La gynécologue obstétricienne a créé la Maison des femmes à Saint-Denis en 2016. Depuis, des dizaines d’autres structures ont vu le jour, grâce à son combat féministe pour mieux soigner les femmes victimes de violences.
Ghada Hatem est sur tous les fronts. A l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, jeudi 25 novembre, celle qui a fondé la Maison des femmes à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), en 2016, poursuit son combat pour mieux prendre en charge les victimes de violences physiques, sexuelles, psychiques. Depuis son ouverture, la Maison des femmes a accueilli près de 20 000 d’entre elles en consultation, qu’elles soient battues, excisées, confrontées à des grossesses non désirées…
C’est la première structure en France à proposer une prise en charge globale alliant soins médicaux et accompagnement psychosocial. Ghada Hatem dirige une équipe d’une trentaine de salariés – médecins, sages-femmes, psychologues, infirmiers, mais aussi assistantes sociales, policiers, juristes, d’une dizaine d’intervenants extérieurs – et d’une centaine de bénévoles qui animent des groupes de parole et des ateliers (théâtre, karaté…), une offre de soins unique. Ce travail en équipe prend ici tout son sens. Et pour beaucoup, le moteur, « c’est Ghada ». Malgré un emploi du temps très chargé, l’intéressée, chevelure de lionne, yeux bleu clair, écoute et reçoit avec le sourire, et beaucoup d’humour.
Ghada Hatem-Gantzer : « On a bien vu qu’à l’hôpital les métiers étaient très féminins et très essentiels. On a eu l’espoir que les choses changeraient, que la reconnaissance, la rémunération allaient changer. Ca n’a pas été au rendez-vous. » #le79Inter pic.twitter.com/7c7GgcifJa
— France Inter (@franceinter) April 12, 2021
Niché dans la cité de Saint-Denis, à côté de l’hôpital Delafontaine, l’endroit est chaleureux, multicolore, gai – un rempart face à la détresse. Sur chaque porte des salles de consultation, des portraits signés Paul Wardé rendent hommage aux héroïnes de la lutte pour les droits des femmes. Seul homme ayant droit de cité parmi ces portraits, Lucien Neuwirth, le député qui a fait voter la loi légalisant la pilule en 1967.
Une demande immense
Depuis, le modèle a essaimé. Au total, on compte une vingtaine de structures. Celle de Marseille (adossée à l’AP-HM) devrait ouvrir ses portes en décembre, celle de Bichat (AP-HP) dans quelques jours, celle de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) vient d’être inaugurée, sans compter Tours, Rennes, Bourg-en-Bresse et bien d’autres… La demande est immense, de France et de l’étranger. Ce qui est très chronophage pour l’équipe de pionniers.
Les violences contre les femmes et les filles se sont accrues pendant les confinements liés à la pandémie de Covid-19. Et les signalements augmentent toujours. « On ne peut pas dire que les hommes sont plus violents, mais on sait que la précarité et les difficultés sociales sont des cofacteurs de la violence », s’inquiète Ghada Hatem. Malgré cela, « le nombre de victimes qui vont jusqu’au dépôt de plainte reste très insuffisant, de l’ordre de 25 % », regrette-t-elle. Pour faciliter cette démarche, des policiers, formés et volontaires, sont présents chaque semaine à la Maison des femmes. Au sein de cette structure, il est prévu d’ouvrir « le plus vite possible » une petite unité médicojudiciaire consacrée aux femmes victimes de violences sexuelles, accessible 24 heures sur 24.
Chaque année, on dénombre plus de 220 000 femmes victimes de violences, 93 000 de viols ou de tentatives de viol, et plus d’une centaine de féminicides. Le Grenelle contre les violences conjugales, de septembre à novembre 2019, avait montré l’intérêt de ces structures. La Haute Autorité de santé (HAS) a élaboré des recommandations début 2020 pour mieux prendre en charge les femmes victimes de violences.
Ce jour-là, en consultation, Ghada Hatem reçoit Amina (le prénom a été changé). Cette jeune femme de 32 ans, née en Côte d’Ivoire, vient pour une grossesse non désirée. Elle a, peu de temps auparavant, découvert qu’elle avait été excisée à l’âge de 8 mois. Même si une petite voix lui disait que quelque chose n’allait pas, personne ne lui en avait jamais parlé. Elle qui dit « vouloir d’abord être une femme, avant d’être une mère ou d’être africaine », souhaite une reconstruction. D’une voix douce, Ghada Hatem l’oriente d’abord vers un sexologue et un psychologue, afin de l’aider à préciser son choix d’une reconstruction ou non. « On est très mesurées dans nos indications, les femmes doivent être convaincues. Toutes ne veulent pas ou n’ont pas besoin d’être opérées », explique Ghada Hatem.
120 000 femmes excisées en France
Si cette pratique, qui consiste en l’ablation partielle ou totale du clitoris, a quasiment disparu sur le sol français depuis une quinzaine d’années, le nombre de femmes adultes excisées, qui atteint 120 000 en France, a, lui, doublé en dix ans, selon les chiffres du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) de juillet 2019. « C’est une mutilation sexuelle, un acte de torture condamné par la loi dans presque tous les pays du monde, un pouvoir que l’on prend sur le corps des femmes, insiste Ghada Hatem. Il n’y a aucune allégation religieuse, ni dans le Coran, ni dans la Bible, qui impose cette agression sexuelle faite aux enfants, qui altère la sexualité et comporte de gros risques pour la santé. »
C’est en 2010, lorsqu’on lui propose de prendre la direction de la maternité de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, qu’elle est confrontée au problème. Dans cette maternité, on compte 4 000 naissances par an. Elle y fait le terrible constat que 14 % des femmes sont excisées. Elle y rencontre aussi « la grande précarité ». Ce sont des femmes issues de multiples communautés, avec pas moins de 120 nationalités, aux langues variées… il faut inventer. Ghada Hatem décide de se former à la chirurgie réparatrice, auprès de son collègue Pierre Foldes.
L’idée de créer une structure plus large commence à germer. Dans le même temps, le Planning familial, avec 1 000 interruptions volontaires de grossesse (IVG) par an, est à l’étroit à l’hôpital Delafontaine, d’où l’idée de mutualiser. La directrice de l’hôpital de l’époque la soutient, et lui donne un terrain, en réalité une friche. Elle n’a pas d’argent, mais du culot à revendre. A l’époque, peu y croient. Alors même que ce projet n’entre dans aucune case connue, et que les budgets des hôpitaux se réduisent, la voilà leveuse de fonds. Très convaincante, elle sait captiver son auditoire. Et peut bientôt compter sur ses trois mécènes historiques, la fondation Kering (le géant du luxe de François-Henri Pinault), la fondation Raja (entreprise de cartons) et la fondation Elle, « qui malheureusement n’existe plus ».
Depuis, un long chemin a été parcouru. La surface a été doublée grâce à l’extension du bâtiment, inaugurée le 28 octobre. Cette structure comprend un bloc opératoire, de nouvelles salles de consultations, un bureau pour la police et un espace pour les enfants… « Pour l’ensemble du réseau, on est passé en trois ans de zéro à 15 millions de budget de fonctionnement, dont 5 millions de l’Etat, 5 millions de Kering et 5 millions d’Accor, et ceci sous l’impulsion de Ghada Hatem », indique Guillaume Gouffier-Cha, député LRM du Val-de-Marne, mobilisé sur ce sujet et dont l’objectif est, à terme, « d’avoir une Maison des femmes dans chaque département, sur le modèle de celle de Saint-Denis ».
Intolérance à toute forme de violence
Ghada Hatem est arrivée en France pour faire médecine, à 18 ans, en pleine guerre du Liban, où elle est née en 1959 dans une famille chrétienne maronite. Elle a trois frères, « ça vous construit car ça apprend la bagarre ». « Etre migrant, je sais ce que c’est, comme faire la queue des heures pour avoir ses papiers et s’entendre dire : “C’est fermé” », mais elle ajoute être une « migrante de luxe ». Père ingénieur, passionné de poésie, mère au foyer, elle a étudié au lycée français. Mariée à un ingénieur, avec qui elle a une fille et deux fils.
« Avoir connu la guerre a fait naître chez moi une intolérance à toute forme de violence », disait-elle dans nos colonnes le 3 mars. Elle se consacre à la médecine et « rencontre la magie de la naissance ». Diplômée de gynécologie obstétrique, elle a d’abord travaillé à la maternité des Bluets, à Paris. Elle y rencontre Fernand Lamaze, un des pionniers de l’accouchement sans douleur, puis fait un grand écart en allant à l’hôpital militaire Bégin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne).
Un autre de ses combats est la lutte contre l’« éducation sexuelle » des mineurs par la pornographie, notamment à travers les réseaux sociaux. Elle alerte aussi sur « un nombre croissant de soignants qui refusent de faire des IVG en alléguant des raisons religieuses ». Un recul qui la déroute, 47 ans après la loi Veil. Elle milite aussi pour étendre le délai de l’IVG de douze à quatorze semaines. Une proposition de loi, remise à l’ordre du jour par Christophe Castaner, président du groupe LRM à l’Assemblée nationale, devrait être débattue au Parlement fin novembre.
Elle n’arrête jamais… Ghada Hatem est aussi en quête de nouveaux financements pour une structure, Mon palier, ouverte fin septembre, un hébergement situé au pied de Montmartre à Paris, de 30 chambres, destiné à accueillir 42 jeunes filles de 18 à 25 ans sans enfants. « On estime qu’un hébergement sûr et un accompagnement socio-éducatif devraient leur permettre de reprendre leur vie en main et de repartir vers des horizons plus riants, car leur quotidien est souvent sombre », constate Ghada Hatem. Un podcast a également été lancé le 25 octobre, « Réparer les violences », une immersion dans la Maison des femmes.
Elle défend avant tout l’autonomie des femmes, que beaucoup de cultures et de religions entravent, elle a parfois envie de pleurer en entendant le récit de certaines patientes. Pourtant, Ghada Hatem ne baisse jamais les bras. « Elle a une énergie incroyable, elle est visionnaire, car elle a identifié très tôt ce problème de santé majeur que constituent les violences à l’égard des femmes, insiste Isabelle Chebat, directrice de la communication de la Maison des femmes. C’est une militante. Son engagement est sans limites »
« Aujourd’hui, on pense avoir prouvé qu’on a bien fait, qu’on a inventé une prise en charge utile et adaptée », résume Ghada Hatem. Elle le martèle : une femme victime de violences perd entre une et quatre années de vie en bonne santé. « Elles ont aussi plus de risques de développer des maladies chroniques, des pathologies de la santé mentale telles que le trouble de stress post-traumatique [TSPT], l’anxiété, des idées suicidaires », souligne Fabienne El Khoury, chercheuse en épidémiologie (Inserm, Université de Paris), qui décrit Ghada Hatem comme « visionnaire, rassurante et déterminée ». Fabienne El Khoury va mener une recherche sur l’évaluation d’une prise en charge multidisciplinaire à la Maison des femmes.
« L’enjeu est aussi économique, plaide Ghada Hatem, car mieux soigner les femmes réduira la consommation de soins, les hospitalisations, les arrêts de travail. » « Nous œuvrons pour faire reconnaître la médecine de la violence, véritable enjeu de santé publique. A quelques mois des présidentielles, il est urgent de convaincre les pouvoirs publics et de faire entendre la voix des patientes et des victimes », insiste Ghada Hatem. Pourtant, constate-t-elle, si le modèle de la Maison des femmes a montré son efficacité, le financement n’est toujours pas pérenne…