Georges Kiejman, l’avocat brillant et tranchant qui fut ministre de Mitterrand, se souvient des jours anciens et des femmes qu’il a croisées.
Il reçoit chez lui, rue de Vaugirard, au cœur de son quartier de prédilection, celui des éditeurs et des ministères, celui des belles bourgeoises, des intellectuelles piquantes et des actrices ardentes. Georges Kiejman loge en étage élevé, avec pamplemoussier en terrasse. La construction date des années 60-70, époque de son ascension et de ses succès. Lesquels ont duré longtemps, tant il n’a jamais quitté le devant de la scène judiciaire et politique, amoureuse et mondaine.
Il s’excuse de ne plus pouvoir se lever, lui qui a longtemps dressé haut son mètre 81 dans les prétoires, plaidant sec et dur, féroce et brillant, strict et incisif. Son cœur, qui s’est beaucoup ouvert à l’inconnu comme aux très connues, fatigue d’autant qu’il s’épargne désormais les interventions chirurgicales incessantes. Il porte toujours cette fine moustache de mousquetaire, assez d’Artagnan pour la bravade, un peu Aramis pour le goût des honneurs, très peu Athos, car on sent chez lui peu de remords. Face aux actuels barbichus faussement ensauvagés, cette fine lame qui lui cisaille la lèvre supérieure est signe d’une civilité intelligente et d’un dandysme de belle étoffe, tant il n’a jamais cédé sur l’élégance de bon faiseur, même pendant sa jeunesse miséreuse. Kiejman a 89 ans. Il entame ses mémoires alertes et drôles par cette phrase : «Je suis un homme qui va mourir.» Et poursuit ainsi : «J’étais fait pour la légèreté et j’enrage de ces années qui ne reviendront pas.» Ne pas croire pour autant qu’il se retranche dans un marasme mélancolique ou qu’il brandit son anachronisme comme un vade retro satanique. Kiejman n’est pas un homme de rupture, ni de déconnection. Si le pas est hésitant, l’esprit est vif, la conversation chamarrée et le souci de l’actualité avéré.
Il se tient assis sous trois toiles de Richard Lindner, offertes par la veuve de celui-ci. Ces dames volumineuses et colorées, mi-matriarches pop art, mi-prostituées constructivistes, surplombent ce séducteur revendiqué. Un autoportrait de Dubuffet, tout en embrouillaminis, fait face à celui qui a le tourment contrôlé et la plainte taillée au cordeau, avec ses allées d’angoisses bien ratissées. Une photo d’Inès de la Fressange réalisée par François-Marie Banier rappelle que Kiejman a défendu Liliane Bettencourt. Il appréciait l’héritière de L’Oréal qu’il décrit «pétillante et amusante». Laquelle pouvait lui lancer, lucide pour deux : «Maître, vous êtes un vieux monsieur qui feint d’ignorer sa jeunesse.»
Il est assez au clair avec ses talents. Il détaille : «Plaideur convenable, j’étais surtout un grand débatteur.» Ajoute : «Je harcelais et ne lâchais pas.» Richard Malka, qui fut l’un de ses assistants et ne cache son admiration, précise : «Il avait une éloquence folle et une ironie mordante. Il était fulgurant et implacable. Il réduisait son vis-à-vis en confettis. Au-delà de son aisance oratoire, il était bosseur et perfectionniste.»
Le palmarès judiciaire de Kiejman est somptueux. Ce fils d’une illettrée qu’il se reproche de n’avoir pas su aimer a représenté Gallimard et le monde de l’édition. Lui qui chérissait les actrices a apprécié de travailler pour le cinéma, pour Truffaut, Godard ou Lebovici. Il a épaulé Pierre Goldman, juif polonais né en France comme lui, qu’il décrit comme «un jeune homme ténébreux et difficile, encombré de mythologies révolutionnaires». On l’a remarqué lors des affaires Empain, Malik Oussékine, Mohamed al-Fayed ou Ghislaine Marchal. Orphelin d’un père artisan mort à Auschwitz, il a pris fait et cause pour les Aubrac, couple de résistants diffamés. Il était à Vilnius au nom de la famille de Marie Trintignant. Il a hissé haut la liberté d’expression et Charlie Hebdo, qu’il ne lit pas. Il s’est soucié du divorce des Sarkozy qui ont oublié de lui régler ses honoraires. Et a livré son dernier morceau de bravoure lors du procès d’un Chirac déjà diminué. Sinon, il se sait trop proche de Polanski, par les épreuves traversées et les histoires croisées, pour l’abandonner jamais, même s’il trouve son ami «réac et conservateur». Il a aussi ses réticences et n’aurait pas pris en charge la famille de Mohammed Merah, ni des violeurs d’enfants.
Il est d’une génération anticolonialiste qui vénérait Mendès. Proche des Montand-Signoret, il a fait des pieds et des mains pour entrer dans les gouvernements de Mitterrand. Lors du second septennat, il officia en second couteau à la Justice, à la Communication ou aux Relations extérieures. Grand seigneur, il reprend à son compte le mot qui le cingla alors : «Après avoir été un grand avocat, il a accepté d’être un petit ministre.» Et d’ajouter toujours soucieux d’avoir le dernier mot : «Tout ministre est aujourd’hui un petit ministre.» En 2017, il s’est révélé «macroniste enthousiaste». En 2022, il en recroquera «par résignation». Comme il a toujours ses entrées, il est arrivé à Kiejman de murmurer à l’oreille présidentielle. Il a fait valoir à Marcon qu’il avait trop négligé «les vieux et les pauvres». Plus largement, Kiejman estime que les politiques sont «largués» et qu’ils devraient le reconnaître au lieu de s’agiter dans le vide. Ensuite, il a parfois son âge et son itinéraire ravive certaines sensibilités. Il se fiche assez de l’écologie mais s’inquiète du mauvais sort qu’on fait aux immigrés et plaide pour une politique de la ville offensive. Sur les sujets de société qui ne l’exaltent pas forcément, il sait penser avec sa tête et choisir le camp du progrès.
A l’instant où le désabusement guette et où l’ombre gagne, les femmes restent la grande affaire de sa vie. Il se remémore «la douceur de leur peau, l’élégance d’une silhouette, un rire éclatant, les courbes d’un corps, les effluves d’un parfum». Ce père tardif qui découvre l’art d’être grand-père écrit : «J’ai aimé follement et j’ai follement été aimé.» Il a vécu avec Françoise Giroud qui avait quinze ans de plus que lui, ce qui intriguait alors. Avec Marie-France Pisier, il formait un couple libre dans les années 70. Il eut les faveurs de Marlène Jobert, mais pas celles de Marie Laforêt. Et avec Ludmila Mikaël, le dîner aux chandelles vira au conseil matrimonial. Fanny Ardant est une amie de toujours qui vient tempêter avec brio et qu’il tempère. Il regarde MeToo sans grande aménité, mais sait dire ses réserves avec malice. En cabotin au narcissisme revendiqué, il montre un texto laudateur d’une complice qui vient lui faire des œufs brouillés, le samedi. Et il ne tarde pas à esquisser un comparatif entre Melanie Griffith et Kim Basinger. Cloîtré mais vivace, il pointe la distorsion entre la physiologie qui renâcle et «le désir qui ne veut pas finir». Avant, mutin, de formuler un dernier vœu assez barré, celui de «mourir doucement entre les bras d’une femme blonde, agrégative de lettres modernes».
12 août 1932 Naissance à Paris.
1953 Prête serment au barreau de Paris.
1990-1993 Ministre délégué.
17 novembre L’Homme qui voulait être aimé avec Vanessa Schneider (Grasset).
Par Luc Le Vaillant