La sociologue met en garde contre le délitement du pacte républicain français, qui ne permet plus de contrôler le débordement des «passions tristes».
Dominique Schnapper est une fine observatrice de la société française. Présidente du Conseil des sages de la laïcité, au ministère de l’Éducation nationale, et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment De la démocratie en France. République, nation, laïcité (Odile Jacob, 2017) et Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, avec Alain Schnapper (Odile Jacob, 2020). Prenant acte, cette fois, de la montée de l’antisémitisme et de l’affaiblissement du sens collectif, l’ancien membre du Conseil constitutionnel publie Temps inquiets. Réflexion sociologique sur la condition juive (Odile Jacob). Elle est également la fille de Raymond Aron, philosophe, sociologue, politologue, historien et journaliste français.
Dominique SCHNAPPER. – Laissons les questions de mots. Ce qui caractérise les juifs français, c’est leur forte participation à la vie collective et leur adhésion passionnée aux principes de la République. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les juifs français et même les étrangers ont célébré le pays qui leur avait accordé, le premier, l’émancipation civile, juridique et politique. Les juifs étaient devenus des citoyens comme les autres.
L’intégration en France des juifs peut-elle être un modèle pour les musulmans?
Les conditions politiques sont très différentes. D’abord, le nombre de musulmans vivant en France – 6 ou 7 millions – est beaucoup plus important que la population juive – à l’époque à peine quelques dizaines de milliers. Ensuite, il y a le poids de la mémoire coloniale et de la rivalité historique entre l’Europe et l’Islam qui nourrit les ressentiments. En même temps, les musulmans sont arrivés à un moment où la France est moins sûre de ses propres valeurs, ce qui ne favorise pas la participation des nouvelles populations à la vie collective de la nation. D’autant que cette participation implique le respect de la séparation du religieux et du politique, séparation qui est fondatrice de l’ordre démocratique, ainsi que celui de l’égalité hommes-femmes – cela impose de réinterpréter certaines des traditions des sociétés musulmanes. C’est tout le sens du projet de loi sur le séparatisme, qui affirme, et c’est nouveau, la volonté de la France de lutter contre l’islamisme issu, certes, d’une très faible minorité de la population musulmane, mais d’une minorité active contre les valeurs démocratiques.
Comment expliquer la réapparition dans l’actualité du traitement des juifs par Vichy, de l’affaire Dreyfus?
C’est le retour du courant maurrassien, ce qui ne peut manquer de susciter l’inquiétude. Ce courant a toujours existé, mais il était devenu politiquement marginal depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, sur le traitement des juifs par Vichy et sur l’innocence du capitaine Dreyfus, les historiens ont établi de manière définitive des faits qui sont indubitables, même si leur interprétation peut être renouvelée.
Ce renouveau suffit-il à comprendre la montée de l’antisémitisme en France?
Ce réveil se conjugue à deux autres courants, l’antisionisme de l’extrême gauche, au nom de sa solidarité avec les Palestiniens, et l’antisémitisme historique d’une partie de la population musulmane. Ce qui est préoccupant, c’est que la jeune génération musulmane française, élevée en France, exprime plus ces préjugés que la génération précédente. La gauche, défenseur des droits de l’homme et universaliste, n’a pas su mener le combat qui aurait dû être le sien. Toute critique de l’islam ou de certains actes commis par des musulmans, considérés par elle comme les opprimés par excellence, a été trop longtemps vue comme de l’«islamophobie». Or, c’est justement mépriser les musulmans, voire être raciste, que de penser qu’ils ont le droit d’être antisémites. On doit avoir à leur égard les mêmes exigences que celles qui s’imposent à tout citoyen. Plus fondamentalement, on constate aujourd’hui un échec du système politique français et de l’enseignement, qui n’a pas su transmettre à la jeune génération le respect des valeurs républicaines, y compris la laïcité. L’antisémitisme, comme toujours dans l’histoire, annonce et révèle la crise de la démocratie.
C’est-à-dire?
Les passions tristes, telles que l’antisémitisme, qu’il soit justifié au nom de la religion ou de la race, existent toujours. Quand la République est forte, elle contrôle leur expression dans l’espace public. Le respect du civisme marginalise les opinions et les comportements antisémites, contraires aux principes républicains. L’antisémitisme devient alors une passion personnelle ou un réflexe mondain. C’est condamnable sur le plan moral, mais cela n’a pas d’effet politique. Ce qui est inquiétant, c’est quand cette passion triste s’exprime par des opinions ou des comportements publics. En 2014, dans les rues de Paris, on a crié «mort aux juifs!» Ce n’était pas arrivé depuis la guerre. Aujourd’hui, l’adhésion aux institutions républicaines qui, par définition, sont anti-antisémites, semble ne plus être assez fort pour contrôler ces débordements.
Vous allez jusqu’à parler du délitement de la démocratie…
Dans L’Esprit démocratique des lois, publié en 2014, je pointais le risque pour la démocratie de devenir «extrême» à force de vouloir repousser les limites de la liberté et de revendiquer sans limites, au-delà de l’égalité juridique, l’égalité des conditions sociales. La critique radicale des institutions et le refus des contraintes liées au collectif ébranlent la démocratie représentative et risquent de conduire au délitement des démocraties en général. Aujourd’hui, toute action venue de l’État est immédiatement et radicalement critiquée. C’est aussi vrai dans l’Éducation nationale, qui devrait rester le lieu où se transmettent les valeurs républicaines et le sens du véritable esprit critique. Ce risque de délitement atteint toutes les institutions, depuis le respect du suffrage et de la légitimité des gouvernants élus jusqu’à l’Église catholique. La République et l’Église catholique partageaient la même morale, même si les Républicains refusaient la transcendance divine, assurant un certain consensus moral dans la société française. La crise actuelle de l’Église catholique affaiblit également la démocratie et contribue à ce risque de délitement de la démocratie.
Par Marie-Laetitia Bonavita