Souhaitant intéresser ses élèves, une enseignante de Trappes (Yvelines) a fait apparaître le rappeur Soprano dans un document sur l’évolution. Un parent y a vu du racisme et partagé le cours sur Facebook, entraînant une «fatwa numérique» selon le procureur. Le parent d’élève a été condamné à de la prison, l’enseignante a été exfiltrée.
C’est une affaire qui a été prise au sérieux par le parquet de Versailles dans un département, les Yvelines, où l’affaire Samuel Paty est encore dans tous les esprits. Et dans une ville, Trappes, où Didier Lemaire, un professeur de philosophie, a été placé sous protection policière pour ses propos sur l’Islam.
Le 8 décembre 2020, Stéphanie (le prénom a été changé), une professeure de SVT (sciences de la vie et de la terre) d’un collège de Trappes âgée de 34 ans, donne un cours sur l’évolution et la place de l’Homme dans le monde vivant à ses élèves de 3e C.
Pour les intéresser l’enseignante a choisi de glisser dans la chronologie, à la case de l’homo sapiens, une figure connue des adolescents, le rappeur marseillais Soprano. Dans ses cours, on trouve aussi le footballeur Kylian Mbappé ou l’actrice Josiane Balasko.
Une publication sur les réseaux sociaux met le feu aux poudres
Mais une collégienne s’arrête sur une autre image à côté de celle de l’artiste, représentant un chimpanzé. De là à dire que Stéphanie compare Soprano, chanteur noir, originaire de l’archipel des Comores, à un singe, il n’y a qu’un pas, que Kamel, le père de l’élève, va franchir deux mois plus tard en publiant le tableau rapporté par sa fille sur Facebook avec ce commentaire : « Y a rien qui vous choque. Ma fille elle m’a dit papa c pas normal en cours de SVT (…) Éducation nationale de merde. FAITES TOURNE SVP ON DOIS PAS ACCEPTE » (sic).
Dans l’énoncé de l’exercice que Stéphanie demandait à ses élèves : « Dans les documents suivants, définir les critères d’appartenance à la lignée humaine (genre homo) ». « À aucun moment je n’assimile cet homme à un singe », insiste-t-elle lorsque les policiers l’entendent en juin dernier. Mais le père de son élève de 3e n’a relayé qu’une partie du cours laissant de côté le contexte et les partages sur le réseau social ont fait le reste.
« Tout de suite, je me suis dit : Ma vie est finie »
Le 1er février 2021, il se rend dans le bureau du chef d’établissement qui fait venir l’enseignante. Il y a explication de texte et Stéphanie demande au parent de retirer ce post. Samuel Paty a été assassiné quatre mois plus tôt et la crainte qu’un illuminé décide de s’en prendre à Stéphanie est réelle. « Tout de suite, je me suis dit : Ma vie est finie, relate-t-elle la voix étranglée par les sanglots. J’ai eu peur de mourir. » Quand elle le dit au parent d’élève, il sourit : « Vous ne risquez rien, je n’ai pas mis votre nom. »
Pourtant les services de police alertés lorsqu’elle dépose d’abord une main courante considèrent qu’il existe un risque. Un brigadier du renseignement territorial conseille à Stéphanie de quitter l’Île-de-France. Et des patrouilles passent régulièrement devant son domicile.
Un parent d’élève au trouble jeu
Kamel retire finalement sa publication le soir du 1er février en postant un autre message : « Après avoir discuté avec l’enseignante, il s’agit d’un malentendu, une grande maladresse de sa part. Charmante, elle s’est platement excusée. »
Elle s’est en fait dite navrée si le cours avait pu choquer. Et malgré la suppression de la première publication, le mal était déjà fait. Et dans certains commentaires, le parent d’élève s’adonne à un trouble jeu disant laisser à Stéphanie « le bénéfice du doute » et affirmant que « mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison ».
Le parent est connu dans l’établissement pour contester les notes de ses enfants. Il est aussi connu de la justice. En 2013, lors d’émeutes, il avait visé les policiers avec des fusils… à eau.
Stéphanie s’éloigne de l’établissement et dépose plainte en écrivant au procureur de la République. Cette professeure utilisait la photo de Soprano depuis 2015 pour avoir l’attention d’élèves. À cette époque, elle enseignait au Mesnil-Saint-Denis (Yvelines) et des collégiens s’étaient plaints de ne voir que des blancs dans les manuels.
L’un des élèves lui avait dit : « Nous les blacks et les Arabes, on n’existe pas ». « Il avait raison, rembobine Stéphanie. Sa réflexion était pertinente et j’ai commencé à intégrer des personnes venues de tous les horizons. »
48 heures de garde à vue
En garde à vue pendant 48 heures, le père expliquera avoir posté son message « sans avoir pensé à Samuel Paty ». Sa défense : il désignait dans sa publication l’Éducation nationale et non un professeur en particulier car il pensait que ce document était un outil pédagogique fourni par le ministère.
Il dira également avoir des croyances qui sont les siennes, sous entendant qu’un cours sur l’évolution ne va pas dans le sens de ses convictions religieuses. Néanmoins, il affirme que c’est bien cette photo qui l’a choqué.
Des cours validés par l’inspection selon l’enseignante
Stéphanie est aujourd’hui TZR, titulaire de zone de remplacement, dans une autre académie. Elle assiste une autre professeure de SVT, s’occupe des élèves en difficulté. Elle a dû vendre son appartement dans les Yvelines. « J’étais heureuse, j’avais demandé à être affectée à Trappes, poursuit-elle. Ça me fait mal de penser qu’on m’a pris mon poste, ce monsieur m’a volé dix ans de ma vie, j’y avais établi des liens, j’avais des amis. J’ai tout perdu. J’avais été inspectée en 2018 et mes cours avaient été validés. »
Elle reprend : « Quand ce parent d’élève est venu, on l’a laissé entrer dans l’établissement alors que nous étions en Vigipirate renforcé. On ne m’a pas autorisée à être accompagnée d’un collègue et je n’ai pas été soutenu par mon chef d’établissement. » Son arrêt maladie sera requalifié en accident du travail.
« Fatwa numérique »
Le parent d’élève a été jugé le 15 novembre et condamné à six mois de prison ferme. À l’audience, le procureur a souligné la gravité des faits, a parlé de « fatwa numérique ». Il était de permanence lorsque Samuel Paty a été tué. Le parent a fait appel et sera rejugé prochainement. Lors de ce procès, aucun représentant de l’Éducation nationale ne s’est déplacé et l’institution ne s’est pas constituée partie civile comme elle en avait la possibilité.
« Dans ce genre d’affaire, l’enseignant est pris entre le marteau et l’enclume, analyse Stéphane Colmant, avocat de Stéphanie. Le marteau, ce sont les parents et l’enclume c’est l’Éducation nationale. Il y a un sentiment de déshumanisation de l’enseignant. »
Contactée, l’académie de Versailles affirme avoir suivi ce dossier « avec beaucoup d’attention », listant cinq mesures prises, comme notamment la mutation de Stéphanie dans une autre région…
« J’adore mon métier, j’aurais voulu accompagner mes élèves jusqu’au brevet, note Stéphanie. Mais je n’ai plus confiance dans l’institution. Il y a des sujets sensibles en SVT comme la reproduction, la puberté ou l’évolution. Si l’Éducation nationale ne protège pas ses enseignants, je vais devoir m’autocensurer. »