Pour Carine Azzopardi, journaliste, dont le compagnon Guillaume Barreau-Decherf est décédé au Bataclan, il est légitime de voir des experts du phénomène jihadiste à la barre. L’idéologie, en l’occurrence l’islamisme, a une place essentielle dans les actes jugés.
Depuis le début de ce procès, une chose me frappe particulièrement : c’est la parcimonie avec laquelle sont employés les termes de «terrorisme islamiste» pour qualifier les faits du 13 novembre 2015. Comme si l’expression était minée. Comme si l’employer, c’était se ranger dans un camp politique. Comme si ce procès n’était pas avant tout là pour établir la vérité sur les faits, et ce faisant la responsabilité des personnes qui comparaissent.
La semaine dernière, précédant la déposition de l’ancien président de la République François Hollande, une bataille juridique a eu lieu dans la salle d’audience, certains avocats de la défense (presque tous), s’élevant contre la comparution de l’ancien président, mais plus encore contre la venue à la barre «d’experts» du phénomène jihadiste.
Que faut-il y lire ? D’abord, une volonté de détacher l’idéologie qui a mené aux actes, des débats. Or dans un procès à caractère terroriste, l’idéologie a une place essentielle puisque le terrorisme consiste à faire le choix d’utiliser la violence au service d’une cause politique, en l’occurrence l’islamisme pour ce qui nous concerne aujourd’hui. Par ailleurs, d’autres experts auraient été proposés par la défense, mais ceux-ci, nous dit-on, auraient refusé de venir de peur d’être assimilés aux jihadistes. Cette simple proposition invalide le refus de la défense de parler d’idéologie puisqu’elle aussi avait proposé ses experts. Rappelons que ceux qui sont cités à comparaître le sont tous sur demande des avocats des parties civiles, pour «éclairer les débats». Et que les parties civiles sont aussi diverses que l’est la société toute entière.
Il faut y lire en deuxième lieu une volonté d’écarter le militantisme du procès, ces experts venant y témoigner étant vus par la défense (et certaines parties civiles) comme des idéologues ayant une vision particulière du jihadisme. Je n’entrerai pas ici dans les querelles entre les écoles Roy-Kepel et autres. On nous dit : «Ces experts sont militants». Mais ceux qu’on préfèrerait ne le sont-ils pas ? Alors, où est le problème ? On nous dit : «La politique n’a pas sa place au procès». Mais n’est-elle pas déjà présente ? Indirectement, certes. Les expressions des uns et des autres n’y échappent pas cependant. D’un côté, les tenants du «pas d’amalgame», du «attention, ça va faire monter l’islamophobie et le Front national, pas de récupération» ; de l’autre, celle d’un père qualifié de «haineux» par plusieurs journaux. Entre les deux, rien. Fermez le ban.
Revenons au Bataclan, où l’homme de ma vie, qui connaissait les risques d’attentats dans les salles de spectacles, avait continué de se rendre, parce que «la vie, disait-il, doit être la plus forte face aux bigots».
Si l’on ne parle jamais d’islamisme au procès, comment approcher de la vérité ? Le jihadisme, et j’ai mis du temps à le comprendre, n’est pas un mouvement de paumés venu des banlieues «stigmatisées», mais l’avatar d’un mouvement beaucoup plus large mondialement : le salafisme, qui prône un retour de l’islam à une pureté originelle et la rupture avec les valeurs «impies» de l’Occident. Comment expliquer autrement ce soir-là les lieux pris pour cible par les terroristes ? Un match de foot dans un stade est «impie» (en Iran, en 1979, on préférait y pendre les homosexuels, en Syrie, il y a peu, les stades étaient transformés en prison), boire un verre en terrasse, de l’alcool de surcroît, en y mélangeant hommes et femmes est «impie», écouter un concert de rock est «impie». Les frappes françaises contre l’Etat islamique, pour ceux qui en douteraient encore, ne sont qu’un prétexte pour nous faire porter le chapeau de la responsabilité en détournant l’attention.
Quant au fait que le Bataclan, en particulier, ait été ciblé, c’est sans doute qu’il cochait aussi dans l’imaginaire de ces fanatiques la case de l’antisémitisme, un incontournable de l’islamisme qui constitue souvent l’angle mort de ceux qui voudraient trouver d’autres justifications que l’idéologie à ces actes (1). Et à n’en pas douter, si cela n’avait pas été le Bataclan ce soir-là, cela aurait été une autre salle où l’on écoutait de la musique «impie».
Examiner l’idéologie qui a mené à ces faits, en parler, est donc au cœur du procès des attentats du 13 novembre. La défense aimerait que l’on se cantonne aux faits, si possible qu’ils ne prennent pas sens tant la violence qui nous a été faite était sidérante et sidère encore. Parler de l’islamisme, arriver à comprendre ce qui a mené à ces faits, est essentiel, car nous avons collectivement une responsabilité historique. Les précédents grands procès, ceux de Toulouse, ceux des attentats de janvier 2015, liés à l’islamisme, avaient pour particularité les cibles des jihadistes : des victimes militaires, des victimes juives, des journalistes considérés par les islamistes comme «islamophobes». Comprenons-nous, je ne minimise absolument pas la signification et les souffrances causées par les autres attentats, nous appartenons malheureusement à la même communauté de victimes. Mais le procès des attentats du 13 novembre 2015, c’est celui de jihadistes qui visaient des victimes indistinctes, et c’est dur à écrire, mais pour la première fois, c’est là que le caractère totalitaire de cette idéologie peut être abordé de manière collective, car n’en doutons pas, les islamistes nous visaient tous, collectivement, ce soir-là, pour ce que nous sommes. D’ailleurs dans la salle, la diversité des parties civiles le montre.
C’est donc collectivement que ce procès peut nous permettre, en abordant frontalement, et de manière dépassionnée, l’idéologie islamiste qui a mené à ces attentats, d’avancer. C’est par cette compréhension que nous rendrons ce procès historique, ou pas.
(1) Le 13 février 2009, à Paris, une vidéo était diffusée sur Dailymotion incitant à la violence envers la communauté juive sous prétexte qu’elle organisait des soirées de soutien à Israël au Bataclan.
par Carine Azzopardi, journaliste