Il maîtrise l’art de l’immersion sans fard. Entretien avec le journaliste-courage qui accueillera BHL au Festival du film de Jérusalem. Propos recueillis par Emily Hamilton et Gilles Hertzog.
Itaï Anghel est un grand reporter de guerre, d’un genre en voie de disparition. Du siège de Sarajevo il y a presque 30 ans à Mossoul à la chute de Daech, du Rwanda à Kobané, de la Syrie de Damas au Rojava aujourd’hui, il opère en solitaire, se fond dans la population, est un homme seul et qui se veut quelconque.
Loin de ces journalistes-star qui font de plus en plus partie du « paysage guerrier » et du show télévisuel de la guerre comme pur Spectacle, au même titre que les soldats, les commandos, les forces spéciales où ils sont embedded et qu’ils filment à satiété, Itaï Anghel, lui, incarne non sans risques ce journalisme du terrain, empathique, personnel et humble, où l’œil et l’humanisme sont les seules armes du témoin, du rapporteur d’images et de mots du terrain sans mise en scène et sans emphase.
Son art de l’immersion sans fard est plus méritoire encore quand on sait qu’il est israélien et que les pays qu’il fréquente s’appellent la Syrie, l’Irak et autres entités chaotiques où il est dangereux d’être journaliste et, plus encore, décommandé d’être juif.
Ce dimanche, ce journaliste-courage accueillera Bernard-Henri Lévy au Festival du film de Jérusalem pour la présentation de son film Une autre idée du monde. Le philosophe recevra à cette occasion le Jewish Film Festival’s Achievement Award pour l’ensemble de son œuvre. Entre collègues, donc.
Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir journaliste ? Une réaction à l’injustice ? Un instinct caché ? En quoi la guerre en Bosnie a-t-elle façonné vos types de reportage ?
L’idée me vint dès l’enfance, en regardant à la télévision une série, Le Tunnel du Temps. C’était de la science-fiction : deux scientifiques marchent dans un tunnel et à sa sortie sont projetés dans le passé, la deuxième guerre mondiale, une bataille du roi David, Léonard de Vinci peignant la Joconde, etc.
Mais bien plus que l’idée de voyager dans le temps, j’étais fasciné par l’idée de me retrouver dans les lieux les plus intéressants de la terre, aux moments les plus forts de l’Histoire.
C’est après avoir été sur le terrain lui-même que ma motivation changea. Ce fut comme une révélation : les lieux, les gens, victimes de terribles évènements. La guerre en Bosnie fut ce choc-là, elle me fit comprendre que je pouvais être différent journalistiquement, produire des documents qui fassent penser et réagir les gens.
Vous êtes un reporter de guerre connu. Tenez-vous Bernard-Henri Lévy, avec son dernier film, pour l’un des vôtres ?
Je me suis posé la question en le visionnant. J’aime BHL qui a fait un dur travail sur le terrain depuis trente ans, ce que vous ne pouvez faire que si votre cœur est à la bonne place et que si vous êtes profondément concerné. J’aime ses observations, ses vues, son profond engagement, sa façon de prendre parti et de vouloir exercer une véritable influence (par exemple en mettant en relation, au pied levé, le dirigeant militaire kurde en Syrie du nord, Mazloum Kobani, avec le président Macron). J’aime cela, mais ce n’est pas moi. Je me sens concerné et je m’investis politiquement, mais pas dans mes documentaires. Je suis le seul Israélien qui ait couvert plusieurs guerres au Moyen-Orient et ailleurs ces vingt dernières années. J’entends offrir aux Israéliens, dont certains ont succombé au stéréotype que quiconque est de l’autre côté de nos frontières est par nature un ennemi, une nouvelle perspective, un autre regard, à travers des éléments dûment documentés. Beaucoup d’Israéliens voient les Syriens, les Irakiens ou les Chiites à travers mon travail et lui seul. Aussi je m’efforce à tout prix de ne pas prendre partie et de ne pas donner le sentiment que je serais animé par quelque agenda que ce soit. J’ai fait exception pour les Kurdes. Il était trop dur de ne pas rapporter leur histoire sans inviter les Israéliens à les soutenir. Je vois BHL affrontant des situations de danger et des dilemmes semblables aux miens. Parfois, je reconnais les endroits où il est passé, les images qu’il a recueillies. En quoi il fait sans aucun doute le même travail de terrain que peu de journalistes peuvent accomplir, mais son approche est au-delà du journalisme et j’aime cela. Je me suis intéressé à sa philosophie. Un jour prochain, souhaitons-le, je me rapprocherai de cette attitude. J’écrirai un livre dans lequel j’en dirai plus et afficherai mes opinions comme je ne l’ai encore jamais fait.
Israël s’est fermé vis-à-vis de l’extérieur durant le COVID comme les USA et la France. Il y a eu la même indifférence pour les peuples oubliés du monde ?
Oui. Les Israéliens, de même que la plupart des peuples, se sont enfermés sur eux-mêmes et les problèmes d’autrui étaient bien la dernière chose qu’ils avaient en tête. Mais d’un autre côté, ils étaient collés à la télévision comme jamais et l’audience de la chaîne pour laquelle j’opère est montée en flèche. Un nombre énorme de gens ont vu le documentaire que j’avais fait peu avant en Syrie sur l’invasion turque au Rojava kurde de Syrie. J’ai eu nombre de retours et je sais que quelques Israéliens ont soutenu la cause kurde après mon film.
Vous avez séjourné en Syrie, au Kurdistan irakien. Un Kurdistan indépendant serait une source de stabilité et un pôle de démocratie au Proche-Orient, ou un problème géopolitique de plus, ainsi que le pensent tout bas les gouvernements occidentaux ?
Ma réponse va sans dire. Je veux croire qu’à travers mes documentaires de plus en plus de gens en Israël soutiennent la cause d’un Kurdistan indépendant, tant d’un point de vue israélien que pour des raisons de justice historique et par humanisme. Jamais dans ma vie, même en Scandinavie, je n’ai vu l’idée d’un pouvoir féminin si radicalement mis en œuvre et de façon si glorieuse que chez les combattantes kurdes de la guérilla qui se sont levées contre Daech et les forces fascistes de la région. Il règne une égalité complète entre hommes et femmes, et les idées de démocratie et de liberté, indépendamment de toute ethnicité, sont bien plus évidentes dans les entités kurdes que partout ailleurs dans les pays voisins, et devraient les inspirer. Cependant j’ai constaté que les Kurdes eux-mêmes sont divisés. Que ce soient la faille entre le Rojava et le Kurdistan irakien, les relations difficiles entre les Peshmerga du Kurdistan irakien et la guérilla kurde syrienne, les Kurdes eux-mêmes rendent difficile de se retrouver dans une seule et même entité.
Est-ce que le martyrologue des Juifs tout au long de l’Histoire, et plus encore la Shoah, confèrent aux Juifs et à Israël une responsabilité particulière envers les peuples oubliés et les opprimés d’aujourd’hui ?
Je suis triste, à ce sujet. Vu le passé, les Juifs ont un devoir moral envers les opprimés et les oubliés. Mon travail est inspiré par cette vision, en particulier à l’égard des Kurdes, un peuple qui a subi quantité de massacres, qui a une chance aujourd’hui de résurrection et d’être indépendant. Tout cela me rappelle l’histoire de ma propre famille et de notre propre nation. Je suis convaincu que l’Israélien de base pense de même.
Malheureusement, les politiciens israéliens, non. Je reste sidéré par le cynisme et à quel point ils sont formatés par l’esprit du monde des affaires. Etrangers à toute considération morale ou historique, seules règnent dans leur esprit des considérations cyniques. Israël a ainsi choisi de vendre des armes à la Turquie parce que c’est une puissance régionale, tout en sachant que les Kurdes seraient victimes de ces armes. J’ai documenté en images il y a un an la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans la région du Nagorno Karabakh. Israël a fourni des drones suicides à l’Azerbaïdjan, drones qui lui ont permis de gagner la guerre et de tuer quantité d’Arméniens, ces mêmes Arméniens qui ont dans le passé partagé le même sort tragique que les Juifs. Mais dans la mentalité politique israélienne, le passé ne compte pas. Aussi longtemps que l’Azerbaïdjan (qui est, par ailleurs, un bon ami d’Israël et un grand peuple) aura une frontière avec l’Iran qui permettrait à Israël d’avoir un accès de ce côté-là, les morts arméniens ne sont pas quelque chose qui fasse problème.
Le livre de Bernard-Henri Lévy sur la Libye s’intitule La guerre sans l’aimer. Quel est votre rapport personnel à la guerre, étant donné le contexte israélien et les pays environnants depuis 1948, hier encore si hostiles ?
La guerre est ce qu’il y a de pire. Ignorer les peuples qui souffrent du fait d’une guerre est pire encore. En tant que journaliste, je me sens requis de rapporter l’histoire et le quotidien de ces peuples. Je ne me suis jamais intéressé aux armées, aux armes, et mon savoir en ce domaine est des plus pauvres. Je m’intéresse aux populations, à leur histoire, leur religion, leur culture et à leurs défis. Rien, à l’évidence, n’est aimable en ce qui concerne la guerre en Libye. Pas trace de la moindre idéologie. Que des groupes à l’infini, des mercenaires en veux-tu en voilà, l’interventionnisme cynique de puissances étrangères, la Turquie, les Russes. A se demander si la Libye existe encore ou s’est évaporée en factions, en territoires adverses, intérêts et abus en tous genres.
En Israël, nombre de rues, d’institutions portent des noms de guerres, de batailles, de généraux, de champs de la mort. Tel est notre passé. Sans plusieurs guerres et une solide armée, sans des sacrifices sans nombre, nous n’aurions jamais survécu ni pu créer un Etat. Mais ma génération et celle de mes enfants, sans rien céder de leur patriotisme, devraient moins glorifier les militaires et les actes de guerre, en particulier face à des politiciens cyniques, qui, par populisme, sont capables de lancer une offensive dans le seul but de se sortir eux-mêmes d’une mauvaise passe.
Itaï Anghel est l’auteur de plusieurs documentaires, et notamment des films suivants sur les Kurdes :
- Invisibles in Mosul (2017)
- Nofreesteps to heaven (2015)
- The miracleof Kobani, Syria (2016)
- The Kurdish guerrilla (PKK) and a rare encounter with their leader in hiding (2010).