ministre des Finances et chef de file du parti d’obédience russophone Yisrael Beiteinu, qui avait en son temps approuvé l’invasion de la Crimée. «La chose la plus correcte à faire est de maintenir le profil le plus bas possible», dit-il. Pendant ce temps, des automobilistes de Bat Yad ont collé à l’arrière de leur voiture des autocollants frappés du drapeau russe ou ukrainien tandis qu’une poignée de nationalistes israélo-ukrainiens ont franchi le pas et rejoint l’armée de Kiev.
Par Thierry Oberlé