Dans la capitale du « Triangle arabe », Umm al-Fahm — « mère du charbon » en arabe —, les ruelles surplombent la vallée Wadi Ara, qui se dresse à la limite de la Cisjordanie.
Là-haut, au milieu de cette horde de maisons blanchâtres, s’érige la galerie d’art de Saïd Abu Shakra. L’homme, Arabe israélien, fondateur de la Galerie Umm al-Fahm, présente l’atelier de céramique destiné aux femmes de la ville à un groupe de directeurs d’école venus de Tel-Aviv. À l’extérieur, les effluves de fumée se mêlent à l’odeur de narguilé typique des villages arabes. Mais en Israël.
Umm al-Fahm a rarement bonne presse. Elle incarne le lourd tribut de la violence endémique qui sévit actuellement dans les communautés arabes du pays. Depuis le début de 2021, 104 personnes ont perdu la vie dans ces violences. Quatre-vingt-neuf d’entre elles étaient des hommes et, dans plus de la moitié des cas, des personnes âgées de moins de 30 ans. L’enjeu est rendu quotidien. Chaque quelques jours, une nouvelle personne est blessée ou assassinée.
« Ils ne sont rien »
M. Abu Shakra, 65 ans, a passé toute sa vie à Umm al-Fahm. L’homme, ancien commandant au sein de la police israélienne, déplore de ne plus pouvoir « se sentir en sécurité chez lui ».
Un problème majeur émerge : les armes illégales. « Ici, les gens n’ont pas de permis, mais ils peuvent avoir accès aux armes. Si j’ai un problème avec toi, si tu ne me paies pas, j’ai la solution », explique l’ex-policier, mimant le geste de chargement d’une arme à feu.
Le phénomène, selon la chercheuse arabe israélienne Ilham Shahbari, qui s’intéresse aux relations entre la majorité juive et la minorité arabe en Israël, serait également attribuable au chômage endémique chez la jeunesse arabe du pays. « Entre 30 et 40 % des jeunes citoyens arabes ne vont pas à l’université, n’ont pas d’emploi. Ils ne sont rien. Pour certains, le crime s’inscrit comme une source de vie. Ils peuvent toucher un salaire, même minime, pour tirer sur des gens. Cette jeune génération, désespérée, se heurte à un mur socioéconomique. »
Les fusillades dépassent donc le crime organisé. Ilham Shahbari s’en souvient trop bien. En 2015, elle se trouvait dans son village, Daburiyya, à quelque trente kilomètres d’Umm al-Fahm. « Depuis mon balcon, j’ai vu mon voisin se faire tirer dessus dans la rue », raconte la jeune femme. Une simple querelle financière était à l’origine du conflit.
« Vous pouvez simplement être dans votre voiture, aller au supermarché, et, par erreur, être tué. Tout le monde connaît quelqu’un, un ami, un membre de la famille qui a été tué. La société arabe traverse un énorme traumatisme. Tout ce qu’ils veulent, c’est mettre fin à ce cauchemar et recouvrer leur sécurité personnelle », souligne la chercheuse. Selon elle, bien qu’une faible proportion des citoyens arabes utilisent les armes, cette minorité a néanmoins une grande influence sur l’atmosphère dans les communautés.
Des années de négligence à rattraper
Le fléau n’est toutefois pas nouveau. « Cela a commencé après les événements d’octobre 2000 », explique Ilham Shahbari. À l’époque, à la suite de l’assassinat de manifestants arabes par la police israélienne au début de la deuxième intifada, la police s’était pratiquement retirée des secteurs arabes. « Mais plus l’État négligeait le phénomène, plus ce dernier prenait de l’ampleur », poursuit-elle.
Avec le temps, le problème s’est nourri tant par la méfiance historique des Arabes envers la police que par le laxisme de cette dernière. Les chiffres sont sans équivoque. Selon un rapport du quotidien israélien Haaretz, la police n’a résolu que 23 % des meurtres d’Arabes israéliens cette année, contre 71 % dans la population juive.
D’ailleurs, M. Abu Shakra se remémore l’assassinat d’un homme tout près de la galerie il y a quelques années. « La police n’est jamais venue ! » s’indigne-t-il. Jamais les images de la caméra de surveillance de la galerie ne lui ont été demandées. Il y a quelques jours, le scénario s’est répété. « C’est donc très facile de s’en sortir », croit Abu Shakra. Jusqu’à récemment frileux de s’ingérer dans ce dossier de violence endémique, l’État israélien se sent, principalement depuis mai dernier, rattrapé.
Le premier ministre israélien, Naftali Bennett, a déclaré plus tôt cette semaine être en train de « perdre le pays ». Tandis que son ministre de la Sécurité publique, Omer Barlev, a promis de faire de « cette guerre » sa « priorité absolue ».
« Lorsque les jeunes arabes d’Israël ont pris les armes en mai, ça a été un signal d’alarme pour l’État. Il s’est rendu compte que ces armes illégales pouvaient également tuer des citoyens juifs, être utilisées pour des actions terroristes, non seulement contre les citoyens arabes, explique la chercheuse. Aujourd’hui, c’est une priorité de la plus haute importance pour le gouvernement. »
L’espoir et le futur
Saïd Abu Shakra ne veut pas être « la victime en Israël, l’homme faible, l’étranger ». Au contraire. « Je veux être au centre d’Israël. Je dois voir les gens ensemble, dans ce lieu multiculturel, que les gens, Juifs et Arabes, viennent ici pour se sentir proches les uns des autres. » Pour lui, la galerie est un moyen de travailler avec « l’espoir et le futur ».
L’objectif du directeur est d’atteindre toutes les couches de la population en organisant des expositions dans les maisons d’Umm al-Fahm, afin que des citoyens de partout au pays observent les œuvres tout en allant à la rencontre des habitants. Il organise des expositions d’artistes juifs et arabes, des colloques, des ateliers pédagogiques ainsi que des soirées cinéma visant à rassembler toutes les couches de la société à la galerie. Le tout, gratuit pour les résidents de la ville.
M. Abu Shakra se considère comme un instigateur de « dialogue ». Sa galerie vise à créer des ponts, à transformer la société. La tâche est souvent complexe, mais l’homme dit souhaiter garder espoir. « Nous, la communauté, la municipalité, les professeurs, les écoles, notamment, devons nous responsabiliser, admet-il. Nous devons prendre ces jeunes à notre charge, résoudre leurs problèmes. Ils viennent de notre communauté. Ils ont leurs défis, leur jeunesse, des familles parfois difficiles. Nous pouvons nous approcher, les toucher et les prendre dans nos bras. Ultimement, ils ne viennent pas d’ailleurs. Ce sont nos fils. »