Avec « Le Typographe de Whitechapel », la romancière, éditrice et traductrice Rosie Pinhas Delpuech conte le destin singulier de Yossef Haïm Brenner, un des écrivains à l’origine de l’hébreu moderne. L’autrice participe ce samedi 21 octobre au Salon du livre en ville de Genève.
1904. Yossef Haïm Brenner arrive à Londres. C’est lui, « Le Typographe de Whitechapel », personnage historique bien réel, protagoniste de Rosie Pinhas-Delpuech. Brenner arrive de Biélorussie. Il voit, vit, partage, décrit, la misère inimaginable des sous-prolétaires juifs de l’East Side. Qui crochètent des haillons au milieu des cadavres de chiens. Cousent 15 ou 18 heures par jour dans des sweatshops, des « ateliers de sueur ». Leur dénuement est complet. Ils n’ont même pas… une langue à eux.
Inventer un hébreu moderne
C’est pour eux que Brenner veut réinventer l’hébreu. Un hébreu moderne. Un hébreu qui vive au présent. Un hébreu arraché à la Torah et au Talmud. Un hébreu qui puisse dire le réel. Un hébreu qui puisse nommer les réalités les plus simples de la vie – dire le nom de fleurs que les textes sacrés n’ont pas songé à nommer; lancer « Passe-moi le beurre! » ou « On fait l’amour? » Un hébreu qui ne soit pas une langue sacrée. Pas une langue religieuse. Un hébreu qui soit… une langue. Simplement une langue.
Rosie Pinhas-Delpuech raconte Brenner. Dans la pauvreté de Londres, ses rencontres avec d’autres hébraïsants. Son départ pour la Palestine, ses tentatives de devenir agriculteur – la caillasse lui résiste plus encore que la langue pierreuse de Moïse.
Tout comme Brenner travaille à « arracher l’hébreu à la bouche de Dieu » pour en faire une langue humaine, Rosie Pinhas-Delpuech veut arracher Brenner au récit épique du sionisme. Elle veut faire entrer l’histoire de Brenner et des miséreux juifs de Whitechapel dans le récit de tous les apatrides, de tous les misérables, de tous les sans-langues.
Des morceaux de vies réelles
Pour ce faire, l’écrivaine-traductrice ne choisit ni le roman historique, ni la biographie. Elle ramasse comme des cailloux des morceaux de vies réelles. Les rapproche de souvenirs personnels. Médite sur les langues, leur texture, leur histoire. Sur l’hébreu, mais aussi sur le yiddish, cette langue-maman, son érotisme subtil – pourquoi n’est-ce pas tout naturellement le yiddish, langue des juifs d’Europe, qui devait servir de langue à ces déclassés?
Elle traduit des passages de Brenner. Cite longuement Philip Roth. Invite Jack London (qui dans les mêmes années décrit avec les mêmes mots que Brenner la même misère – celle des… Irlandais de l’East Side). Ecoute Aharon Appelfeld, Saul Bellow. Commente à son tour la Torah. Regarde des Latinos étaler sous un pont leur misère à eux (quelques loques, une poignée de valise, une chaussure sans lacet).
Fantasme une rencontre fictionnelle entre Brenner et Freud – leurs bras s’effleurent. Evoque un trajet en bus à Tel-Aviv, où les noms des rues, des places, des stations, (« Place des Tués de Babylone »), l’arrêt « Herzl » mêlent dans la lumière des réverbères et la trépidation urbaine le temps biblique et l’histoire moderne, tandis que dans le bus résonnent, comme une symphonie babélienne, les langues de l’immigration clandestine en Israël, érythréenne, philippine, soudanaise…
Comme un tissu serré et souple
Rosie Pinhas-Delpuech tisse ensemble ces fils problématiques, les ravaude, compose son essai comme un tissu serré et souple. Ce tissu, c’est aussi celui de sa vie à elle. Née en 1947 en Turquie dans une famille judéo-espagnole où l’on parlait turc, allemand, français. Où son père décidera que la famille a besoin d’une langue qui soit sa colonne vertébrale – et choisira le français. Rosie Pinhas-Delpuech ira étudier à Paris. Découvrira plus tard l’hébreu.
Elle est aujourd’hui l’une des principales traductrices en français de la littérature contemporaine en hébreu. Sa vie est tissée de tant d’histoires, de tant d’écritures, de tant de langues… Elle écrit comme elle pense. Comme elle est.
Francesco Biamonte