Dix ans après l’attentat qui a coûté la vie à trois enfants et un enseignant, la communauté juive oscille entre amertume et chagrin. Reportage.
Il court dans les couloirs de l’école en serrant un enfant contre lui, un garçon qui s’appelle Gabriel. « Il y a des gens que je ne connais pas. Ils n’ont pas l’air méchants, mais ils veulent me le prendre des bras. Alors, je cours. » Le cauchemar date de ces longues journées où Jonathan Chetrit, 28 ans, a recueilli les témoignages de ses anciens camarades d’Ozar Hatorah. Il était interne et élève de terminale au collège-lycée juif de Toulouse lorsqu’il y a dix ans, le 19 mars 2012, Mohammed Merah a massacré trois enfants et un enseignant. Myriam Monsonego, 8 ans, Arié et Gabriel Sandler, 5 et 3 ans, leur père, Jonathan Sandler, 30 ans.
Jonathan Chetrit a été l’un des rares élèves à parler publiquement de cette journée-là. Il l’a fait très tôt, à la télé, dans les journaux : au fil des commémorations et un peu malgré lui, il est devenu une sorte de porte-parole des anciens. Peut-être, dit-il, parce qu’il a perdu sa mère tout jeune et appris de bonne heure à se méfier du mutisme. Il se reprochait cependant de ne parler « que de [lui] ». Il a donc récolté les récits des autres pour en faire un livre, Toulouse, 19 mars 2012. L’attentat de l’école Ozar Hatorah par ceux qui l’ont vécu (Albin Michel). Des témoignages bruts, où les souvenirs de la vie d’avant se mêlent aux visions d’épouvante. Le sac rose de Myriam dans une mare de sang. Les traces de craie de la police scientifique. Dans la synagogue, devant le spectacle des petits corps qu’on essaie de réanimer, des élèves qui hurlent et des élèves qui prient. La plupart n’avaient jamais raconté ce qu’ils avaient traversé. Pour protéger leurs parents, se délester du statut de victime, ne pas être importuns. « Ce n’est pas évident. Si on en parle trop, on s’entend dire qu’il faut passer à autre chose. Si on n’en parle pas assez, on souffre », résume Jonathan Chetrit.
« Cocon »
Dix ans après, la communauté juive de Toulouse est à l’image des anciens d’Ozar : unie, meurtrie, hantée par la tuerie. Et silencieuse, souvent. On parle très peu de l’attentat, on évite de prononcer le nom du tueur. « Les gens viennent aux commémorations et aux fêtes communautaires, ils se retrouvent. Il existe même une certaine effervescence, mais il reste une blessure dans les yeux de tout le monde », décrit Franck Touboul, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) pour la région Midi-Pyrénées. « Cette déflagration, chacun l’a ressentie dans sa chair et en a gardé des séquelles, ajoute Alain Alter, qui dirigeait en 2012 la cellule de crise de la communauté. Je n’oublierai jamais l’image d’Eva Sandler, le jour de la levée des corps, passant sans un sanglot, sans un cri, du cercueil de son mari à celui de ses deux garçons. » Deux semaines après l’attentat, au moment de Pessah, Alain Alter a perdu l’usage de la parole. Les larmes lui viennent encore aux yeux lorsqu’il se souvient. « C’est très dur, on a l’impression que ça passe, mais ça ne passe jamais », souffle Marc Fridman, responsable des parents d’élèves.
Des liens indéfectibles se sont créés entre les témoins du premier cercle. « Mes amis les plus proches sont tous des anciens, raconte Raphaël*, qui était alors élève de première. Aux autres, il est impossible de faire comprendre tout à fait ce que l’on a vécu. » Avant l’attentat, Ozar Hatorah, devenue depuis Ohr Torah, était déjà une « famille », un « cocon ». Un petit établissement de 220 élèves – 150 aujourd’hui. Le collège-lycée avait son internat, le seul internat juif de France, destiné en particulier aux élèves en difficulté. Myriam était la fille du directeur Yaacov Monsonego, Arié et Gabriel, les fils d’un professeur. À Ozar, tout le monde les connaissait. Ce matin-là, ils attendaient qu’un parent d’élève les conduise au Gan Rachi, l’école où ils étaient scolarisés.
Carine C., enseignante d’anglais, est l’une des doyennes de l’équipe. Lorsqu’elle l’a rejointe, en 1996, Ozar Hatorah ne comptait que 90 élèves. Avec Yaacov Monsonego, elle a fait le tour des communautés juives du Sud-Ouest pour la faire connaître : Bordeaux, Montpellier. Elle avait eu Jonathan Sandler comme élève avant de le voir reparaître en 2011 comme collègue, rayonnant, heureux de présenter ses enfants à l’équipe. « Dans les jours qui ont suivi l’attaque, dit-elle, on n’était bien qu’entre nous, à l’école. “Bien”, c’est une façon de parler. On n’était pas bien. Mais c’était un soulagement d’être ensemble. C’était ça ou rester sous la couette à pleurer, au risque de ne plus se relever. » Or il fallait reprendre les cours, préparer les élèves au bac. « Survivre. Ou plutôt, accepter de faire le deuil de soi-même et continuer. »
Dévouement
Tous disent qu’ils le devaient à Yaacov Monsonego et à sa femme, Yaffa. Le lendemain de l’attentat, avant de partir pour Israël enterrer sa fille, le directeur a confié son école à l’équipe. « Il nous a dit : “Je vais revenir, faites en sorte que tout continue”, raconte Laurent Raynaud, le directeur des études. Son mot d’ordre, à la rentrée suivante, a été de redonner le sourire aux enfants, de les faire respirer. Dix ans après, il est là tous les jours. Il remet les bulletins, règle des disputes ou des problèmes liés aux retenues. Son épouse continue de veiller sur les petits avec une exceptionnelle douceur. Un tel courage, un tel dévouement, ça oblige à être à la hauteur. »
Le couple ne donne pas d’entretien, ne participe pas aux commémorations. Mais, peu de temps après l’attaque, Yaacov et Yaffa Monsonego ont vendu leur maison pour s’installer dans l’école même. Aucun des enseignants n’a fait défection, les internes sont revenus avant même que l’équipe sache comment les accueillir. « Aujourd’hui, le sujet n’est pas tabou, mais nous l’évoquons rarement avec nos élèves en dehors des commémorations : nous restons concentrés sur nos projets pédagogiques », poursuit Laurent Raynaud. Ohr Torah n’est pas devenue un mausolée. Dans la cour c’est une sculpture naïve, L’Arbre de vie, de Charles Stratos, qui rend hommage aux victimes.
Barbelés
Jacques Samuel, 35 ans aujourd’hui, était un tout jeune avocat en 2012. Ce dossier, où il a défendu quelque 140 parties civiles, a été toute sa vie. « Je me suis rendu compte que j’avais prêté serment le jour même où le tueur achevait ses derniers préparatifs auprès de son mentor Olivier Corel. Nous avions le même âge, nous avions grandi dans la même ville. J’ai été scolarisé enfant au Gan Rachi. » À cette époque, témoigne Jacques Samuel, rien n’était prévu pour faire face à de tels attentats. « Il a fallu nous battre pour tout : pour la qualification de complicité d’assassinats à l’encontre du frère de Mohammed Merah, pour que le préjudice des victimes soit intégralement reconnu et pris en charge par le Fonds de garantie, pour que l’antisémitisme soit retenu comme circonstance aggravante… Ç’a été d’une violence exceptionnelle. »
« De la violence sur de la violence, de la violence en millefeuille », raconte Carine C.. Elle était dans la cour de l’école, ce matin-là. Elle a vu le calme effrayant du tueur, sa satisfaction évidente, sa pose martiale devant le corps de Myriam, abattue à bout portant : « Je vais mieux. Je suis là, je vous parle, et mes yeux ne s’embuent pas – pas encore –, mes mains ne tremblent pas. Quand on a vu ça, on pense avoir vécu le pire. Mais il y a la suite. » La marée montante des journalistes qui déferlent dans l’école et réclament « du sang, des larmes ». Les photographes qui braquent leurs objectifs sur les visages défigurés des témoins et des parents endeuillés. La campagne présidentielle non pas interrompue mais déplacée là, dans la cour. « La chronologie exacte de cette période reste confuse pour moi, raconte Franck Touboul. Je sais que je suis allé à Ozar et que j’ai passé la journée à tenir la main de Yaacov Monsonego, alors que les politiques demandaient à le voir. J’ai envoyé balader assez sèchement un ministre, je ne sais plus bien pourquoi. »
Dans le « millefeuille », il y a eu, aussi et surtout, le silence assourdissant de la communauté nationale. Une marche blanche de 6 000 personnes à Toulouse, 20 000 à Paris – autant dire rien. « Ce jour-là, j’étais dans une colère… terrible, se souvient Marc Fridman, dont les enfants étaient présents à l’école le 19 mars. Ç’a été un électrochoc. C’était une façon de nous dire : “C’est votre problème.” C’est en tout cas comme ça que je l’ai perçu. Combien de fois on l’a entendu, ce truc de : “C’est encore un conflit entre Juifs et Arabes !” Alors, oui, il y a eu de la compassion, des dessins, des bougies, mais on s’est sentis abandonnés à notre sort. » Lui a grandi à Toulouse. Adolescent puis jeune homme, il était peu pratiquant : il faisait les grandes fêtes, parfois le shabbat. « Je me définissais d’abord comme français, et puis toulousain, amateur de rugby, entrepreneur… et juif parmi d’autres choses qui composaient mon identité. Ce jour-là, on m’a fait comprendre qu’en réalité, non, j’étais juif avant tout. »
Harcelés
Les témoins sont unanimes à dire que le climat avait changé au début des années 2000, avec l’importation progressive du conflit israélo-palestinien. Ç’avait été cette synagogue attaquée à la voiture bélier en 2009. Des slogans violents lors de manifestations les week-ends. Ce garçon à qui l’on avait demandé, dans son collège public, s’il avait tué beaucoup d’Arabes pendant ses vacances en Israël. Jacques Samuel dit s’être habitué de bonne heure à ranger sous le col son étoile de David, lorsqu’il se promenait dans le centre-ville. Lui aussi date la prise de conscience nationale du danger au 13 Novembre. « Les trois années précédentes ont été des années de cacophonie et de solitude. »
« J’avais connu l’époque de l’ambition et de l’insouciance, une époque où appartenir à la communauté juive n’avait aucune teinte de prudence nécessaire, témoigne Franck Touboul. Nous avions des tas de projets éducatifs et culturels. On a senti les choses monter petit à petit, mais les questions de sécurité existaient sans exister, on les accueillait un peu à la légère. » Le portail de l’école était parfois cassé, souvent ouvert. « On proposait d’ailleurs aux gens de passer nous voir – car il y en avait qui ne comprenaient pas ce que des enseignants non juifs venaient faire là », raconte Carine C.. Qu’aurait-il fallu craindre, après tout ? Le quartier était très calme, résidentiel. Il l’est resté. Mais l’école est désormais cachée derrière de hauts murs et des barbelés. Les militaires armés y ont longtemps campé et font des rondes régulières. « Dès qu’ils semblent un peu moins présents, les parents et les grands-parents nous appellent paniqués, raconte Franck Touboul. On sent une hyperfébrilité sur les questions sécuritaires. » À raison ? « Cela me fait mal de le dire, mais, oui, il est déconseillé de se promener en ville avec une kippa. On reçoit sans cesse des demandes de nos coreligionnaires qui habitent dans les quartiers sensibles et ont besoin d’aide pour être relogés. Qui se font harceler, qui retrouvent des croix gammées sur leur boîte aux lettres, des ordures déversées sur leur balcon. » Selon une récente enquête Ifop pour l’American Jewish Committee et la Fondation pour l’innovation politique, 53 % des juifs français ont subi des insultes, 20 % des agressions physiques liées à leur religion. « L’antisémitisme est une maladie chronique, avec des convulsions régulières, poursuit Franck Touboul. Ce dont il faut être certain, c’est qu’une société dans laquelle il resurgit est une société qui pourrit : c’est le canari dans la mine. »
« Se marraniser
Dans les années qui ont suivi l’attentat, beaucoup de familles ont émigré vers Israël, les États-Unis ou le Canada – les plus aisées, surtout, ce qui n’a pas été sans incidence sur la vie communautaire au moment où les dépenses de sécurité explosaient. « La communauté, quelque 15 000 personnes aujourd’hui, a diminué de près de la moitié depuis le début des années 2000. En prenant la présidence du Crif, en 2015, j’avais le sentiment d’être là pour accompagner un déclin irrémédiable », confesse Franck Touboul. Il a fallu affronter la chute brutale des effectifs d’Ohr Torah et du Gan Rachi. Ils ont atteint un seuil critique, mais semblent stabilisés aujourd’hui, et augmentent même légèrement. Le rabbin Yossef Matusof, directeur du Gan Rachi, ne s’étend pas sur les journées effroyables de 2012, sur les mots qu’il a fallu adresser aux camarades des trois enfants. Il raconte plutôt comment il a fallu rassurer les parents et les encourager à rester, à « résister ». Il dit aussi qu’après l’attentat il pouvait entendre crier le nom de Merah à son passage. « Aujourd’hui, ça me semble un peu moins aigu, commente-t-il devant une tasse de thé. Je suis vigilant, mais je ne dirais pas que je vis dans la peur. »
« Vous savez ce que disait Billy Wilder, raconte Marc Fridman. Des juifs allemands des années 1930, les optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes à Hollywood. » Il y a là plus qu’une plaisanterie amère. Dans bien des familles toulousaines ravagées par la Shoah, il a fallu aussi affronter ce réveil de l’ancienne blessure. « Quand je suis entrée dans le réfectoire de l’école et que les enfants ont levé les yeux vers moi, silencieux, c’est à mes parents que j’ai pensé, souffle Nicole Yardeni. À eux, qui ont été des enfants cachés pendant la guerre. À ma belle-mère, qui a été déportée de Pologne et a vu mourir son petit garçon. J’ai regardé les élèves et je leur ai dit : “Shver tsu zayn a yid” – “C’est dur d’être juif”. Cette phrase, on la dit d’ordinaire avec humour. »
Raphaël, lui, raconte ce long regard échangé avec son grand-père, après. « Il n’y avait pas de mots. C’était la compréhension d’une peine indicible, dit-il. Ce jour-là, lorsque je suis sorti et que j’ai rejoint mes parents, j’étais quelqu’un d’autre. J’étais devenu un adulte, conscient de la finitude de la vie. Quelqu’un de dur, d’agressif même. On me reproche aujourd’hui encore d’être insensible. Il a fallu travailler pour aller au-delà du cataclysme que cela a provoqué dans nos vies, pour ne pas sombrer dans la haine. » Raphaël est désormais un jeune homme qui vient de lancer son affaire. Il aime la France, mais songe déjà à un départ futur. « Ce sera Israël. Alors que ce n’est pas ma culture, pas ma vie, pas ma façon de penser et que c’est un pays en guerre. C’est fou. Mais j’ai le sentiment que je n’aurai pas le choix. “Heureux comme un juif en France”, c’est fini. Qui ça intéresse, cette situation ? Qui ça mobilise ? » Marc Fridman estime la jeune génération plus radicale que la sienne sur ce sujet. Mais lui aussi se dit convaincu que les juifs de France n’auront bientôt d’autre choix que de partir ou de « se marraniser » – c’est-à-dire de pratiquer secrètement leur religion. En 2020, il a pris la double nationalité.
* Le prénom a été modifié.
Les victimes de Merah
Avant la tuerie d’Ozar Hatorah, qui a fait 4 morts, Mohammed Merah avait tué 3 militaires à Toulouse et Montauban : Imad Ibn Ziaten (photo), Mohamed Farah Chamse-Dine Legouad et Abel Chennouf. Le 22 mars 2012, il était abattu par les policiers du Raid.
Par Marion Cocquet