Les liens entre la communauté juive et l’Égypte sont évidents tant dans les textes que dans l’imaginaire collectif. Une identité particulière s’est constituée. En effet, les Juifs vivant sur ce territoire ont participé à son histoire et aux sociétés mises en place à travers les millénaires.
Le dernier rapport de l’USCIRF (Commission des États-Unis pour la liberté religieuse) souligne les efforts du gouvernement égyptien dans la restauration du patrimoine des Juifs, des chrétiens et des musulmans chiites. À l’heure où le gouvernement égyptien montre de nouveau des signes d’intérêt pour le patrimoine juif en Égypte, il nous semble utile de retracer brièvement l’histoire de la communauté juive en Égypte.
Les premiers liens entre la communauté juive et l’Égypte dans la Torah
Les premières traces d’une présence juive en Égypte relèvent plus du récit que de l’histoire. Nous disposons de peu d’indices. Ceux-ci proviennent principalement de la Torah, écrite au Xe siècle avant notre ère au plus tôt. La première mention de l’Égypte dans le texte sacré commun aux juifs et aux chrétiens concerne Abraham, qui descendit en Égypte pour éviter la famine [1]. Il y a en tout plus de deux cents mentions de l’Égypte dans la Torah.
Selon le texte, le second personnage important à s’établir en Égypte fut Joseph, l’un des fils d’Israël (autre nom de Jacob, fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham). Emmené jeune en Égypte, il gagna les bonnes grâces de Pharaon en interprétant un de ses songes [2], qui avait laissé perplexes les magiciens de la cour. Ayant prédit à Pharaon sept ans de malheur s’il ne nommait pas « un homme intelligent et sage » à la tête du pays, Pharaon donna à Joseph le commandement de l’Égypte. Quelques années après, une famine survint dans le pays de Jacob et de ses autres fils. Entendant que l’Égypte était dans l’opulence, Jacob envoya ses fils y chercher des vivres [3]. Accueilli par Joseph, ce dernier leur proposa de venir s’installer en Égypte. Cette proposition laissa leur père sceptique, mais Dieu lui ôta ses doutes en lui faisant la fameuse promesse : « Je suis El, le dieu de ton Père. N’aie pas peur de descendre en Égypte, car là-bas je ferai de toi une grande nation. C’est moi qui descendrai avec toi en Égypte, c’est moi aussi qui t’en ferai remonter […] »[4].
C’est ainsi que la Torah raconte l’installation de la descendance de Jacob dans le pays d’Égypte, dont on retrouve des traces dans des documents officiels égyptiens aux XIIIe et XIVe siècles avant notre ère [5].
La sortie d’Égypte et l’Exode
Le temps passa, Joseph mourut et de nouveaux pharaons gouvernèrent l’Égypte. Le début du livre de l’Exode raconte comment le pharaon de l’époque commença à prendre de dures mesures contre les Juifs qu’il jugeait trop nombreux et menaçants pour les Égyptiens. Cette étincelle provoqua plus tard la sortie d’Égypte. Moïse, un juif élevé dans l’entourage de Pharaon, fut chargé par Yahvé de faire sortir les israélites de la terre d’Égypte.
La datation des événements bibliques fait débat. Si les 430 années de séjour en Égypte indiquées par la Torah semblent très peu crédibles historiquement, les détails géographiques concordent avec les sources égyptiennes. Nous pouvons ainsi estimer que les Juifs dont il est question dans le livre de l’Exode vivaient dans la partie orientale du delta du Nil, et que leur fuite eut lieu dans la première moitié du XIIIe siècle avant notre ère [5]. Cette date correspondrait au siècle de règne de Ramsès II.
L’Exode est l’un des récits les plus connus et repris de nos jours. Les entrevues avec pharaon, ponctuées de signes spectaculaires, les sept plaies d’Égypte [6], et enfin le départ pour la terre promise par Dieu à son peuple, en traversant la mer Rouge à pied sec, ont contribué à sa popularité. Ces événements si importants dans l’imaginaire juif et chrétien donnent souvent l’impression d’une sortie définitive des Juifs d’Égypte. La suite de l’Ancien Testament montre que les Juifs revinrent à plusieurs reprises en Égypte. La plupart ne l’avaient d’ailleurs pas quittée, formant la base de la communauté juive égyptienne.
Les premières traces historiques dans l’antiquité
À partir des exils à Babylone (au VIe siècle avant notre ère), les sources historiques sont plus nombreuses, plus variées, et l’histoire commence à rejoindre certains points de la tradition juive. Lorsque Nabuchodonosor s’empara de Jérusalem en 587 avant notre ère, certains Juifs, dont le prophète Jérémie, fuirent vers l’Égypte. La communauté juive égyptienne situe à ce moment sa date de fondation, même si la communauté d’Éléphantine, dans le sud du pays, est certainement antérieure [6.5].
Développement de la communauté juive d’Alexandrie
En 332, Alexandre le Grand conquit l’Égypte et plaça le général Ptolémée Sofer à la tête de la région. Ce fut une époque de prospérité pour la communauté juive qui fut sollicitée pour occuper de hauts postes dans l’administration, même si les Juifs furent parfois pris comme boucs émissaires pour expier les fautes du pouvoir en place. Cette époque fut celle du développement de la communauté d’Alexandrie, qui rayonna notamment grâce à sa maîtrise du grec. Les savants de cette communauté traduisirent pour la première fois l’Ancien Testament en grec au milieu du IIe siècle avant notre ère : c’est la très célèbre Septante, texte de référence encore étudié et utilisé aujourd’hui.
Les savants d’Alexandrie s’illustrèrent aussi par leurs efforts pour concilier les savoirs juifs et la philosophie grecque. Leurs travaux influencèrent les Pères de l’Église, pionniers de la formation de la doctrine chrétienne du Ier au Ve siècle, ainsi que le courant néo-platonicien de la philosophie grecque.
Hostilité des Grecs
Bien implantée et active sur le territoire, la communauté juive était sujette à l’hostilité des Grecs. De 115 à 117, les Juifs de Cyrène (sur la côte à l’ouest) se révoltèrent contre l’autorité romaine. Trajan, alors empereur, mena contre eux une répression si féroce que nous ne trouvons plus de sources historiques sûres sur les Juifs d’Égypte les quatre siècles suivants. Si cette absence de sources ne signifie pas l’absence de communauté, il faut attendre l’arrivée des Fatimides au Xe siècle pour retrouver avec la Guénizah du Caire une source de premier ordre sur les Juifs en Égypte.
Les Juifs d’Égypte sous les Fatimides (Xe – XIIe siècle)
D’après les chroniques arabes, 40 000 Juifs vivaient à Alexandrie au moment de l’installation des Fatimides au Caire en 969. La période fatimide est synonyme d’essor et de prospérité pour les Juifs d’Égypte. Leurs relations avec les communautés juives d’autres régions leur offrirent l’opportunité d’un développement commercial important [6.6]. Le pouvoir favorisa l’autonomie par rapport à la communauté juive de Bagdad. Il encouragea les créations d’écoles talmudiques et l’activité intellectuelle sur les sciences par les savants juifs d’Égypte. La communauté juive d’Égypte devint alors une référence.
Ces trois communautés étaient variées : chacune avait sa propre hiérarchie, et plusieurs tendances en son sein. Durant cette période, les rabbanites, kara’ites et samaritains coexistèrent sous la houlette des Fatimides. Ces derniers fondèrent l’institution du « Naguîd Ra’îs al-Yahûd » pour les diriger. Le Naguîd était quasiment toujours rabbanite et médecin de la cour fatimide. La période fatimide est celle du passage de la communauté à l’arabe comme langue courante. Les documents religieux et juridiques en hébreu étaient rédigés par des spécialistes.
L’engagement pour la construction nationale
L’histoire des Juifs d’Égypte depuis le XIXe siècle est houleuse, à l’image de celle de l’Égypte même. Au XIXe siècle, l’Empire ottoman cherchait à combler son retard sur l’Europe. Les Juifs d’Égypte jouèrent un rôle de premier plan dans les rapports entre l’Égypte et le vieux continent. De nombreux Juifs émigraient alors de l’Italie et des Balkans vers l’Égypte, et vers Alexandrie notamment. C’est l’un des facteurs qui expliquent que de plus en plus de Juifs égyptiens se tournèrent vers les puissances européennes pour assurer leur protection [7]. Cette position entraîna une évolution de la langue utilisée qui passa de l’hébreu vers des langues plus occidentales. On note aussi un abandon progressif de l’ancien rite égyptien spécifique, dont il ne reste plus que quelques traces aujourd’hui.
Quelques Juifs égyptiens eurent une place remarquable dans la construction de l’identité nationale de leur pays. On pense à Yaacoub Sanu’a (1839-1912), très actif dans le domaine. Il y eut toujours des Juifs égyptiens pour s’investir dans la vaste entreprise de construction nationale. C’était du moins le cas jusqu’à l’accession de Gamal Abd el-Nasser au pouvoir en 1952. La vision de l’identité égyptienne changea, attribuant une place bien plus importante à l’arabité. À la différence de certaines communautés juives de la région, les Juifs égyptiens ne s’étaient jamais considérés comme arabes. De même que les gouvernements arabes qui régnèrent sur l’Égypte. Ici s’amorce le déclin des Juifs égyptiens.
Le grand départ des années cinquante
Les années cinquante sont celles de la grande fuite des Juifs hors d’Égypte. Les conflits israélo-arabes successifs à la fondation d’Israël en 1948 les mirent dans une position très inconfortable. L’Égypte de Nasser a effectivement pris les devants dans la lutte contre le nouvel État. Aux racines du départ, on trouve un fond d’antisémitisme constant depuis le début du XIXe siècle (et accentué par des mouvements comme la confrérie des Frères musulmans), les mutations de la société égyptienne de l’époque, et bien sûr les conflits entre Israël et les pays arabes après la tentative franco-britannique de récupération du Canal de Suez en 1956, Gamal Abd al-Nasser prit de sévères mesures contre les juifs.
L’émigration fut d’autant plus importante que très peu de Juifs égyptiens avaient rejoint le mouvement sioniste avant cela, « Seuls 29 000 Juifs d’Égypte émigrèrent de 1947 à 1967 en Israël, cependant que durant la même période 50 000 à 60 000 Juifs d’Égypte se dispersaient sur les cinq continents. » [8]. Ainsi, les Juifs d’Égypte furent peu attirés par le projet sioniste, alors que leur pays était voisin d’Israël.
Les Juifs d’Égypte aujourd’hui
Il reste aujourd’hui en Égypte les vestiges d’une communauté plurimillénaire. Ses membres regroupés dans les villes tentent de continuer à entretenir et transmettre leur héritage. Une centaine de Juifs vit en Égypte, principalement au Caire et à Alexandrie. La situation sécuritaire permet à ces groupes de rester en Égypte. Cependant, le climat politique et l’attitude générale des Égyptiens vis-à-vis des Juifs ne permettent pas d’envisager le retour de ceux qui ont quitté le pays. Le récent regain d’intérêt pour ce patrimoine de la part du gouvernement égyptien (qui finança la restauration de la synagogue Eliyahu Hanavi d’Alexandrie l’année dernière) permet d’espérer un avenir meilleur pour les Juifs d’Égypte.
Reste à savoir si l’ambition du gouvernement égyptien va au-delà de susciter un espoir. L’une des seules chances de survie pour la communauté juive d’Égypte réside dans un changement des mentalités. En effet, le roman national présenté par le gouvernement actuel fait la part place belle à la lutte contre l’État d’Israël. Seule l’éducation pourrait infléchir cette tendance en faveur de la diversité religieuse dans le pays. Espérons que le pouvoir poursuivra sur sa lancée par des mesures plus engagées pour le maintien des Juifs en Égypte.
Conclusion
Il est impossible de rendre compte si brièvement de plusieurs millénaires d’histoire d’une communauté juive variée et active. Les racines textuelles sacrées des Juifs d’Égypte sont la base d’une mémoire particulière. Leurs engagements et leurs réflexions ont enrichi le pays depuis plusieurs millénaires. De l’Égypte antique jusqu’au processus de construction nationale moderne en passant par la dynastie des Fatimides.
Si elle est aujourd’hui obnubilée par d’autres événements spectaculaires dans la région, l’histoire des Juifs d’Égypte continue d’être étudiée et entretenue par différentes associations (Drop of milk, Alliance Israélite Universelle, ASPCJE), et sera également mise en lumière dans le cadre de l’exposition de l’Institut du Monde arabe sur les Juifs d’Orient à partir du 24 novembre (et jusqu’au 13 mars 2022). Une bonne occasion de (re)découvrir cette trajectoire historique remarquable, et d’élargir la réflexion aux autres pays de la région.
Notes
[1] Genèse 12, 10
[2] Genèse 41
[3] Genèse 42, 1-3
[4] Genèse 46, 3-4
[5] LEMAIRE André, « Les Hébreux en Égypte », dans Ce que la Bible doit à l’Égypte, collectif, Paris, 2008. Pour un aperçu du débat sur l’historicité de l’Exode, voir les contributions de Thomas Römer dans le même ouvrage.
[6] Exode, chapitres 7 à 12.
[6.5] GRELOT Pierre, « Éléphantine. Des Araméens et des Juifs en Égypte », dans Ce que la Bible doit à l’Égypte, collectif, Paris, 2008.
[6.6] NACAMUI Alec, « Les Juifs d’Égypte : des Arabes à Nasser », dans La Méditerranée des Juifs, BALTA Paul, DANA Catherine, DHOQUOIS-COHEN Régine (dir.), Paris, L’Harmattan, 2003.
[7] Par le biais du système des capitulations, une forme d’accord commercial entre une puissance européenne et un pays ou une communauté du Moyen-Orient de l’époque.
[8] Contribution de Jacques HASSOUN-NADA sur l’histoire moderne des Juifs d’Égypte, dans le cadre de la rencontre de l’ASPCJE du 3 décembre 1978 (https://www.aspcje.fr/notre-association/a-la-rencontre-des-juifs-degypte.html)