L’album, tiré de l’oubli et soigneusement restauré, a été présenté au Musée-mémorial d’Izieu lors d’un colloque consacré aux 75 ans du tribunal militaire international qui a jugé de hauts responsables nazis, entre novembre 1945 et août 1946.
Tiré de l’oubli et soigneusement restauré, un exemplaire original de l’album photographique du procès de Nuremberg a été dévoilé, vendredi 15 octobre, au Musée-mémorial d’Izieu (Ain), à l’occasion d’un colloque consacré aux 75 ans du tribunal militaire international, qui a jugé vingt-quatre hauts responsables nazis impliqués dans la déportation et l’extermination de millions de personnes durant la seconde guerre mondiale.
Le volume de 8 centimètres d’épaisseur, relié en cuir, contient 116 photos prises lors des audiences qui se sont déroulées entre novembre 1945 et août 1946. Plusieurs images montrent des scènes peu connues, voire inédites, des coulisses, comme les cellules des détenus, la cantine ou la salle du courrier, qui révèlent l’ampleur de l’organisation de ce procès, premier du genre, matrice de la justice pénale internationale.
Constitué des clichés du photographe militaire américain Charles W. Alexander, cet album avait été offert aux quatre magistrats titulaires qui ont composé le tribunal de Nuremberg, dont le Français Henri Donnedieu de Vabres.
L’album, dédicacé par les trois juges américain, britannique et soviétique, a été retrouvé par la famille de l’ancien professeur de droit pénal dans des cartons, enfouis dans le sous-sol d’une résidence familiale des Cévennes. « Abîmé par le temps, il n’était pas couvert de poussière, preuve qu’il avait été feuilleté comme un album de souvenirs. Il avait eu sa place dans la famille, en tenant son rôle d’objet vivant parmi les vivants », a restitué Stéphanie Boissard, chargée de la recherche et de la documentation du mémorial d’Izieu.
Unique exemplaire ressurgi du passé connu à ce jour, l’album de Nuremberg a été restauré, numérisé et reproduit à dix exemplaires en fac-similé, grâce à une aide du consulat des Etats-Unis de Lyon. L’objet, rarissime, va désormais intégrer la collection du Musée-mémorial d’Izieu, dont une partie traite précisément de la justice internationale.
Legs exceptionnel
En plus de l’album photographique, les enfants et petits-enfants d’Henri Donnedieu de Vabres ont décidé de verser à Izieu l’intégralité des archives personnelles de l’ancien juge français de Nuremberg, dont ses notes manuscrites, et les vingt et un volumes de retranscription officielle des audiences. « La confiance des familles nous honore et nous oblige. La richesse de ces archives ouvre de grandes perspectives de recherches. Le mémorial tend les bras aux étudiants et aux chercheurs pour que vive la mémoire », confie Dominique Vidaud, directeur du Musée-mémorial d’Izieu.
Le legs exceptionnel de l’album de Nuremberg s’ajoute au versement de douze cartons d’archives du juge Robert Falco, qui fut le suppléant d’Henri Donnedieu de Vabres. Exclu de la magistrature en 1940 par les lois antijuives de Vichy, sans protestation de la part de ses collègues, Robert Falco s’est vu nommer, en 1945, à la table de la Conférence de Londres, représentant la France pour négocier les conditions du procès de Nuremberg.
Homme de culture, le juge suppléant a noté toutes ses impressions d’audience sur des carnets, alors que son épouse réalisait des croquis. Cette documentation, d’abord confiée à l’avocat lyonnais Guy Bermann, partie civile au procès de Klaus Barbie à Lyon, a été transmise en 2011 au musée niché dans les montagnes du Bugey, grâce à l’entremise du bâtonnier Ugo Iannucci.
Durant l’été, ce sont les archives de Delphin Debenest, un autre magistrat français de Nuremberg, qui ont été données au Musée-mémorial d’Izieu. Arrêté en pleine audience à Poitiers, en 1944, le magistrat a été déporté et interné durant neuf mois au camp de Buchenwald. A son retour, il constate que tous ses collègues ont été promus durant son absence. A la Libération, la chancellerie choisit de nommer cet authentique résistant dans l’équipe du procureur français à Nuremberg. « Delphin Debenest avait une trajectoire exemplaire. Il a incarné les motifs centraux de l’accusation française, en avançant la thèse de la culpabilité collective des Allemands, en désaccord avec les Anglais et les Américains », a rapporté lors du colloque Matthias Gemählich, chercheur à l’université Gutenberg de Mayence.
Réticences soviétiques et américaines
Feuilleter l’album de Nuremberg, c’est revisiter les enjeux géopolitiques du premier tribunal pénal international de l’histoire judiciaire. Désireuse de promouvoir la notion de crime contre l’humanité, pour juger à sa mesure la motivation raciale de l’entreprise nazie de destruction massive, la délégation française se heurtait aux réticences des Soviétiques, autant que des Américains.
Les premiers étaient peu portés sur l’analyse collective des crimes nazis, qui risquait de mettre en cause les fondements de leur régime dictatorial. En nommant à Nuremberg Robert Jackson, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, les seconds ont, de leur côté, soigneusement bordé le terrain juridique, sans dépasser la « color line ». « Les juristes américains ont accompli un patient travail de limitation, voire de neutralisation des crimes raciaux », a exposé Guillaume Mouralis, directeur de recherche au CNRS. Pour une raison simple : les lois raciales sévissaient encore dans leur pays, et une justice internationale trop entreprenante risquait de se retourner contre eux ! Les Américains ont imposé la notion de « complot » et de « plan concerté » pour juger les nazis, crime de rang supérieur, plus difficile à établir, auquel le crime contre l’humanité restait subordonné.
En ouvrant l’album de Nuremberg, l’histoire des enfants d’Izieu revient en mémoire. Soucieux d’imputer aux nazis le crime contre l’humanité, Edgard Faure a brandi au procès le télex envoyé de Lyon le 6 avril 1944 par Klaus Barbie, revendiquant la rafle des 44 enfants juifs, déportés et exterminés, avec leurs six éducateurs. Preuve irréfutable de l’assassinat d’innocents en raison de leur appartenance religieuse, la rafle d’Izieu a marqué Nuremberg, et Nuremberg a permis la mémoire d’Izieu.
Le télex, retrouvé par l’avocat Serge Klarsfeld, a constitué une preuve du crime contre l’humanité imputé à Klaus Barbie, condamné à Lyon en 1987. Le procès du chef de la Gestapo lyonnaise a redonné noms et visages aux enfants d’Izieu, ce qui a conduit à l’élaboration du Musée-mémorial, inauguré en 1994. Et c’est désormais dans l’Ain que les pages de Nuremberg continuent de se tourner.
Au colloque des 75 ans du procès de la ville allemande, les intervenants se sont interrogés sur les lenteurs de la justice internationale, citant des exactions sans réponse judiciaire. « Les Etats qui ont créé le système de 1945 ont perdu la volonté de poursuivre leur œuvre », a alerté Philippe Sands, essayiste et avocat à la Cour pénale internationale de La Haye.