Sa « Métamorphose » est l’un des livres les plus célèbres du monde. Mais il a aussi laissé des dessins, reflets de son monde intérieur, enfin édités.
L’immense écrivain Franz Kafka ne souhaitait pas conserver ses « gribouillages », qu’il pensait sans intérêt. Sans l’œil averti de son ami Max Brod, lui-même artiste et collectionneur, qui les piochait dans les corbeilles à papier ou se les faisait offrir par Kafka, les dessins de l’écrivain auraient disparu. Mais Brod conserve et archive, puis hérite de l’intégralité de l’œuvre de son ami, ainsi que le stipulait le testament de Kafka, rédigé en 1921, trois ans avant que la tuberculose n’emporte l’écrivain.
Sauf que l’auteur autrichien a émis une dernière volonté : « Tout ce qui se trouve dans les biens que je laisse derrière moi […], qu’il s’agisse de journaux, de manuscrits, de lettres, les miennes et les autres, de dessins, etc., doit être entièrement brûlé sans être lu, de même que tous les textes et tous les dessins que toi ou toute autre personne à qui tu devras les demander en mon nom pouvez détenir. » Ce souhait radical ne sera pas respecté. Max Brod conserve tout, et embarque l’œuvre de son ami pour la Palestine, où il se réfugie en 1939, dans une véritable mallette aux trésors bourrée de manuscrits, de lettres et d’esquisses, entreposée dans un coffre à Tel-Aviv.
L’autre « procès » de Kafka
Max Brod publiera au compte-gouttes les manuscrits de son ami. Mais s’il rêve de constituer un portfolio des dessins de Franz Kafka, des droits de propriété très complexes limitent ses libertés à en disposer. Il en vend quelques-uns à des musées, notamment l’Albertina de Vienne, en offre une partie à son grand amour Ilse Ester Hoffe, qui garde les photos destinées au portfolio de Kafka jusqu’à sa mort, à 101 ans, en 2007. Après le décès d’Ilse, un bras de fer juridique s’engage entre la Bibliothèque nationale d’Israël, qui réclame le droit de propriété sur la succession littéraire de Max Brod, et les filles d’Ilse Ester Hoffe, qui veulent également l’héritage de Brod et Kafka.
Il faut attendre 2019 et un ultime consentement du tribunal de Zurich pour que le contenu des coffres d’Ilse Ester Hoffe, situés en Suisse, puisse être transféré, à la suite d’un long procès, à la Bibliothèque nationale de Jérusalem. Plus d’une cinquantaine de dessins de Kafka, tirés de cet héritage, sont alors rendus disponibles, apparaissant sur des feuilles volantes, des morceaux de papier découpés par Max Bord, des extraits de manuscrits, des carnets de dessins ou de voyage…
Un voyage biographique
Formé à l’art et à la littérature, très impressionné par la peinture japonaise, Kafka aimait nourrir son monde intérieur d’esquisses et de dessins. Rassemblées et présentées par ordre chronologique dans un très beau livre dirigé par Andreas Kilcher, publié dans la collection Les Cahiers dessinés, ses œuvres, crayonnées ou réalisées à l’encre de Chine, sont pour beaucoup inédites, tirées de la collection de Jérusalem comme d’autres archives. Elles ouvrent une perspective nouvelle sur le monde intérieur de Franz Kafka, offrant un contrepoint captivant à ses écrits.
On plonge dans cette sélection d’œuvres comme on embarquerait pour un voyage biographique, mêlant un goût net pour la peinture de l’ordinaire et un monde fictionnel pétri d’obsessions. En 1906, Kafka dessine un animal-humain, créature hybride aussi inquiétante que l’être émergeant de La Métamorphose. À la même époque (1905-1907), il réalise un portrait de sa mère, accompagné d’un autoportrait finement crayonné, jouant d’ombres et de lumière pour mieux évoquer une relation pudique. Une carte postale envoyée à sa sœur en 1918, lors d’un séjour en Bohème pour soigner sa tuberculose, intitulée Vues de ma vie, bouleversante de simplicité, montre en quelques esquisses le quotidien d’un homme malade, tracée d’une plume véloce et chaotique, une phrase affectueuse accompagnant le dessin.
Silhouettes nettes à l’encre de Chine, êtres cubiques aux angles coupants, créatures hybrides, édifices rassurants, mots griffonnés à la hâte ou longues lettres ornées d’esquisses : à l’aspect historique et biographique du classement se mêle une série de sensations poétiques, de ressentis marquants et d’impressions fortes. C’est un Kafka à l’intelligence tourmentée et au talent vif, plus intime que jamais, que l’on découvre dans ces œuvres enfin restituées, agrémentées de textes signés Andreas Kilcher, Judith Butler et Pavel Schmidt.
Kafka, Les Dessins, sous la direction d’Andreas Kilcher, Les Cahiers dessinés, 364 p., 35 €
Elise Lépine