Bari Weiss, la journaliste, qui avait démissionné avec fracas du « New York Times », alerte sur l’aveuglement, notamment à gauche, face à la remontée de l’antisémitisme.
C’est un puissant cri d’alarme contre un « mal ancestral » – selon les mots de Delphine Horvilleur en préface -qui ne cesse de ressurgir. Dans Que faire face à l’antisémitisme ? (Robert Laffont), Bari Weiss analyse les différentes souches du fléau, et s’indigne du déni qui entoure son retour en force dans l’actualité. L’année dernière, cette brillante journaliste, « centriste penchant à gauche », avait démissionné avec fracas du New York Times, dénonçant un climat de censure grandissant chez les progressistes. Entretien.
L’Express : En 2018, une fusillade dans une synagogue de Pittsburgh – la ville où vous avez grandi – faisait 11 morts. Vous écrivez que cette tragédie a complètement changé votre regard sur votre pays. En quoi ?
Bari Weiss : Les Américains du XXIème siècle sont comme habitués aux tueries de masse : il y a eu Columbine, Las Vegas, et tant d’autres. Les morts finissent par être une statistique. L’attentat de Pittsburgh, parce qu’il avait lieu à un endroit que je connais par coeur, où vit encore ma famille, m’a réveillée de cette torpeur très américaine face à ces massacres. C’est le premier point.
Ensuite, et sans doute cela apparaîtra-t-il comme naïf à des juifs européens, mais comme beaucoup de juifs américains, j’ai été élevée dans le mythe selon lequel l’Amérique serait en quelque sorte inoculée face au virus de l’antisémitisme. Aux États-Unis, notre péché originel, est l’esclavage et le racisme envers les Noirs. En Europe, le péché originel est la haine des juifs et les meurtres rituels. L’idée que l’antisémitisme s’ancre aux États-Unis, qu’il soit plus qu’une théorie conspirationniste à la marge, m’avait toujours paru impensable. Le matin de la tuerie de Pittsburgh, j’ai commencé à comprendre que la place des juifs avait changé dans ce pays. Bien sûr, j’avais déjà été confrontée à de l’antisémitisme par le passé. Mais à l’époque, j’étais embarrassée pour les antisémites que je rencontrais : j’avais l’impression qu’ils n’avaient pas compris ce qu’était réellement ce pays. Aujourd’hui, mon regard a changé.
Diriez-vous qu’on est passé d’un antisémitisme de « parole » à quelque chose qui peut potentiellement frapper ou tuer ?
Quand je voyageais en Europe, j’étais choquée de voir que tous les endroits de la communauté juive – les synagogues, les écoles, les centres culturels – devaient être protégés. Les lieux religieux ressemblent à des forteresses ! Mais aujourd’hui, aux États-Unis, nous nous habituons aussi à cela. Il n’y a pas un « endroit juif » où je me rends pour faire une conférence dans lequel il n’y a pas un détecteur à métal et souvent des personnels de sécurités armés. Je ne suis pas certain que les membres d’autres minorités religieuses dans ce pays réalisent à quel point c’est devenu désormais le quotidien des juifs.
Vous décrivez l’antisémitisme actuel comme une hydre à trois têtes : un antisémitisme de l’extrême droite, un antisémitisme de l’extrême gauche, et un antisémitisme de l’islam radical…
L’antisémitisme de l’extrême droite est sans comparaison le plus létal dans mon pays. Le tueur de Pittsburgh expliquait sur les réseaux sociaux que tous les juifs devaient mourir, et il avait spécifiquement choisi cette synagogue, parce qu’en accord avec les prescriptions bibliques, les membres de cette communauté avaient organisé de l’aide pour les réfugiés. Le seul « mérite » de l’antisémitisme d’extrême droite, si je puis m’exprimer ainsi, est qu’il est explicite. Il n’y a pas besoin d’un débat talmudique pour savoir ce que signifie « tous les juifs doivent mourir »…
A l’inverse, l’antisémitisme de l’extrême gauche, est rusé. Il se masque derrière le langage de la justice sociale, du progrès, des droits humains. Il dit « ok, vous étiez une minorité. Mais regardez-vous, vous avez réussi socialement. Donc vous êtes une fausse minorité ; de fausse victimes ». Comme l’écrasante majorité des juifs sont blancs, ils rentrent dans la case de ce que l’on nomme ici « privilège blanc ». Et comme si ça ne suffisait pas, c’est encore « aggravé » par le fait qu’ils sont associés à Israël, considéré par cette gauche comme le dernier bastion colonialiste.
C’est ainsi la double peine. Nous avons, côté extrême gauche, l’idée que les juifs ne sont pas simplement des Blancs qui devraient ressentir de la « culpabilité blanche », mais d’une certaine façon, des « super-Blancs » qui ont une super-culpabilité. Et de l’autre côté, versant extrême droite, l’idée que les juifs sont la plus grande ruse du Diable, car ils semblent blancs, mais sont des suppôts libéraux et cosmopolites pour les personnes de couleur.
Dans cette folle logique raciale, les juifs ne seraient ainsi pas assez « blancs » pour les identitaires d’extrême droite, et trop « blancs » pour ceux à l’extrême gauche ?
C’est une façon merveilleuse de résumer cela. Aux Etats-Unis, la grille de lecture est raciale. C’est le langage actuel de ce pays. Nous ne sommes assez « purs » pour aucun des deux camps. Mais les juifs ont déjà expérimenté de ce genre d’étau dans de nombreux pays au cours de l’histoire.
Y a-t-il des différences de traitement médiatique vis-à-vis de ces différents types d’antisémitisme ?
Je l’ai vu de mes yeux, notamment quand j’étais au New York Times. Dans la logique binaire de l’idéologie woke qui s’est emparée de tant d’institutions américaines, vous êtes soit une victime ou un bourreau, un opprimé ou un oppresseur, un privilégié ou un exploité. Sauf qu’il est compliqué de placer les juifs dans ces catégories simplistes. Pour une idéologie qui enferme les gens dans les cases, nous sommes très frustrants. Quand un acte antisémite est commis par un suprémaciste blanc du genre à porter une torche et une casquette rouge « Make America great again », moralement, la situation est claire. Il y a un oppresseur et une victime. Pour cette gauche, il a ainsi été facile de condamner l’attaque de la synagogue à Pittsburgh.
En revanche, l’édito que j’ai écrit pour le New York Times à la suite d’un Hanouka particulièrement violent en 2019, n’est jamais paru. A Monsey, dans l’Etat de New York, la résidence d’un rabbin a été attaquée. Des juifs se sont barricadés derrière une porte, et l’une des victimes a succombé à ses blessures. C’était une scène digne d’un pogrom dans l’Europe de l’Est. Un supermarché cacher a aussi été attaqué dans le New Jersey, faisant quatre morts. Les assaillants étaient des afro-américains liés aux « Hébreux noirs » (un mouvement qui considère que les Noirs sont les descendants des Israélites de l’Ancien Testament NDLR), qui n’est qu’un groupe haineux. Je me suis rendue sur le lieu des violences le jour suivant, il n’y avait aucun vigile, pas de fleurs en hommage, simplement les juifs de cette communauté nettoyant les débris de verre et me montrant les multiples impacts des balles. Comparez ça à Pittsburgh, qui a suscité une indignation nationale : la différence de traitement était flagrante. Pourtant, la vie des juifs devrait compter pour tout le monde, qu’importe l’identité des agresseurs.
Vous voulez dire que quand il provient d’une autre « minorité », l’antisémitisme n’est pas considéré comme grave ?
Il suffit de songer à Louis Farrakhan (leader de l’organisation Nation of Islam NDLR), l’un des pires et plus anciens antisémites en Occident. L’année dernière, il a été invité par le rappeur P Diddy lors de notre fête nationale pour faire un discours sur sa chaîne de télévision, Revolt TV. Tamika Mallory, l’une des principales organisatrices de la Marche des femmes en 2017, et qui figure dans une publicité pour Cadillac, a elle aussi posé avec Farrakhan…
Vous citez dans le livre Ilhan Omar, représentante démocrate du Minnesota et première femme voilée élue au Congrès. Celle-ci a multiplié des propos jugés antisémites. Selon vous, il est très difficile, pour la gauche identitaire, d’admettre que quelqu’un victime de racisme peut lui-même entretenir des préjugés racistes…
Ilhan Omar est la cible de menaces de mort et de propos haineux épouvantables, provenant essentiellement de l’extrême droite. Mais elle-même alimente – les exemples sont nombreux – de vieux préjugés complotistes sur un supposé pouvoir juif. En 2012, elle tweetait par exemple qu’ « Israël a hypnotisé le monde ».
Si vous adhérez à une vision du monde binaire dans laquelle on classe les personnes entre victimes et oppresseurs, si vous ne réfléchissez pas en termes d’individualités, mais qu’avec des groupes identitaires en fonction de la race, du genre ou de l’orientation sexuelle, cela devient impossible de cerner la complexité des êtres humains. Dans certains cas, une même personne peut être la victime, et dans d’autres l’agresseur. C’est pour cela que cette idéologie woke est à l’opposé de l’humanisme. Elle refuse non seulement la complexité au sein d’une personne, mais même la possibilité de changement et d’évolution. Vous seriez définis à jamais par les caractéristiques de votre naissance.
Depuis la publication de votre livre, la situation ne semble avoir qu’empiré. Selon un sondage du Brandeis Center, plus de la moitié des étudiants de fraternités juives aux Etats-Unis disent avoir ressenti le besoin de cacher leur identité dans un cadre scolaire. En 2020, selon le FBI, plus de la moitié des violences haineuses à motif religieux concernaient les juifs, alors que ceux-ci ne représentent que 2% de la population…
Vous remarquerez qu’il n’y a aucune campagne de Nike, Netflix ou Facebook pour lutter contre l’antisémitisme. C’est comme si nous étions invisibles pour cette idéologie woke. Pourtant, des étudiants juifs ressentent le besoin de camoufler leur identité dans les universités, qui devraient pourtant être les bastions du libéralisme et de la liberté d’expression. En 2021, des jeunes juifs doivent ainsi cacher leur étoile de David ou leur kippa. Ils ne peuvent plus s’affirmer comme sionistes, car aujourd’hui, c’est devenu synonyme de suprématisme blanc. Voilà où nous en sommes. Combien de preuves supplémentaires faudra-t-il pour que l’opinion réalise la gravité de la situation ? Depuis la sortie du livre, je n’arrive même plus à recenser tous les actes antisémites commis. C’est comme tenter de suivre un train à grande vitesse.
Comment réagissent les juifs américains face à ces évolutions de la gauche progressiste ?
Une partie de la communauté juive aux Etats-Unis est nostalgique de l’alliance des années 1960, quand le rabbin Abraham Joshua Heschel manifestait aux côtés de Martin Luther King. Les juifs américains se sont mobilisés pour les droits civiques, certains y ont laissé leur vie. Nous sommes fiers de ces engagements.
Mais en temps, il faut aussi réaliser que quand nous tendons la main à d’autres minorités, la réciproque n’est pas toujours garantie. L’attentat de Pittsburgh avait provoqué une mobilisation sincère et puissante des autres groupes religieux. Le Pittsburgh Post-Gazette avait même publié en Une les mots en araméen du Kaddish. C’était courageux. Mais trop souvent, on sent une réticence d’autres communautés à pleinement compatir face aux actes antisémites. Je pense qu’il faut que nous arrêtions de nous contenter de ces miettes. Il est temps pour les juifs de se lever et de dire tout haut, à ceux qui se soucient de démocratie et de liberté de croyances, qu’il faut les soutenir fermement. Parce que défendre les juifs face à l’antisémitisme, c’est aussi défendre les valeurs du libéralisme. Quand ce virus se répand dans une société, c’est le symptôme de l’affaiblissement de son système immunitaire.
Vous évoquez les meurtres d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi ou de Muriel Knoll, et les réticences en France à reconnaître les mobiles antisémites de ces crimes…
L’affaire Sarah Halimi m’a notamment estomaquée. On a entendu l’assassin crier « Allah Akbar » et « sheitan ». Il a avoué que la vision d’une Torah et d’un chandelier à sept branches chez la victime l’avait « oppressé ».
Combien de preuves supplémentaires fallait-il ? Et après cela, le meurtrier a été déclaré pénalement irresponsable, simplement parce qu’il avait fumé de l’herbe. C’est de la pure folie ! Quel déni…
Vous citez des données qui montrent un niveau bien plus élevé de préjugés antisémites chez les Européens musulmans, par rapport au reste de la population. Est-ce un tabou ?
Il faut pouvoir reconnaître que ce n’est pas une mode, mais un phénomène avec des racines profondes. Ceux qui expliquent que ce ne serait là que le symptôme d’une frustration sociale chez des personnes vivant dans des banlieues pauvres se trompent lourdement. Malheureusement, l’antisémitisme dans le monde musulman s’ancre dans toute une histoire théologique. Par ailleurs, il faut aussi pouvoir reconnaître que des réfugiés qui fuient des atrocités, telle la guerre civile en Syrie, sont des victimes, mais qu’en franchissant une frontière, cela ne signifie pas qu’ils laissent derrière eux leurs préjugés culturels. Comme l’écrit Ayaan Hirsi Ali (essayiste qui a fui la Somalie NDLR) dans son nouveau livre Prey, assurons-nous que ces réfugiés arrivant dans des démocraties occidentales veuillent vraiment faire partie de cette culture libérale, qui est la meilleure protection pour des personnes comme moi et ma famille.
Des intellectuels d’extrême gauche ont cette année appelé à « la fin de l’apartheid » qui aurait lieu en Israël. Qu’en pensez-vous ?
Ces intellectuels dénoncent « l’apartheid » en Israël, alors qu’il y a des représentants palestiniens à la Knesset et que 20% de la population est arabe. Jamais vous n’entendrez ces mêmes personnes s’indigner du fait qu’à l’heure actuelle, il n’y a pas presque plus de juifs dans les pays musulmans.
Dans le New York Times, la romancière Dara Horn a rappelé que le dernier juif d’Afghanistan vient de fuir ce pays. Les juifs étaient présents dans tout le Moyen-Orient depuis des milliers d’années. Mais désormais, il nous apparaît tout à fait normal qu’il n’y ait plus aucun juif dans un Etat comme l’Afghanistan. En Egypte, il y a moins de 20 juifs. Ils sont encore moins nombreux en Irak, alors qu’un tiers de la population de Bagdad était juif. Dans la région, la plus grande communauté juive se retrouve en Iran, avec 8500 personnes. Soit moins que le nombre de juifs dans l’Alabama…
« Quand la liberté et la démocratie prospèrent, les juifs s’épanouissent aussi »
En France, Eric Zemmour est en train de grimper dans les sondages avec un discours radical. Il a notamment rendu visite à Viktor Orban, qui, écrivez-vous dans le livre, « encourage le révisionnisme historique »…
Nous vivons la plus grande transformation technologique dans l’histoire humaine. Et nous ne voyons que le début des effets du numérique. Cela a détruit le centre politique, et nous mène de plus en plus vers un choix binaire, entre d’un côté les populistes nationalistes, et de l’autre ceux de l’extrême gauche. Cette polarisation et radicalisation ne sont une bonne nouvelle pour personne, et encore moins pour les juifs. C’est une règle de base : quand la liberté et la démocratie prospèrent, les juifs s’épanouissent aussi. Quand on favorise la dignité individuelle plutôt que de se focaliser sur des groupes identitaires, c’est une bonne chose pour les juifs. Dans l’histoire, il y a ainsi un lien évident entre ces fondements du libéralisme politique et la sécurité des juifs.
C’est pour cela qu’il faut nous protéger, car c’est aussi une façon de vous protéger vous-mêmes. Toutes les sociétés dans lesquelles les juifs ont été éradiqués et massacrés ont elles-mêmes fini par disparaître. Je suis préoccupée par cette question de l’antisémitisme parce que je suis une juive qui suis fière de l’être, et que je me soucie de la sécurité de ma famille et de ma communauté. Mais je combats encore plus l’antisémitisme parce que je suis vraiment attachée à la démocratie libérale.
Propos recueillis par Thomas Mahler et Anne Rosencher