Les Pivon ont hébergé une jeune juive dans leur maison des Abrets. Ce 24 octobre, les petits-enfants Pivon vont recevoir à titre posthume la médaille de “Juste parmi les nations”.
« Pourquoi on ne l’a pas fait plus tôt ? » Cette question taraude Martine Noussenbaum, née en 1956, fille de Denise Rinieczki. Elle ne sait y répondre. Peut-être la douleur de se replonger dans cette période qui a tant traumatisé sa mère. Mais ce processus de mémoire salvateur, entamé il y a presque dix ans, atteint enfin son aboutissement. Ce dimanche 24 octobre 2021, lors d’une cérémonie privée historique, le comité français pour Yad Vashem, association qui perpétue la mémoire de la Shoah, a honoré la famille Pivon en lui décernant le titre et la médaille de “Juste parmi les nations”. pour avoir protégé Denise Rinieczki, adolescente juive, durant la Seconde Guerre mondiale.
Huit décennies après cette démonstration de courage, alors que 4 150 Justes ont déjà été honorés en France, l’histoire de Lucienne Pivon va enfin sortir des tiroirs poussiéreux de l’Histoire. « Les gens de notre génération ne font plus ces démarches, regrette Martine. Ça devient rare. »
Au début de la guerre, Denise Rinieczki, née en 1931, habite avec ses parents à Paris, au sein d’une fratrie de cinq. Prévenus par un client du père, qui est tailleur, ils échappent à la rafle du Vel d’Hiv, qui a conduit, les 16 et 17 juillet 1942, à l’arrestation de plus de 13 000 juifs. Ils se réfugient à Montauban (82), où les Rinieczki résident jusqu’en juillet 1943, date à laquelle deux sœurs, Rachel et Mina, sont arrêtées. Et déportées. Le reste de la famille fuit à nouveau, cette fois vers Grenoble, de nuit, dans deux taxis, couchés sur le plancher. Ses parents passeront la guerre à Vourey, tandis que son frère Michel, dans la Résistance, trouve un hébergement aux Abrets pour Denise.
Chez Lucienne et Martial Pivon.
Dans la région des Abrets, cette famille de potiers centralise un réseau qui place des enfants, notamment en Suisse. Denise et un garçon sont amenés par une femme qui annonce leur arrivée avec le code habituel : « J’ai passé commande de deux pots : un avec anse [pour désigner le garçon], et un sans [pour la fille] ». L’autre enfant est placé chez un fleuriste. Et Denise Rinieczki, qui devient Denise Romans, passe deux ans sous l’aile de Lucienne. « Madame Pivon a été extraordinaire avec moi, m’achetant tout ce dont j’avais besoin et veillant à mon éducation », a témoigné dans une lettre datée 2016, Denise, décédée en 2019.
« Elle préfère faire une journée de perte sèche que de vendre aux Schleus »
L’adolescente se sent si redevable qu’elle se lève à 5 h du matin et fait le ménage. Dans le même temps, Lucienne, femme de caractère, mariée à un homme taiseux, tient la boutique. Elle gère les comptes de la poterie et refuse de servir l’« ennemi » : « Elle préfère faire une journée de perte sèche que de vendre aux Schleus », témoigne Martine. Pourtant, Lucienne est connue pour ses actes de Résistance, et si un Allemand est tué aux Abrets, elle figure en tête de liste pour le peloton d’exécution.
Mais cette dame, dont le village natal en Lorraine a été rasé pendant la Première Guerre mondiale, a la solidarité dans le sang. « Une altruiste dans l’âme », remarque sa petite-fille Dominique, née en 1956. Dans les années du franquisme, le couple recueillit et employa des Espagnols. « Nos grands-parents, et surtout notre grand-mère, sont toujours venus en aide aux opprimés », abonde Jean-Jacques Pivon, le petit-fils, né en 1952, qui a glané ces informations au cours de confidences distillées avec parcimonie : « Ils n’aimaient pas se glorifier ». « Madame Pivon, décédée en 1977, n’a pas sauvé que ma mère, mais une centaine d’enfants », estime Martine. Et la vie de ceux qui, aujourd’hui, redonnent toute la grandeur méritée à la sienne.
Un lien indéfectible entre deux familles
Une fois la guerre terminée, Denise Rinieczki s’est toujours sentie redevable. De 1964 à 1970, la Parisienne passait ses mois d’août aux Abrets, avec ses deux enfants, Gilles et Martine, qui jouaient avec Jean-Jacques et Dominique, les petits-enfants Pivon. Lucienne leur faisait visiter la région, alternant entre randonnées, chasse aux papillons et jeux de société. « Je n’aimais pas ! », se souvient Martine Noussenbaum, l’aînée. « Madame Pivon, je la craignais, elle m’impressionnait. C’était une femme forte, déterminée, sans demi-mesure. » Mais surtout, l’adolescente sentait sa mère triste. « Elle voulait toujours retourner aux Abrets, mais ça réactivait de mauvais souvenirs. »
Néanmoins, le lien entre les deux familles a été conservé. « Même si l’on ne s’est pas vu souvent, les ponts n’ont jamais été rompus », rapporte Martine. Les petits-enfants Pivon et les enfants Noussenbaum ont travaillé main dans la main pour organiser cette journée de reconnaissance posthume de ce dimanche 24 octobre. « C’est à nous de passer le flambeau à la génération qui arrive. »