Dictateurs, réseaux criminels, espions… « Le Monde » et quarante-sept médias ont eu accès à des informations issues de milliers de comptes, montrant que le fleuron bancaire suisse a hébergé des milliards pour le compte de clients sulfureux.
Février 2022, tribunal pénal fédéral de Bellinzone, canton du Tessin (Suisse). Credit Suisse est sur le gril. Déjà empêtrée dans une série de scandales financiers, la banque est accusée d’avoir blanchi l’argent d’un réseau bulgare de trafiquants de drogue.
Le procès fait grand bruit. L’affaire n’est pas banale pour un établissement qui incarne l’image de la Suisse : huit coffres-forts et des dizaines de comptes ont été ouverts de 2004 à 2007 pour cette organisation criminelle. Selon l’acte d’accusation, les millions de la cocaïne débarquaient dans la banque par la grande porte, dans de petites valises à roulettes. Droit dans ses bottes, Credit Suisse récuse tout en bloc et plaide l’innocence de son ancien gestionnaire de fortune. L’affaire est « héritée du passé ». Ses contrôles antiblanchiment ont été « massivement renforcés ».
Une affaire isolée qui appartient au passé ? L’enquête internationale « Suisse Secrets », menée par Le Monde et quarante-sept médias internationaux, met à mal la défense de ce fleuron historique de la Confédération helvétique.
Basée sur une fuite massive d’informations issues de milliers de comptes bancaires administrés par Credit Suisse, elle montre qu’au mépris des règles de vigilance s’imposant aux grandes banques internationales, l’établissement, né à Zurich, a hébergé des fonds liés au crime et à la corruption plusieurs décennies durant. L’argent de dizaines de dictateurs et d’hommes politiques corrompus, de grosses fortunes à l’origine illicite ou douteuse, d’individus et d’entreprises frappés par des sanctions internationales, voire de réseaux criminels ou mafieux.
Dans ces données bancaires confidentielles obtenues par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung se bousculent des ultrariches au profil sulfureux ou fichés sur des listes noires internationales. Des anonymes y côtoient des personnalités avec, comme point commun, des milliards acheminés en Suisse, dont l’origine interroge : le roi Abdallah II de Jordanie, dont l’immense fortune offshore est sans rapport avec l’héritage de son père, le roi Hussein ; des politiques et des hauts fonctionnaires de Tunisie, d’Egypte, de Libye, de Syrie et du Yémen, qui ont sorti de grosses sommes d’argent de leur pays au moment des « printemps arabes ».
On y retrouve des Vénézuéliens impliqués ou condamnés dans le grand scandale de détournement de fonds publics qui agite le pays ; l’homme lige de l’ancien dictateur du Zimbabwe Robert Mugabe, Billy Rautenbach, accusé d’avoir financé les violences préélectorales de 2008 ; plusieurs chefs de services de renseignement ayant pratiqué la torture pour le compte de la CIA lors de la « guerre contre la terreur » ; un cadre du groupe Siemens, qui a corrompu des fonctionnaires nigérians ; un « blanchisseur » présumé de l’Armée républicaine irlandaise et de la ’Ndrangheta, la terrible mafia calabraise ; des chefs du renseignement de divers pays, devenus riches sans explication… La liste est encore longue.
Plus de 100 milliards de dollars
Mises bout à bout, ces révélations dessinent une véritable mappemonde de la corruption internationale. Et exposent des montagnes d’argent sale ou suspect : dans l’enquête « Suisse Secrets », ce sont plus de 100 milliards de dollars (88 milliards d’euros) qui sortent de l’ombre – dont au moins 8 milliards de dollars liés à des clients identifiés comme problématiques. Un « trésor » resté caché dans les contreforts de la Confédération helvétique, à l’abri du regard des autorités de tutelle et, sans doute pour une bonne part, des autorités judiciaires.
Cette concentration de fonds issus de la criminalité financière doit évidemment beaucoup à la pratique du secret bancaire suisse, un avantage compétitif instauré à la fin du XIXe siècle dans le pays, puis inscrit dans la loi en 1934. Ce secret, bien plus étanche qu’un secret professionnel classique, qui menace de prison quiconque divulguerait des informations confidentielles, a permis le développement d’un secteur bancaire puissant.
Longtemps, le récit national présentait cette spécificité comme une mesure adoptée pour protéger les juifs contre la spoliation de leurs avoirs par le régime nazi, mais cette version a été relativisée par les historiens. En réalité, ce dispositif a produit le meilleur et le pire. Il n’a pas seulement mis des fonds à l’abri de dictatures ou de régimes politiquement instables, il a aussi servi d’aimant aux fraudeurs, évadés fiscaux, délinquants en col blanc et autres grosses fortunes en quête d’opacité.
Ainsi, les révélations de l’enquête « Suisse Secrets » viennent confirmer ce que dénoncent depuis plus de vingt ans les magistrats anticorruption européens, certaines grandes enquêtes politico-financières butant sur le secret d’Etat, le secret des affaires… et le secret bancaire. En témoigne l’enquête sur les frégates de Taïwan, cette affaire – entachée de corruption – de vente de navires de guerre par la France à Taïwan, en 1991, à propos de laquelle « Suisse Secrets » livre des éléments nouveaux. « Il n’y a pas encore eu de changement de paradigme en Suisse pour renoncer au secret absolu. Or, les seules personnes qui en tirent parti sont celles qui ont des intentions criminelles ou des projets de corruption, déclare Graham Barrow, expert en criminalité financière installé à Londres. Je suis Suisse et fier de l’être. Cela me fait mal quand je vois des banques gâcher la réputation de mon pays. »
Ligne de défense complotiste
Mais ces investigations interrogent aussi la politique particulière de Credit Suisse en matière de lutte antiblanchiment, qui apparaît en contradiction avec la charte commerciale de la banque et avec les principes déontologiques du secteur bancaire suisse. Comment expliquer que Credit Suisse ait accepté ou conservé des clients qu’un simple clic sur Internet suffit à identifier ou à disqualifier ? C’est ainsi que Khaled Nezzar, l’ancien chef algérien des armées pendant la guerre civile des années 1990, a pu détenir un compte dans la banque, entre 2004 et 2013. Pourtant, dès 2011, le Tribunal fédéral suisse le déclarait passible de poursuites pour « crimes contre l’humanité ».
Ainsi également, Kassym-Jomart Tokaïev, le président du Kazakhstan, a pu dissimuler des millions jusqu’alors inconnus sur un compte en Suisse, alors qu’il a récemment dénoncé l’enrichissement indu de son prédécesseur Noursoultan Nazarbaïev.
Armen Sarkissian, président d’Arménie jusqu’au mois de janvier, a, lui, pu ouvrir un compte lorsqu’il était ambassadeur au Royaume-Uni, sans le déclarer aux autorités de son pays – une démarche illégale. Ou encore Bidzina Ivanichvili, un oligarque multimilliardaire géorgien, connu pour diriger le pays dans l’ombre, est venu tranquillement grossir le nombre des clients de la banque.
De surcroît, les dates d’ouverture des comptes révélés par cette fuite de données posent la question de la volonté réelle de Credit Suisse de contribuer à la transparence financière amorcée sous la houlette du G20 et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au lendemain de la crise de 2008. La banque semble avoir continué à jouer avec le feu au tournant des années 2010, alors même qu’en 2015 les autorités de son propre pays effectuaient un pas de géant pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales internationales, en acceptant de lever leur sacro-saint secret bancaire national. De fait, elles ont participé à l’échange automatique d’informations entre administrations fiscales, mis sur pied deux ans plus tard. Tandis que le pays montrait patte blanche, la banque, elle, maintenait le lien avec des clients douteux.
L’enquête « Suisse Secrets » s’appuie sur la fuite de données confidentielles concernant plus de 18 000 comptes bancaires administrés par Credit Suisse. Les comptes les plus anciens ont été ouverts dans les années 1940, mais les deux tiers étaient encore actifs dans les années 2000, et plusieurs indices suggèrent que beaucoup le sont encore à ce jour. La base de données permet de relier ces comptes à plus de 37 000 personnes ou entreprises, qui sont les bénéficiaires ou les représentants légaux de ces comptes.
L’authenticité de ces comptes bancaires a été étayée par de multiples croisements avec d’autres sources d’information, dont de nombreux actes issus de procédures judiciaires, des témoignages et des articles de presse. Dans certains cas, l’existence de ces comptes a été confirmée par les titulaires eux-mêmes.
Il ne s’agit que d’une vue partielle du portefeuille de clients de Credit Suisse, qui est beaucoup plus large (environ 1,5 million de clients). Si plus de cent soixante nationalités différentes sont représentées, les données transmises au quotidien Süddeutsche Zeitung par une source anonyme se concentrent principalement sur les pays en développement : en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et en Amérique du Sud. Les clients domiciliés en Europe occidentale ne représentent ainsi que 1 % du total.
Les données brutes transmises par la source ne seront pas rendues publiques par les médias du consortium. Les seuls noms publiés dans le cadre de l’enquête « Suisse Secrets » sont ceux de personnalités publiques majeures, de figures liées à des affaires judiciaires ou soupçonnées de malversations, qui ont été clients de Credit Suisse. Si un millier de Français apparaissent dans les données, la quasi-totalité ne réside pas en France, et n’est donc pas susceptible d’avoir fraudé l’impôt. Le Monde n’a identifié parmi eux aucune personnalité politique ou économique de premier plan.
Interrogé par les médias partenaires de l’enquête, Credit Suisse a refusé de répondre à la longue liste de questions précises qui lui étaient adressées, au nom d’un « strict devoir de confidentialité et de diligence envers ses clients ». Toutefois, dans un message de quinze lignes, la banque affirme qu’elle « exerce ses activités dans le respect de toutes les lois et réglementations mondiales et locales applicables ». « Une série de mesures importantes dans le cadre des réformes financières suisses » ont par ailleurs été prises « ces dernières années » et « des investissements considérables dans la conformité et la lutte contre la criminalité financière » ont été réalisés, affirme encore la banque. Pour elle, l’essentiel des cas problématiques soulevés par notre enquête relèvent d’un passé « historique », où « les lois et les pratiques étaient très différentes d’aujourd’hui ». L’absence de réponses circonstanciées ne permet toutefois pas de savoir si la banque a respecté ses obligations en signalant en temps et en heure les avoirs suspects aux autorités antiblanchiment.
« Ces allégations médiatiques semblent être un effort concerté pour discréditer la place financière suisse, qui a subi des changements fondamentaux depuis la crise financière mondiale, tout en ciblant spécifiquement Credit Suisse avec un tir de barrage d’allégations infondées », conclut l’établissement. Une ligne de défense complotiste qu’emploient systématiquement les pays à secret bancaire face à de telles enquêtes révélant la face cachée de leur économie, comme le Panama lors des « Panama Papers », en 2016, le Luxembourg lors des « LuxLeaks », en 2014, ou de l’enquête « OpenLux », en 2021.
Trusts et holdings avec prête-noms proposés
Sollicités dans le cadre de l’enquête, de fins connaisseurs de la banque témoignent, sous le couvert de l’anonymat – de peur de tomber sous le coup de la loi sur le secret bancaire –, de pratiques limites en matière de gestion de fortune.
Un ancien haut dirigeant affirme avoir pris une « retraite anticipée », choqué que les intérêts commerciaux du groupe prennent de plus en plus le pas sur l’analyse des risques. Ses propos sont corroborés par un ancien directeur de la « conformité » : il était courant de « fermer les yeux » lors de l’intégration de nouveaux clients, affirme-t-il, ajoutant que la direction générale lui avait demandé de « trouver un moyen » d’accepter les clients problématiques. « Les personnes les plus haut placées étaient prêtes à prendre des risques comme je ne l’avais jamais vu auparavant », ajoute cet ancien directeur.
En écho, plusieurs sources qui ont, elles aussi, occupé des postes à responsabilité, visent directement l’état-major. « Quand ceux qui sont au sommet sont accusés d’ignorer la corruption et d’autres crimes, les employés se sentent impuissants à agir », déclare l’une des sources. Un courriel interne obtenu par l’OCCRP semble aller dans leur sens. Il a été envoyé en juillet 2021 aux 50 000 employés de la banque par le président, Antonio Horta-Osorio – qui a, depuis, été remplacé. M. Horta-Osorio reconnaît dans cette missive un problème général de culture dans le groupe et une impérieuse nécessité d’agir, parlant du « besoin urgent d’un environnement qui donne aux collègues les moyens de s’exprimer ».
En outre, nos confrères du consortium d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) ont entrepris de tester par eux-mêmes le système de pare-feu de la banque, mis en avant par celle-ci pour sa défense. Plusieurs d’entre eux se sont fait passer pour des clients fortunés en quête de discrétion et, partant, d’instruments de dissimulation. Loin d’être refoulés, ils se sont vu proposer, par des salariés de Credit Suisse, des relevés de compte anonymes et des structures fiduciaires cachées. « Il y a peu de personnes, même au sein de la banque, qui pourraient avoir accès aux informations relatives à votre compte », a assuré un vice-président de Credit Suisse à un journaliste prétendant vouloir ouvrir un compte secret au nom d’un riche investisseur d’un pays africain.
Cela confirme les propos d’un ancien cadre supérieur de Credit Suisse, selon lequel la banque empile des couches de secrets s’agissant des comptes les plus lucratifs et les plus risqués. Seules quelques personnes ont accès à ces comptes et connaissent l’identité de leurs titulaires, avait affirmé cette source.
S’aventurant plus loin encore, ce vice-président a proposé de placer l’argent dans plusieurs véhicules financiers secrets, comme des trusts, des holdings avec prête-noms ou des comptes discrétionnaires, qui obscurciraient de facto tout lien entre le client et ses avoirs. Une façon de remplacer les comptes numérotés anonymes, une pratique d’opacification en cours de disparition en Suisse, a-t-il précisé. Exit le nom du client et son numéro de compte : les relevés papier seraient anonymisés. Ces propositions ont été communiquées à l’OCCRP par courriel et un appel vidéo a même été organisé.
Deux décennies de scandales
Au total, l’enquête « Suisse Secrets » vient noircir un tableau déjà sombre pour Credit Suisse, son histoire ressemblant à une succession de promesses non tenues. A chaque fois qu’un scandale le mettant en cause éclate devant la justice ou dans la presse, l’établissement plaide les négligences du passé ou les responsabilités individuelles, et s’engage à renforcer ses contrôles et vérifications de la manière la plus stricte.
C’est le cas dans l’affaire bulgare actuellement en procès à Bellinzone, comme ce fut le cas dans tant d’autres scandales ayant entaché la réputation de la banque au cours des deux dernières décennies. Il en va ainsi de l’affaire Abacha – l’ancien dictateur nigérian passé par la Suisse pour dissimuler une partie des fonds pillés à son pays –, qui éclata en 1999 et marqua les esprits en même temps que le début des déboires du groupe helvétique.
La banque fut ensuite successivement accusée d’avoir blanchi l’argent sale d’un syndicat du crime japonais (2004), violé des sanctions américaines et transféré des actifs hors d’Iran et du Soudan (2009), servi de passerelle pour des fonds occultes dans le scandale de corruption Magnitski en Russie (2011), mais aussi d’avoir utilisé une filiale pour créer d’opaques sociétés offshore dans le scandale des « Offshore Leaks » (2014), joué un rôle dans les scandales du « Lava Jato » au Brésil (2014) et de la PDVSA au Venezuela (2016). Ou encore d’avoir été au centre d’un scandale d’évasion fiscale impliquant plus de 55 000 comptes bancaires européens (2017), d’avoir cherché à obtenir de manière frauduleuse des contrats bancaires contre la promesse d’embauche de hauts dignitaires chinois (2018), d’avoir servi de base arrière pour détourner des fonds du Saint-Siège (2019), et même d’avoir organisé la filature d’un ancien responsable de la banque (2019) – la liste est non exhaustive.
Mise en cause pour avoir aidé plusieurs milliers de riches particuliers américains à frauder le fisc de leur pays, Credit Suisse avait accepté, en 2014, de payer une amende record de 2,6 milliards de dollars aux Etats-Unis, afin de s’épargner un procès. Dans le cadre de ce plaider-coupable, la banque s’était aussi engagée à ne plus garder aucun compte non déclaré au fisc américain. Or, en mars 2021, un lanceur d’alerte a affirmé que tel n’avait pas été le cas. Ces déclarations sont en cours d’investigation au département de la justice des Etats-Unis et à la commission des finances du Sénat. Avec le risque, pour ce groupe déjà sous pression, de voir s’ouvrir un nouveau front judiciaire.
Enquête sur les clients douteux de Credit Suisse
« Suisse Secrets » est une enquête collaborative basée sur la fuite d’informations issues de plus de 18 000 comptes bancaires administrés par Credit Suisse depuis les années 1940 jusqu’à la fin des années 2010. Ces données ont été transmises par une source anonyme, il y a un peu plus d’un an, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, qui les a partagées avec quarante-sept médias internationaux, dont Le Monde et le consortium d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project ou OCCRP.
Ces données ont été passées au peigne fin par 152 journalistes issus de trente-neuf pays. Ceux-ci ont, en outre, interrogé d’anciens responsables de la banque, ainsi que des régulateurs et des magistrats anticorruption, et analysé de multiples dossiers judiciaires et déclarations financières. La personne à l’origine de cette fuite a tenu à conserver l’anonymat, mais a accepté d’expliquer sa motivation : dénoncer les effets du secret bancaire suisse sur la communauté internationale. Selon cette source anonyme, « le prétexte de la protection de la confidentialité financière n’est qu’une feuille de vigne couvrant le rôle honteux des banques suisses en tant que collaboratrices des fraudeurs fiscaux ».