Un projet propose d’introduire la période de la guerre d’Algérie dans l’exposition permanente du mémorial national essentiellement consacré aux crimes nazis.
Comment préserver la mémoire irréfragable de la Shoah, dans un lieu chargé des drames du XXe siècle ? A l’heure où Emmanuel Macron s’apprête à partir en campagne présidentielle, une vive polémique embarrasse le gouvernement, à propos de la rénovation du Mémorial national de la prison de Montluc, à Lyon.
Plusieurs personnalités et associations dénoncent « une confusion des mémoires », alors que l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre envisage des changements dans l’exposition permanente du site. La nouvelle muséographie prévoit notamment d’ajouter la période de la guerre d’Algérie dans la frise chronologique composée d’une douzaine de panneaux, dans l’entrée du mémorial.
Depuis son ouverture en 2010, ce haut lieu de la mémoire lyonnaise traite quasi exclusivement de l’oppression nazie. Plus de 9 000 hommes, femmes et enfants, juifs et résistants, ont été détenus dans les bâtiments de Montluc, réquisitionnés par la Gestapo entre février 1943 et août 1944. Parmi eux, les quarante-quatre enfants juifs d’Izieu, raflés dans l’Ain le 6 avril 1944, ont passé une nuit à Montluc, avant leur déportation à Drancy, puis leur extermination à Auschwitz. Parmi eux encore, le préfet Jean Moulin, l’historien Marc Bloch, ou le journaliste René Leynaud. Le ministre de la justice Robert Badinter avait symboliquement imposé à Klaus Barbie sa première nuit de détention dans une cellule de Montluc, lieu de son crime, avant que l’ancien chef de la Gestapo ne soit condamné pour crime contre l’humanité, en 1987.
« Ne mélangeons pas tout »
« Sans le procès Barbie à Lyon, il n’y aurait pas le Mémorial de Montluc. Ce lieu doit délivrer une vision historique et civique claire », confie au Monde Serge Klarsfeld. Partie civile pour les enfants d’Izieu au procès Barbie, l’avocat s’inquiète de « l’approche globale de l’histoire de la prison », annoncée en décembre 2021, dans un document interne qu’a pu consulter Le Monde. « Mêler la Résistance, la déportation, la répression nazie avec la répression pénale des crimes de droit commun ou du terrorisme, c’est une façon inquiétante de brouiller le sens du Mémorial de Montluc auprès des jeunes publics, ajoute le président des Fils et filles des déportés juifs de France. Qu’on reconstitue une cellule de Montluc à Alger, cela fait partie de la mémoire algérienne, mais ne mélangeons pas tout. On ne peut pas se débarrasser des enfants d’Izieu comme ça. Ils ont passé une nuit dans cette prison. Ils représentent l’innocence absolue. »
Serge Klarsfeld doit être entendu, mercredi 9 février, par Geneviève Darrieussecq, chargée de la mémoire et des anciens combattants. La ministre prévoit de recevoir le lendemain une délégation emmenée par Michel Noir. « On ne peut pas donner une équivalence à des faits de nature différente. Ce serait entretenir une confusion gravissime, et on risquerait auprès des jeunes publics d’affaiblir la dimension exceptionnelle du crime contre l’humanité. Il faut s’en tenir à l’acte fondateur de ce mémorial », soutient l’ancien maire de Lyon. Dans la délégation figure aussi Jean-Olivier Viout, ancien bras droit du procureur général Pierre Truche au procès Barbie, « choqué » par la proposition d’abandon de la gratuité du site, et surtout par la création d’un espace pédagogique dans les anciens ateliers de la prison, endroit où furent détenus les enfants d’Izieu. « Les lieux de l’oppression doivent être sanctuarisés, dit l’ancien magistrat. Nous ne voulons occulter aucune mémoire. Nous avons proposé d’autres secteurs de la prison pour dégager de nouveaux espaces, et même des financements. »
« Lieu unique en France »
La directrice du Mémorial de Montluc a l’impression d’un terrible malentendu. « La période de la seconde guerre mondiale reste centrale, dit Aurélie Dessert. Il n’est pas question de juxtaposer d’autres mémoires dans la partie cellulaire sacralisée. Il n’est pas question de minimiser la période de répression du nazisme. Bien au contraire. L’éducation nationale est partenaire dans ce projet pour donner un nouveau souffle au mémorial. » Les portraits et biographies des victimes dans les cellules d’origine, ainsi que le marquage au sol de l’ancienne « baraque aux juifs », dans la cour intérieure, « tout sera évidemment préservé », insiste la directrice.
« Créer une classe qui pourrait porter les noms des enfants d’Izieu, dans un lieu rappelant leur martyre, c’est se donner la capacité d’aller plus loin dans la transmission de la mémoire, sans rien trahir », ajoute Antoine Grande, son prédécesseur. « Montluc est un lieu unique en France. Prison militaire, civile, utilisée par des régimes d’exception. Si on ne traite pas l’histoire du lieu, on laisse un vide dans les esprits et ouvre la porte au complotisme ambiant », soutient l’ancien directeur du Mont-Valérien, persuadé qu’il est indispensable d’évoquer l’emprisonnement des étudiants chinois dans les années 1920, comme celui des militants du FLN détenus entre 1959 et 1961, dont onze ont été guillotinés dans la cour de la prison.
Chargée de mémoires multiples, la prison de Montluc a inspiré la chanson de Léo Ferré évoquant l’évasion de l’anarchiste Maurice Joyeux en 1940, comme le film de Robert Bresson sur celle d’André Devigny en 1943. Elle apparaît aussi dans les Rêveuses de parloir, chanson de Barbara issue de son concert donné dans l’aile de la prison pour femmes, en 1987.
« L’historiographie a évolué. La seconde guerre mondiale et la Shoah restent centrales dans le projet. Mais il faut les placer dans une durée, dans une chronologie. L’histoire n’est pas logique et prévisible. Ce bâtiment permet d’en saisir la complexité, et du coup renforce la perception de la spécificité de la Shoah », assure Frédérique Neau-Dufour, présidente du conseil scientifique du Mémorial de Montluc, ancienne conservatrice de La Boisserie, résidence privée du général de Gaulle. « Il faut ajouter l’éducation à la seule commémoration. La comparaison entre séquences historiques apporte quelque chose de supplémentaire », assure-t-elle. Pour Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire international des prisons et auteur d’un livre de référence sur les prisons lyonnaises, « Montluc ne doit pas devenir un lieu de division, c’est terrible. Cet endroit est fait pour rassembler des gens qui pensent différemment ».