L’imitateur porte son regard sur la société française et regrette les coups de boutoir du politiquement correct. Attention, ça pique !
Cette saison, il attaque sa sixième présidentielle. Laurent Gerra en a vu défiler, des impétrants cherchant la voie de l’Élysée. L’imitateur en a profité pour prendre leur voix et se moquer, gentiment ou non, d’eux. Plus de trente ans après ses débuts, il n’a rien perdu de son mordant, que ce soit sur RTL ou sur scène – il reprend la tournée de son spectacle, largement remanié, et se produira à l’Olympia du 21 décembre au 2 janvier et salle Pleyel du 4 au 9 janvier. Mieux, dans un monde où l’humour est corseté, communautarisé et tétanisé, ce sale gosse agit comme un antitode au politiquement correct, où il se permet de rire de tout et… surtout de tout.
Ce bon vivant, qui s’assume, nous reçoit dans ses bureaux parisiens. Derrière lui, une affiche des Tontons flingueurs que lui a donnée Georges Lautner, son grand pote. L’homme aux plus de 100 voix s’amuse de notre époque, de ses excès et porte un regard lucide sur la société française. Toujours avec sourire, humour et esprit. Les bons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.
Le Point : Est-ce plus difficile de faire rire la France en 2021 que dans les années 1980 ?
Laurent Gerra : Ce n’est pas pareil. La société a changé, il y a plus de chaînes de télévision, il y a désormais les réseaux de cas sociaux. Cela va plus vite. Les gens vont s’acharner si quelqu’un dit quelque chose qui déplaît, mais cela va durer un ou deux jours car une nouvelle polémique va émerger. Moi, j’ai décidé de ne pas répondre : on ne joue pas longtemps avec une balle qui ne rebondit pas [rires]. Il est vrai qu’on peut moins se marrer et moins être léger. Il y a du jugement partout. Mais soit on en tient compte, soit on s’en fout. Sur RTL, on prend un malin plaisir à essayer d’en rajouter sans faire de la provocation gratuite et systématique. Nous ne voulons pas être dans l’air du temps. Tous les jours, nous voyons des choses aberrantes et on voit la bien-pensance progresser.
Beaucoup de lieux de liberté sont attaqués, comme, l’an dernier, Les Grosses Têtes, qu’une association LGBT avait pris pour cible, l’accusant d’homophobie. Vous semblez, vous, à l’abri…
Nous disons les choses avec le sourire. On ne distribue pas les bons et les mauvais points. Nous sommes là pour faire marrer. Il y a quelque temps, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes nous a fait des remarques car on appelait Brigitte Macron, « Brigitte », et que ma coanimatrice, Jade, n’avait qu’un prénom : sauf que c’est un sketch, donc oui, Emmanuel Macron appelle sa femme Brigitte et non « Madame la première dame » ; et Jade, c’est son nom de scène. Je n’entends pas ce comité se plaindre que des chanteuses insupportables n’aient qu’un prénom [rires]. Il y a une accélération de la connerie : on est passé à la vitesse supérieure. Le monde d’après est encore plus con que le monde d’avant. Quand on entend certaines personnes, comme Alice Coffin ou Sandrine Rousseau, cela fait peur. En plus, ce sont des gens qui n’ont pas d’humour ni de recul. Je me suis par exemple fait insulter par des écolos à Lyon pour des sketchs où je me moquais gentiment d’eux. C’est de l’humour ! Les écolos, comme les gens de droite ou de gauche, ne sont pas intouchables.
Vous avez travaillé avec Jacques Martin. Quand on regarde Le Petit Rapporteur ou Ainsi font font font, on se dit que ce serait impossible de diffuser certaines séquences sur le service public, aujourd’hui.
Je pense souvent à Jacques Martin. J’ai revu des émissions d’Ainsi font font font : nous allions très loin. C’était sain et jubilatoire. Jacques était iconoclaste, irrévérencieux. On parlait de religion, de politique. Il y avait un côté Hara-Kiri, chez lui. J’ai lu Je reviens ! Vous êtes devenus (trop) cons (Le Cherche Midi/Seuil), où sont répertoriés les sketchs de Jean Yanne et Jacques Martin sur la société. Cela n’a pas pris une ride. Mais c’est à nous, humoristes, de ne pas céder. Mon fidèle acolyte, Jean-Jacques Peroni, a l’habitude de dire : « Peut-on rire de tout, c’est la grande question. Il faut rire surtout de tout, le reste on s’en fout. » Tout cela nous vient des États-Unis, qui sont un pays de paradoxes : ils sont puritains et élisent Trump… On nous impose ces idées et les anglicismes cancel culture, wokisme. Alain Borer dit que la fin des civilisations est marquée par la fin de nos langues, mêmes régionales.
Ces faits de sociétés vous servent, finalement…
Oui, ça me fait des très bons sketchs et je n’ai parfois pas besoin de forcer le trait. Quand Alice Coffin déclare qu’elle ne veut plus voir des films ou lire des livres faits par les hommes, c’est formidable… pour moi ! Pas pour elle : elle passe à côté de pas mal de chefs-d’œuvre.
Il y a six ans, sur RTL, vous lanciez des compils de Claude François (devenu Claude Francisque), la Compagnie créole et Johnny Hallyday (Heil’yday), où vous parodiez leur tube avec la voix de Jean-Marie Le Pen. Ainsi, vous chantiez « À Vichy au soleil », « C’est, c’est, c’est, c’est Himmler » ou « Quoi mon œil »… Pourriez-vous le refaire aujourd’hui ?
C’est bizarre que je n’ai pas eu de procès, pourtant, ils sont procéduriers [rires]. On peut tout faire ! À travers des parodies comme celles-là, on fait aussi un devoir de mémoire. Comme lorsque j’imite le maréchal Moustache [Pétain, NDLR]. Cela fait partie de l’Histoire.
Vous allez attaquer votre sixième campagne présidentielle. Prenez-vous toujours autant de plaisir à brocarder le personnel politique dans ces moments très particuliers ?
C’est toujours jouissif de voir les candidats et de dire des vacheries à côté d’eux, quand ils viennent sur RTL. Nous avons toujours mis un point d’honneur à ce que ce ne soit pas humiliant. On est ironique, mais on ne veut pas passer de message. Ce n’est pas notre rôle. Quand j’étais petit, je regardais les débats politiques. Cela m’a toujours intéressé, pour me marrer avec. C’est l’influence Le Luron. La différence, aujourd’hui, c’est qu’on les voit partout. Ils sont tout le temps à la télévision, à la radio.
Éric Zemmour est-il un bon personnage de sketch ?
Il faudrait que j’arrive à l’imiter, mais il ne passe pas assez à la télévision [rires]. C’est un bon personnage. On a chanté « C’est Zemmour à la plage » en parodiant Niagara, et « Les portes de la notoriété, il les doit à Laurent Ruquier », de Johnny.
Que vous inspirent les hommes politiques ?
Ils ont de l’humour, mais il ne faut pas les fréquenter. Nicolas Sarkozy et François Hollande étaient venus à RTL, et ils avaient rigolé. François Bayrou, moins [rires]. Il y a beaucoup plus de candidats qu’avant. Il y a un déficit de voix : comme pour la chanson, où tout le monde chante pareil, les politiques parlent tous pareil. À part Jean-Luc Mélenchon, qui est un peu tonitruant, ils ont tous le même ton. Les voix sont fades. Je n’imite pas les femmes. Donc, ça me restreint un peu.
C’est pour cela que vous imitez les grands anciens, même disparus, comme Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand ou Jacques Chirac…
Ils restent dans l’inconscient politique. Et, jusqu’au bout, ils ont donné leur avis. Regardez Nicolas Sarkozy ou François Hollande. Ce sont des personnages forts. François Mitterrand est revenu dans l’actualité avec ses frasques amoureuses avec Claire. Cela nous permet de nous replonger dans l’univers des années 1980 et 1990. On s’amuse avec tout cela et on invente des histoires. L’autre jour, on a imaginé que Mitterrand se déplaçait avec quatre avions du Glam : le sien avec Danielle, celui d’Anne Pingeot et de Mazarine, celui du coach de Danièle et celui de Claire, son amour de 19 ans. Et Moubarak, son copain, s’arrangeait pour que les quatre avions n’atterrissent pas en même temps [rires].
Et le président Macron ?
Il n’est pas facile à imiter. J’en ai fait tout de suite un personnage d’enfant, car c’est le plus jeune. Je pourrais le faire avec sa voix, mais je trouvais que c’était plus rigolo de bâtir cet enfant avec des jouets et surveillé par « Brizitte » avec la voix de Jeanne Moreau. C’est comme dans la presse : l’imitation, c’est un angle. Ce qui est très étrange, c’est que contrairement à Sarko ou Hollande, le personnage Macron fait peu écho auprès du public. Il est difficile de trouver des aspérités. Comme vous, les journalistes, d’ailleurs : il y a chez Emmanuel Macron quelque chose d’insaisissable. Pareil pour Édouard Philippe, qui n’était pas facile à faire. Au moins, avec Jean Castex, on a trouvé le pendant de Hollande dans la maladresse ou les annonces farfelues.
Que pensez-vous de vos collègues humoristes, notamment ceux de France Inter, que l’on accuse de véhiculer le politiquement correct et de choisir leurs cibles ?
Je ne les écoute pas car je suis là en même temps qu’eux ; ne voulant pas être influencé, je n’aime pas écouter la concurrence.
Comment expliquez-vous que les humoristes se détournent de la politique ?
Ce n’est peut-être pas assez porteur. Il y a une certaine saturation. Les gens ont envie d’entendre autre chose que de la politique. D’ailleurs, sur scène, je ne fais pas 100 % de politique : il y a des hommages à des chanteurs, à des comédiens – notamment Jean-Paul Belmondo –, à la télévision, etc.
Vous sortez votre « Almanach gourmand » (Le Cherche Midi). Au temps des végans, c’est terriblement incorrect ! En 2021, il est devenu difficile, en France, d’être un bon vivant.
On va se gêner, tiens ! On ne les empêche pas de brouter, ils ne vont pas nous empêcher de manger de la viande et de boire du pinard qui n’est pas bio ! Je célèbre les terroirs et les gens passionnés qui cultivent la terre ou la vigne. Bien sûr, il faut faire attention aux sols et à notre consommation. Je respecte les végétariens ou les végans, j’en connais – c’est compliqué, pour les restos ! –, mais en échange, il faut respecter notre côté viandard [rires]. C’est l’intolérance qui m’énerve. Nous avions fait un sketch sur les « viandan », qui balançaient des côtes de porc sur des bobos sortant de magasins bio avec leur tofu et leur quinoa. Ils n’avaient pas ri… Il y a une dictature de la bien-pensance et tout est désormais codifié : la bouffe, les déplacements, les rires. Dans mon nouveau spectacle, j’ai fait une parodie de « Lèche-bottes blues », où j’exprime ma tolérance [rires].
Comment définiriez-vous l’esprit français ?
Frondeur, avec de la culture. L’esprit français, c’est aussi les terroirs et les provinces – et pas les régions, qui ne représentent rien. Et puis je dirai que le Français est râleur. Et les spectacles permettent cet exutoire.
Notre fabrique à esprit français est-elle en train de se tarir ?
Je crois que le gros problème de notre société, c’est la pauvreté de vocabulaire et l’inculture. Il n’y a plus beaucoup de références. Quand on fait ce métier, il faut savoir ce qui a été fait avant. Je suis allé dans des festivals de cinéma où des gens n’avaient pas vu de films de John Ford, de Gilles Grangier ou des westerns.
On va vous accuser de passéisme…
Oui, quand je dis ça, on me traite aussi de réac. J’ai un copain qui dit : « Préférer Mozart à David Guetta, ce n’est pas être passéiste, c’est avoir du goût » [rires]. Je préfère écouter Brassens que Booba. Quand je vois ce qui s’est passé à la cérémonie des Césars… c’était le Mers el-Kébir du cinéma, avec une profession qui se saborde en tenant un meeting politique.
Qu’est-ce qu’un bon sketch ?
Il n’y a pas de recette. Si cela nous fait marrer nous, c’est bon signe. Il faut être malfaisant.
Propos recueillis par Florent Barraco