Par résignation ou conviction, des électeurs de gauche expliquent à «Libération» pourquoi ils choisiront dès le premier tour le président qui a supprimé l’ISF, raboté les APL et mis Gérald Darmanin au pouvoir.
«Si on revote Macron cette fois-ci, c’est qu’on est de droite. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Vous me décevez en cherchant dans cette voie», nous tance Bruno A. On sentait bien qu’on allait se faire engueuler en posant la question à nos lecteurs en novembre. Frappés, déjà, par le hiatus entre la droitisation du quinquennat d’Emmanuel Macron et les sondages montrant plus d’un tiers des électeurs de François Hollande en 2012 prêts à voter pour le président sortant, nous décidions de lancer un appel à témoins. Ces Français de gauche n’avaient-ils pas de quoi être échaudés par la suppression de l’ISF, la promotion de l’énergie nucléaire, la tentative de repousser l’âge de départ à la retraite, les lois sécuritaires ou le conservatisme du Président sur les questions de société (liste non exhaustive) ? «Quand comprendrez-vous à Libé qu’être de gauche n’empêche pas d’être pragmatique ?» s’agace Nicolas M. Si les réponses à notre appel à témoins sont souvent épidermiques, c’est parce qu’elles interrogent la définition même de ce que veut dire être gauche, ainsi que la tentation de poser des barrières à l’entrée.
Il y a donc à gauche quelques fervents admirateurs du Président, essentiellement pour une question de stature. Roland V., retraité septuagénaire qui a «toujours voté à gauche», évoque «un des plus grands présidents de la République avec une grande envergure d’homme d’Etat. Il est intelligent, fin, cultivé et charismatique». Rémy D. loue «un chef qui sait cheffer». Passées ces effusions, les arguments développés sont essentiellement pragmatiques, avec une priorité accordée aux considérations économiques.
«C’est un président pragmatique»
Des adeptes du «en même temps» se disent satisfaits du bilan. «Je vais lui renouveler mon vote car c’est le premier président qui aura réalisé la quasi-totalité de ses promesses, juge Jacques N., seules les réformes constitutionnelles n’ont pu aboutir du fait du Sénat.» Cet ancien cadre des impôts déplore une «focalisation sur la suppression de l’ISF» et «regrette que l’on oublie la baisse des deux premières tranches d’impôts sur le revenu et la réforme de la taxe d’habitation». Rocardien «depuis sa jeunesse», Laurent Cuchet félicite Macron pour sa «politique de gauche», «soutenant les plus touchés», pendant la crise du Covid. «C’est un président pragmatique et qui fait bouger les lignes», assure-t-il. Bref, pour Martie-Thérèse L., ex-militante syndicale‚ «il ne s’agira pas d’un vote par défaut mais d’un vote de conviction».
La droitisation du quinquennat n’est pas niée. «Je déteste Darmanin hein, naturellement, nous écrit Christophe D., comme s’il fallait montrer patte blanche. Mais je trouve aussi la gauche stupidement injuste avec Macron depuis le début.» Marion ne se dit «pas naïve sur la politique d’Emmanuel Macron et sa tendance à la droitisation», elle a même eu «honte du soutien à Nicolas Hulot [accusé d’agressions sexuelles, ndlr]». Elle votera pourtant pour le Président car elle juge ses concurrents de gauche «inexistants». Après une longue critique du quinquennat, réclamant «une position plus claire par rapport à l’écologie», regrettant l’absence d’une «réévaluation de la suppression de l’ISF», et jugeant même «totalement inhumain» la destruction «des frêles abris des migrants» près de Calais, Bernard M. écrit qu’il votera… Macron. «Aucun autre candidat n’étant crédible à ce jour», selon lui.
«Moindre mal»
Le sens du compromis et le pragmatisme sont des justifications souvent invoquées. «Je ne crois pas aux idéologies», souligne François B., «de gauche sur les aspects sociétaux», «au centre sur les aspects sociaux et économiques» et «de droite sur les sujets touchant à la sécurité et à l’immigration». Jean-Louis I. a encore en travers de la gorge le rabotage de 5 euros de l’aide personnalisée au logement à l’été 2017. Il ne reprend pas à son compte toutes les décisions du quinquennat, loin de là. «Mais je suis prêt à des compromis, c’est aussi ça la démocratie, s’ils nous permettent d’éviter l’extrême droite où même la droite dure», argue-t-il. «Je vois en Macron une personnalité politique nettement plus de droite que de gauche, mais dont la gauche peut obtenir des compromis de temps à autre, ce qui constitue un moindre mal supportable le temps que se constitue une offre politique de gauche un peu plus satisfaisante», pointe Soren C.
Là où il y a de la haine, y a-t-il encore de l’amour ? Les électeurs se disant de gauche et prêts à revoter pour Macron ont souvent des comptes à régler avec le PS, EE-LV et leurs guerres d’appareils. «Victime depuis de longues années du sectarisme des militants PS soi-disant plus à gauche que [lui]» Gérard H. prend sa revanche aujourd’hui. «La gauche d’aujourd’hui est passéiste, nostalgique et dogmatique. C’est beau mais c’est pathétique, renchérit François G., proche de l’âge de la retraite. Elle n’a jamais fait l’inventaire de ses succès et de ces échecs une fois au pouvoir.» Orphelin de «sa» gauche «populaire, républicaine, universaliste et progressiste», Gilles A. estime que la gauche actuelle «ne s’adresse qu’à une bourgeoisie éduquée et urbaine, elle est en panne d’inventivité et ne présente que des postures stériles».
Spleen politique
Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Christiane Taubira se rassureront en se disant que tout n’est pas perdu et qu’il leur revient de ranimer la flamme. «A gauche, c’est tristoune, et les instituts de sondage, je dois bien l’avouer influencent mon choix : je n’ai pas envie de “voter pour rien”», glisse Maxence D. Plusieurs dizaines de réponses développent l’argument du vote utile, faute de mieux. André M. voterait volontiers pour une «personnalité d’envergure qui aurait le soutien des socialistes et des écologistes», mais il choisira un bulletin Macron «si aucun des candidats de gauche ne peut accéder au deuxième tour». Inquiète de «voir arriver aux commandes l’extrême droite ou la droite traditionnelle», Anne peut encore changer d’avis. «Si un frémissement se faisait sentir avec l’espoir de la présence de la gauche au second tour je changerai d’avis immédiatement», promet-elle.