Dans « L’antiracisme devenu fou », l’historien Pierre-André Taguieff dénonce les fondements théoriques du wokisme qui se serait « diffusé à grande vitesse en France en 2021 ».
C’est, en France, la critique la plus argumentée de la « théorie critique de la race », l’un des piliers de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le mouvement « woke ». Historien des idées et directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a lu les travaux des universitaires américains Ibram X. Kendi, Peggy McIntosh ou Robin DiAngelo. Dans L’antiracisme devenu fou (Hermann), il fustige les fondements théoriques de notions comme le « racisme systémique » ou le « privilège blanc ». Selon lui, exportée par des activistes obsédés par les identités, cette vision « fantasmatique » du racisme serait aujourd’hui dominante même en France. A ce nouvel antiracisme qu’il présente comme dogmatique et révolutionnaire, Pierre-André Taguieff oppose un antiracisme « fondé sur des valeurs libérales et réformistes ». Entretien.
Dans votre livre, vous soulignez un paradoxe au coeur de la « théorie critique de la race », qui irrigue l’antiracisme actuel : la race n’a pas de fondement d’un point de vue biologique, et pourtant elle est omniprésente dans les discours sous la forme d’une « construction sociale ». Est-ce cohérent ?
Pierre-André Taguieff : C’est le tour de magie accompli par les néo-antiracistes, adeptes du constructivisme social et de la « théorie critique de la race » : chassée par la porte, la « race » revient par la fenêtre. Une « race » certes déconstruite et en principe débiologisée, mais qui reste associée à la couleur de la peau, laquelle est un marqueur de l’appartenance aux « dominants » ou aux « dominés ». Puisque tout est construction sociale, la « race » est une réalité sociale comme n’importe quelle autre et devient ainsi à la fois un phénomène à étudier et un facteur explicatif des processus sociaux. Bref, « la race, ça compte ». Cette réhabilitation théorique de la « race » est inséparable de la centration de la pensée politique sur les identités. Racialisme et identitarisme sont indissociables. Pour les adeptes de la « théorie critique de la race », les inégalités sociales sont censées être déterminées et structurées principalement par les discriminations raciales. Ce n’est là qu’une croyance dogmatique.
Ce qui est le plus surprenant, c’est que ceux qui offrent ce potage idéologique le présentent sous les couleurs du « progressisme ». Le moins qu’on puisse dire est qu’à force d’être manipulé par les gauches radicales, le mot « progressisme » a totalement changé de sens.
Vous évoquez le dialogue entre l’anthropologue Margaret Mead et l’écrivain James Baldwin qui a eu lieu en 1970. En quoi fut-il annonciateur des oppositions à venir autour de ces questions identitaires ?
Cette passionnante discussion a le mérite de faire apparaître les deux grandes visions opposées de l’antiracisme : l’une, universaliste, prônant l’aveuglement volontaire face aux couleurs de peau, et l’autre, particulariste ou différentialiste, postulant que les identités raciales doivent être reconnues pour définir une politique antiraciste. Si l’indifférence normative aux différences phénotypiques et culturelles peut faire basculer dans l’universalisme abstrait, qui sacrifie la diversité humaine, la sacralisation des différences enferme à coup sûr dans la geôle identitaire, dont il n’est plus possible de sortir.
Le phénomène idéologique et culturel majeur, observable au cours des trois dernières décennies, c’est le retournement de l’antiracisme en une nouvelle forme de racisme, en même temps que le retournement du féminisme en misandrie. On assiste, d’une part, au surgissement du néo-racisme lorsqu’on passe du racisme des majorités (blanches) au racisme des minorités (non blanches), et, d’autre part, au surgissement du néo-féminisme misandre, du « second sexisme », dont la cible est le « mâle blanc hétérosexuel », figure de l’abominable « dominant ». Les identités collectives de race, de sexe ou de genre sont bétonnées et inscrites dans un imaginaire manichéen, les unes étant angélisées, les autres diabolisées. Dans les deux cas, on trouve une illustration frappante du racisme anti-Blancs. On comprend pourquoi les néo-antiracistes racialistes en nient l’existence avec autant de passion : le racisme anti-Blancs définit parfaitement leur position fondamentale, celle qu’ils ne peuvent publiquement assumer, comme haine de soi (chez les activistes blancs) ou comme haine de l’autre (chez les non-Blancs).
Avec les nouveaux paradigmes que sont le « racisme institutionnel » ou le « racisme systémique », le racisme, d’un phénomène minoritaire et pathologique, devient selon vous un fait social « banal » et « normal ». Pourquoi êtes-vous si critique de ces notions ?
Le « racisme systémique », c’est le diable sans visage, dont le principal caractère est l’invisibilité. Ceux qui y croient imaginent l’existence d’un racisme qui ferait partie du fonctionnement social et serait non conscient. La plupart des citoyens seraient des racistes sans le savoir, les autres étant des néo-nazis ou des suprémacistes blancs. D’où l’inutilité de tenter de les convaincre. Il y a là une fatalisation du racisme. Le racisme est à la fois dépsychologisé et désindivisualisé. Il s’ensuit que combattre le racisme, ce n’est plus combattre les racistes, puisque ces derniers ne savent pas ce qu’ils sont ni ce qu’ils font.
Le nouveau militant antiraciste ne discute plus, il ne perd pas son temps à argumenter pour persuader ou convaincre : il dénonce, isole et exclut ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Censé incarner le Bien et le Vrai, il ne peut être contredit que par les représentants du Mal et du Faux. Les dénonciateurs du « racisme systémique », comme les démonologues et les exorcistes, sont convaincus que « la grande ruse du diable, c’est de faire croire qu’il n’existe pas ». Quant à eux, ils croient savoir que le diable nommé « racisme » est partout, et surtout là où on ne le perçoit pas. Mais ce racisme caché, ils prétendent savoir où le trouver. Ils pensent et agissent comme s’ils étaient des initiés, des membres d’une secte partageant un même savoir gnostique.
Alors que le mouvement pour les droits civiques dans les années 1960 défendait un programme libéral, à travers l’égalité dans le droit, le nouvel antiracisme, du fait de cette idée d’un « racisme intrinsèque », ne peut selon vous qu’être de nature révolutionnaire…
Le raisonnement est simple : si la société tout entière est atteinte de « racisme systémique », ce mal incurable, elle ne peut être réformée ou améliorée, mais seulement détruite, pour faire place à une tout autre société, sans racisme, qu’il s’agit de construire de fond en comble. C’est là une nouvelle version de l’idéologie de la « table rase », qui s’accompagne du désir révolutionnaire de réaliser l’utopie d’une société parfaite, sans inégalités ni discriminations. On peut y voir un avatar du rêve égalitaire saisi par la démesure.
Développé par Peggy McIntosh, le concept de « privilège blanc » stipule que les Blancs représenteraient une classe sociale bénéficiant d’avantages sans le savoir. En quoi serait-ce une inversion de la théorie de la règle de l’unique goutte de sang noir, qui était de vigueur dans les États esclavagistes ?
En tant que mode de stigmatisation, la couche de peau blanche fonctionne comme la goutte de sang noir. Dans cette perspective, le « Blanc », quoi qu’il fasse et pense, est soupçonné de racisme. Même le plus pauvre des Blancs est censé toucher le « salaire de la blancheur ». Tel est le néo-racisme travesti en antiracisme : accuser de racisme un individu perçu comme « Blanc » pour la seule raison qu’il serait un « Blanc », titulaire malgré lui du « privilège blanc », cette nouvelle marque d’infamie.
Pour Ibram X. Kendi, l’une des « stars » intellectuelles de cette mouvance, « le seul remède contre la discrimination raciste est la discrimination antiraciste ». « L’affirmative action », ou discrimination positive, ne peut-elle être une solution ?
L’activiste Ibram X. Kendi est un fanatique à visage intellectuel dont la radicalité caricaturale constitue un atout médiatique. Sa grande affaire est de culpabiliser « les Blancs » par tous les moyens. Il n’a à vendre que des formules provocatrices de facture sloganique, mais qui marchent, dans une société où le mélange de l’excès et du simplisme est une condition de popularité.
La grande illusion de l’antiracisme, depuis les années 1960, consiste à croire qu’on ne peut lutter efficacement contre la discrimination raciale ou ethno-raciale que par des mesures elles-mêmes discriminatoires. Mais ces mesures ne font qu’intensifier les ressentiments entre « communautés », accentuer l’essentialisation de ces dernières en alimentant leur rivalité mimétique, pousser au séparatisme et conflictualiser les rapports sociaux, bref, empoisonner la société dans son ensemble. En outre, l’affirmative action jette le soupçon sur les compétences réelles de ses bénéficiaires et entame la confiance en eux-mêmes de ces derniers.
Le racisme secondaire illustré par les idéologues du racisme anti-Blancs travesti en antiracisme est aussi condamnable que le racisme primaire des Blancs négrophobes du passé. Soulignons l’évidence : on ne sort pas du racisme en remplaçant un vieux racisme assumé et désormais disqualifié par un nouveau racisme inassumé et à la mode.
Vous fustigez des « délires académo-militants » dans le champ des « Critical whiteness studies » (Études critiques de la blanchité). Qu’est-ce qui vous a particulièrement choqué ?
Je suis moins choqué qu’apitoyé par ces prétendues « études critiques » jargonnantes sur la race ou la « blanchité », qui se recopient les unes les autres à l’infini. Il s’agit d’un phénomène de mimétisme textuel dont le vide conceptuel est masqué par des engagements politiques claironnés. Ce qui me frappe, c’est la misère intellectuelle des universitaires qui, sans craindre le ridicule, publient des flots de textes inconsistants sur les mêmes thèmes militants et multiplient les colloques ressemblant à des réunions de groupes sectaires. Ce qui m’inquiète, c’est la légitimité institutionnelle croissante accordée à ces impostures intellectuelles.
Prenons l’exemple des « travaux » récents sur la « blanchité de la cuisine française » d’une chercheuse hexagonale américanisée (dont je préfère taire le nom), qui analyse avec un sérieux imperturbable la question décisive de la « blanchité alimentaire », cet outil de l' »identité raciale dominante », en se réclamant de la « théorie critique de la race ». Elle se propose « d’identifier et de critiquer une forme de blanchité alimentaire, c’est-à-dire l’utilisation de la nourriture et des habitudes alimentaires pour réifier et renforcer la blanchité comme identité raciale dominante ». La cuisine française peut dès lors être accusée de constituer un facteur de la perpétuation de la suprématie blanche. La grande crainte de la chercheuse est que le modèle français de la « blanchité alimentaire » ne s’exporte au-delà des frontières de l’hexagone, venant ainsi renforcer la racialisation des habitudes alimentaires partout dans le monde, tant il est vrai que « la cuisine française est dans de nombreux pays un modèle de technique culinaire et de gastronomie ». Voilà qui fait froid dans le dos.
« Le wokisme est un utopisme dont les méthodes sont celles du terrorisme intellectuel à couverture morale » écrivez-vous. N’exagérez-vous pas ?
En aucune manière : il s’agit là d’une définition descriptive. L’indignation morale surjouée est l’instrument principal de la stratégie d’intimidation des nouveaux chasseurs de sorcières. Il faut préciser que le mouvement woke illustre une utopie de purification du langage et des esprits dont la réalisation implique de mettre en place un système de surveillance, d’interdits et de sanctions. Entre le terrorisme intellectuel exercé naguère par les staliniens et le terrorisme culturel woke d’aujourd’hui, il y a de nombreux points communs : la conviction de posséder une « théorie » consistante (le fatras formé par le décolonialisme, la « théorie critique de la race », l’intersectionnalité, le « privilège blanc », etc.), la certitude d’intervenir au nom du Juste et du Bien, l’assurance d’aller dans le sens de l’Histoire, la volonté de mettre hors d’état de nuire les mal-disants et les mal-pensants, le désir de construire le meilleur des mondes possibles…
Quelle est selon vous l’influence réelle du wokisme en France ? Pour le sociologue Michel Wieviorka, ces idées restent limitées dans notre pays. Un sondage publié par L’Express en début d’année montrait que seuls 32% de nos compatriotes ont déjà entendu parler de la notion de « privilège blanc »…
Il est urgent de faire de nouveaux sondages sur la question, car la thématique néo-antiraciste s’est diffusée à grande vitesse en France au cours de l’année 2021, et ce, au-delà des milieux universitaires. Dans le monde des élites intellectuelles, il y a ceux qui nient et ceux qui minimisent le wokisme (que je préfère appeler « éveillisme » ou « vigilantisme ») : c’est à ces deux postures qu’on reconnaît les activistes woke ou leurs compagnons de route, ces universitaires qui, obsédés par leur identité « de gauche », prennent la couleur des dernières modes politico-intellectuelles, le multiculturalisme dans les années 1980 et 1990, le postcolonialisme, le décolonialisme, l’intersectionnalité et la « théorie du genre » dans les années 2000 et 2010, et aujourd’hui la politique du soupçon permanent et du vertuisme autoritaire qu’est la culture woke. L’objectif de ces activistes est d’inculquer aux « Blancs » (ceux qui se perçoivent comme tels) la honte de soi et la peur d’être ou de paraître racistes.
Aux États-Unis, Joe Biden, élu sur un programme centriste, a endossé le wokisme bien plus qu’un Barack Obama qui avait incarné le slogan « Race does not matter » (la race ne compte pas). Est-ce un bon pari politique ?
En lançant ce slogan, manière de résister au chantage des activistes identitaires afro-américains, Obama s’est montré lucide et courageux, au contraire de Biden, qui semble vouloir se faire pardonner d’être « Blanc », voire plaire aux racistes anti-Blancs qui s’agitent à l’aile gauche du Parti démocrate. La vraie « fragilité blanche », c’est la honte d’être de la « race » maudite des « dominants ». Une honte idéologiquement inculquée. Mais le « vieux mâle blanc » qu’est Biden risque d’être une victime hautement symbolique du mouvement idéologique auquel il a donné sa bénédiction.
Ce nouvel antiracisme serait-il l’idiot utile des adversaires des valeurs libérales ? Cette année, Recep Tayyip Erdogan s’en est par exemple pris au « racisme institutionnel » français…
Dès lors que seules les sociétés démocratiques occidentales ou « blanches » sont accusées de « racisme systémique » ou « institutionnel », c’est une aubaine pour les sociétés autoritaires, illibérales ou théocratiques, qui peuvent les dénoncer au nom de l’antiracisme et ainsi se donner une figure morale. Ennemie déclarée du prétendu « racisme d’État » qui existerait en France, l’extrême gauche pseudo-antiraciste est la meilleure alliée politico-culturelle de tous les ennemis des démocraties libérales.
« La couleur de peau nous aveugle », concluez-vous. Pour sortir de ces impasses identitaires, la solution serait-elle de devenir « aveugle à la couleur » et d’en finir une fois pour toutes avec ces catégories raciales, comme l’appelle de ses vœux une figure comme Thomas Chatterton Williams ?
C’est en effet la voie qu’il me paraît urgent de suivre, même s’il faut reconnaître qu’elle est la plus difficile, car elle implique à la fois de résister aux chants des sirènes racialistes ou néo-antiracistes et de se défier en permanence de nos propres réactions ethnocentriques. Mais refuser de s’engager dans le labyrinthe des politiques de l’identité n’implique nullement de cesser de lutter contre les discriminations fondées sur des origines, des apparences, des croyances ou des appartenances. Au néo-antiracisme identitaire et éliminationniste ou révolutionnaire qui a pour seul programme la diabolisation des « Blancs » et la destruction des sociétés démocratiques occidentales « leucocentriques », on peut opposer un antiracisme qui, fondé sur des valeurs libérales et réformistes, insiste sur la solidarité interraciale et appelle à ne pas juger les personnes selon leurs origines ou leurs types physiques. Pour échapper aux folles dérives de l’antiracisme comme du féminisme, il faut commencer par rejeter clairement les utopies totalitaires de la rééducation du genre humain.
Propos recueillis par Thomas Mahler